n° 72 | Exposer la Grande Guerre au musée-mémorial national australien | Romain Fathi

     Romain Fathi étudie la Grande Guerre et les pratiques commémoratives. Il nous invite à réfléchir sur la façon dont l’Australie a mis en place une mission pour célébrer l’arrivée du corps australien et néozélandais dans les Dardanelles en avril 1915, date sacrée jour de naissance de l’Australie. En écartant les Aborigènes et la colonisation britannique peu glorieuse, le pays construisait une histoire édifiante et se dotait de son lieu de mémoire à Canberra :  l’Australian War Memorial [AWM].

     Cette observation des collections nous renseigne sur tout ce qui a servi la célébration de l’idéal type du bon soldat australien plus grand et plus fort que tous les autres — gardien de la nation au sens le plus ancien du terme.

Laurence Bertrand Dorléac

Exposer la Grande Guerre au musée-mémorial national australien -
le refus de la modernité au service de la fondation d'origines sacrées

Romain Fathi

           Le 25 avril 1915, l’Australian and New Zealand Army Corps (ANZAC), c’est-à-dire le corps australien et néozélandais de l’armée britannique, débarque parmi des troupes alliées à Gallipoli, dans les Dardanelles. Ce jour fut vécu par les contemporains australiens comme celui de la naissance de l’Australie1, lorsque leurs hommes se battirent aux côtés de soldats de grandes nations et versèrent leur sang. Bercée par un militarisme edwardien2, la population de l’époque considérait que les nations se formaient dans la guerre et la Grande Guerre a constitué l’opportunité d’établir un récit national mettant de côté les Aborigènes et la colonisation britannique qui avait utilisé l’île comme pénitencier. L’Australie allait enfin pouvoir écrire une histoire dont elle pourrait être fière et dont elle s’enorgueillit encore aujourd’hui, à grands coups de politiques mémorielles3 qui ont eu pour effet de déréaliser la Grande Guerre et d’héroïser le soldat australien.

Fig. 1. Cour principale de l'Australian War Memorial et sa Pool of Reflection, fontaine du souvenir. Photo : Romain Fathi

Fig. 1. Cour principale de l’Australian War Memorial et sa Pool of Reflection, fontaine du souvenir. Photo : Romain Fathi

Pour immortaliser l’événement fondateur qu’est la guerre de 14-18, l’Australie met en place une section dont la mission consiste à collecter les traces de son engagement dans le conflits4. Tout est scrupuleusement rassemblé, consigné et répertorié : les photographies, journaux de marche, écrits, ordres, archives cinématographiques, trophées de guerre et autres preuves de la présence australienne dans le conflit sont rapatriés vers l’Australie. L’objectif est alors de créer un musée national pour commémorer les morts et exposer la Grande Guerre : l’Australian War Memorial [AWM]. Celui-ci doit être construit dans la capitale, Canberra, qui n’était alors pas encore sortie de terre. Il s’agit également de donner à voir la guerre dans un pays qui en avait été protégé par la distance. Après quelques expositions de préfiguration à Melbourne et Sydney et de nombreux retards, le musée-mémorial ouvre ses portes en 1941.

Régi par un acte du Parlement, l’AWM est, dès son origine, une institution du gouvernement financée par ce dernier5.  Initialement conçu pour commémorer les morts de la Première Guerre mondiale et présenter l’engagement des troupes australiennes par le biais d’un musée en son sein, le mémorial voit ses statuts modifiés lors de la Seconde Guerre mondiale pour prendre en charge la commémoration de tous les conflits ultérieurs. Or, cette nouvelle mission est rendue difficile par le fait que les corps des soldats se trouvent à l’autre bout du monde, les soldats australiens morts pendant la Grande Guerre n’ayant pas été inhumés en Australie6. Au sortir du conflit, le deuil des familles est d’autant plus éprouvant qu’elles ne peuvent pas se recueillir sur la tombe de leurs disparus ; partir en pèlerinage sur les sépultures était financièrement impossible pour la grande majorité de ceux qui avaient perdu l’un des leurs7.  Le mémorial se veut donc un lieu de substitution.

Fig. 2. Un des panneaux de vitraux commémoratifs du Hall of Memory du Mémorial réalisés par Nappier Waller. Photo : Romain Fathi

Fig. 2. Un des panneaux de vitraux commémoratifs du Hall of Memory du Mémorial réalisés par Nappier Waller. Photo : Romain Fathi

Parmi tous ses dispositifs commémoratifs, telle la fontaine du souvenir, le hall de la mémoire ou les panneaux répertoriant les noms des soldats, ce sont véritablement les collections du musée qui remplissent le mieux la fonction commémorative qui lui échoit. Ces collections représentent les soldats Australiens de la Grande Guerre et illustrent ce que les Australiens appellent eux-mêmes la légende des Anzacs. Pour recruter des volontaires, justifier de l’engagement dans le conflit alors même que la nation se divise, la propagande de guerre orchestre la fabrication d’un idéal type du soldat australien et c’est cet idéal type qui est encore présenté à l’AWM et constitue la légende des Anzacs8.

D’après cette légende, le soldat australien est plus grand, plus fort et meilleur que les autres car le climat de son pays et son environnement auraient fait de lui un guerrier né. Égalitaire, il prend soin de ses camarades et fait preuve de ressources en toute situation. La liste de ses qualités, souvent éloignées de la réalité comme l’historiographie l’a démontré, ne sert pas qu’à la mobilisation et au maintien du moral et de l’effort de guerre de la population9. En effet, la légende des Anzacs et leurs épiques batailles se muent en récit national dominant dès le début du conflit.
Pour incarner cette légende, le mémorial passe commande, dès les années 1920, auprès de nombreux artistes de toiles, statues, vitraux ou encore maquettes destinés à mettre en récit les objets et à proposer une certaine vision du conflit. Alors que l’Europe rompt, par ce conflit même, avec une certaine représentation de la guerre mâle et héroïque, celle du corps redressé10,  l’Australie voit en ce conflit l’occasion de construire son récit des origines et opère presque une contre-révolution artistique pour le représenter. L’Europe déchirée accouche de Dix, de Léger, de Nash, de Nevinson et de bien d’autres – et des contributions sans précédent qu’ils apportent à l’art – le mémorial, lui, commande et exige des formes d’expression classiques, voire rebattues, et martiales. Il donne ainsi le ton pour la représentation des Anzacs en Australie11.  La Grande Guerre devient l’Iliade australienne et doit être représentée en respectant certains canons dignes de la fondation d’un récit national. Les tableaux sont donc ceux des grandes batailles, les statues représentent des corps musclés et idéalisés et les dioramas, une guerre déréalisée, d’un autre temps12.

En effet, si les collections permanentes de l’AWM dédiées à la Grande Guerre sont d’une facture remarquable, pour un visiteur européen, elles représentent bien plus les guerres du XIXe siècle que la guerre moderne et industrielle que fut la Grande Guerre. C’est que le corps ne peut rien face à l’obus ; or, le soldat australien est un héros et, pour le représenter comme tel, de nombreux aspects de la guerre sont passés sous silence pour pouvoir exprimer une guerre glorieuse n’atteignant pas le corps des Anzacs. Que ce mode d’exposition soit choisi au sortir de la guerre, cela peut se comprendre pour un mémorial visité par des familles endeuillées. Cependant, encore aujourd’hui, la collection n’est pas historicisée comme une construction visant à établir un récit national alors même que les archives sont claires sur ce point13.  En somme, le tournant radical vécu par les belligérants européens, tant sur le plan des combats et de leurs conséquences que sur le plan de leur représentation artistique, est nié par les instances officielles australiennes pour établir un récit national.

Fig. 3. Le Roll of Honour de l'Australian War Memorial commémorant chaque Australien mort à la guerre. Photo : Romain Fathi

Fig. 3. Le Roll of Honour de l’Australian War Memorial commémorant chaque Australien mort à la guerre. Photo : Romain Fathi

La recette européenne, établie au XIXe siècle, de la nation moderne – celle dotée d’une barde ossianesque et donc d’une histoire épaisse et ancienne –14,  est appliquée par l’Australie qui, un siècle plus tard, se crée ses origines. Cependant, la modernité de la Grande Guerre ne se prête pas à cet exercice classique et la réalité s’en trouve déformée. À l’Australian War Memorial, les traumas de guerres n’ont pas leur place, les maladies vénériennes non plus, encore moins les blessures dégradantes. Les dimensions industrielle et technique de la guerre sont écartées au profit des qualités du soldat australien héroïque et chevaleresque, qualités convoquées pour définir les valeurs nationales. L’art a donc été mis au service de la création de cette identité, bien plus imaginée que vécue et, a dû évacuer la modernité du conflit en mettant en valeur des corps d’Apollon dessinés à la mode des peintures héroïques militaires du XIXe siècle, tout en y intégrant des références classiques et antiques. En effet, Gallipoli, proches des ruines de Troie, tout comme les engagements militaires australiens au Moyen-Orient et le stationnement des troupes australiennes en Égypte en 1915, ont permis d’intégrer l’Australie à l’histoire de l’humanité et ainsi, de l’anoblir.

Aujourd’hui, l’AWM est le musée le plus visité d’Australie et continue toujours d’influencer le ton de l’histoire militaire du pays. Si la légende des Anzacs connaît une traversée du désert à partir de la fin des années 1950 et des remises en question significatives lors de la guerre du Vietnam, elle est repolitisée et actualisée dès la fin des années 1980. Depuis les gouvernements Howard (1996-2007), elle est redevenue le mythe national dominant, laissant peu de place aux Aborigènes et aux « nouveaux Australiens » d’Asie ou d’Europe n’ayant pas de racines dans l’Australie blanche britannique protestante et monarchiste. Et, même au sein de cette catégorie, la légende des Anzacs laisse finalement peu de place aux femmes. À l’aube du centenaire, cette « religion civile15 »,  si populaire, offre des opportunités commerciales impressionnantes pour une industrie de l’Anzac regorgeant d’idées pour vendre la légende16  dans un climat très patriotique, voire nationaliste17.
Les origines sacrées et leurs combattants seront donc célébrés en grande pompe lors de ce centenaire pour lequel l’Australie semble bien être en tête des dépenses publiques et privées consacrées aux commémorations18.

Notes

1 Martin Crotty, « 25 April 1915 : Australians Troops Land at Gallipoli : Trial, Trauma and the “Birth of the Nation” », in Turning Points in Australian History, Martin Crotty et David Roberts (eds.), University of New South Wales Press, Sydney, 2009, p. 113.

2 Henry Reynolds, « Are Nations Really Made at War? » in What’s Wrong With Anzac? The Militarisation of Australian History, Marilyn Lake and Henry Reynolds (eds.), University of New South Wales, Sydney, 2010, p. 32-36.

3 A paraître, Romain Fathi, « La Grande Guerre de l’identité nationale : mémoire, politique et politiques mémorielles en Australie des années 1980 à nos jours » in Guerres Mondiales et Conflits Contemporains.

4 Les archives de l’Australian War Records Section sont conservées au mémorial sous la côte AWM224.

5 Voir The Australian War Memorial Act 1980 qui intègre les versions précédentes de l’acte.

6 Si ce n’est pour le général Bridges inhumé en 1915 et le soldat inconnu Australien, en 1993.

7 Bruce Scates, Return to Gallipoli: Walking the Battlefields of the Great War, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 64. Sur la problématique du deuil et de la distance, voir: Bart Ziino, A Distant Grief: Australians, War Graves and the Great War, Crawley, W.A.: UWA Press, 2007.

8 Sur cet idéal type, se référer à Graham Seal, Inventing the Legend. The Digger and National Mythology, Queensland, University of Queensland Press, 2004 et Dale Blair, Dinkum Diggers: an Australian Battalion at War, Melbourne, Melbourne University Press, 2001.

9 Pour appréhender cette historiographie, on pourra se référer aux notes et ouvrages référencés dans: Craig Stockings (ed.), Zombie Myths of Australian Military History, Sydney, University of New South Wales Press, 2010 ou, Craig Stockings (ed.), Anzac’s Dirty Dozen: 12 Myths of Australian Military History, Kensington, N.S.W.: NewSouth Pub., 2012.

10 Stéphane Audoin-Rouzeau, Combattre. Une anthropologie historique de la guerre moderne (XIXe-XXIe siècle), Paris, Seuil, 2008, p. 275.

11 Ainsi les productions de Bowles, Coates, Gilbert, McCubbin ou encore Septimus Power. Dyson est une exception notable encore que ses œuvres les plus originales ne soient pas présentées dans les collections permanentes.

12 Romain Fathi, Représentations muséales du corps combattant de 14-18. L’Australian War Memorial de Canberra à travers le prisme de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne, Paris, l’Harmattan, 2013, particulièrement les chapitres 2, 3 et 4.

13 Ibid., p. 27.

14 Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales. Europe XVIIIe-XIXe siècle, Paris, Seuil, 1999, p. 43 et passim.

15 Kenneth Inglis, Sacred Places. War Memorials in the Australian Landscape, Melbourne, Melbourne University Press, 2008 [1998], 433 et passim.

16 James Brown, Anzac’s Long Shadow. The Cost of Our National Obsession, Collingwood, Redback, 2014, p. 17.

17 James Curran, The Power of Speech. Australian Prime Ministers Defining the National Image, Melbourne, Melbourne University Press [2004] 2006, Chapter 6, pp. 316-356.

18 James Brown, op. cit., p. 20.

  Bibliographie

Voici une très brève bibliographie donnant quelques points d’accès à un champ d’investigation très vaste, celui de l’identité australienne et de son lien à l’Anzac. Organisé en différents thèmes, cet aperçu propose quelques livres ou articles clefs qui permettront l’accès à des bibliographies plus thématiques et bien plus étoffées.


L’Australie dans la Grande Guerre

Joan BEAUMONT, Broken Nation: Australians and the Great War, Crows Nest NSW, Allen & Unwin, 2013.

Joan BEAUMONT, Australia’s War, 1914-18, St Leonards NSW, Allen & Unwin, 1995.

Mythologie de l’Anzac et naissance de la nation

Martin CROTTY, « 25 April 1915: Australians Troops Land at Gallipoli: Trial, Trauma and the “Birth of the Nation” », in Turning Points in Australian History,

Martin CROTTY et David ROBERTS (eds.), Sydney, University of New South Wales Press, 2009.

Marilyn LAKE et Henry REYNOLDS, (eds.), What’s Wrong With Anzac? The Militarisation of Australian History, Sydney, University of New South Wales, 2010.

Craig STOCKINGS, (ed.), Zombie Myths of Australian Military History, Sydney, University of New South Wales Press, 2010.

Craig STOCKINGS, (ed.), Anzac’s Dirty Dozen: 12 Myths of Australian Military History, Kensington, N.S.W., New South Pub., 2012.


Identité nationale australienne

James CURRAN et Stuart WARD, The Unknown Nation: Australia after Empire, Melbourne, Melbourne University Press, 2010.

James CURRAN, The Power of Speech. Australian Prime Ministers Defining the National Image, Melbourne, Melbourne University Press, [2004] 2006.

Centenaire en Australie / Tourisme de tranchées australien

James BROWN, Anzac’s Long Shadow. The Cost of Our National Obsession, Collingwood, Redback, 2014.

Romain FATHI, “Connecting Spirits: The commemorative patterns of an Australian school group in Northern France”, Journal of Australian Studies, vol 38, n°3, 2014, pp. 345-359.


Mémoriaux australiens

Kenneth INGLIS, Sacred Places. War Memorials in the Australian Landscape, Melbourne, Melbourne University Press, [1998] 2008.

Guerre des histoires (History Wars)

Stuart MACINTYRE et Anna CLARK, The History Wars, Melbourne, Melbourne University Press, 2003.

Peter BROWN, « mémoire et identité nationale : la ‘guerre des histoires’ en Australie », Hermès, 2008/3, n°52, pp. 133-138.


En français

Romain FATHI, Représentations muséales du corps combattant de 14-18. L’Australian War Memorial de Canberra à travers le prisme de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne, Paris, l’Harmattan, 2013.


Romain Fathi diplômé de Sciences Po, est doctorant en cotutelle entre la France et l’Australie, à l’Université du Queensland à Brisbane, où il est installé, et au Centre d’histoire de Sciences Po. Il poursuit à présent ses recherches à l’université de Yale où il enseigne. Ses travaux portent sur l’identité nationale australienne, la Grande Guerre et les pratiques commémoratives. Romain Fathi a publié Représentations muséales du corps combattant de 14-18. L’Australian War Memorial de Canberra à travers le prisme de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne, Paris, l’Harmattan, 2013.

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