Nicholas-Henri Zmelty a soutenu une thèse remarquée (Prix du musée d’Orsay) sur l’affichomanie en France autour de 1900. Il s’intéresse ici à la presse illustrée française massivement diffusée en s’interrogeant sur ses liens puissants avec la culture d’avant-guerre du point de vue des représentations héroïques, érotiques, humoristiques.
Laurence Bertrand Dorléac
Nicholas-Henri ZmeltyLa Grande Guerre des images
Entre 1914 et 1918, la presse illustrée française donne à la guerre une visibilité fortement contrastée. Nous proposons d’envisager cette production de masse à travers une grille d’analyse thématique et de nous interroger sur ses liens avec la culture d’avant-guerre. Les représentations héroïques, humoristiques et érotiques dans la presse de la Grande Guerre sont abordées ici à travers l’étude des dessins du Supplément illustré du Petit Journal, du Rire rouge et du Sourire de France. Si leurs lignes éditoriales respectives n’empêchèrent pas l’interpénétration des genres, chacun de ces trois journaux peut individuellement être considéré comme emblématique dans sa manière de traiter ces questions de l’héroïsme patriotique des soldats, de l’humour et de l’érotisme en temps de guerre.
L’expression de l’héroïsme dans le Supplément illustré du Petit Journal
Le Supplément illustré du Petit Journal s’est ainsi imposé comme l’un des principaux vecteurs d’exaltation de la noblesse des combattants français… au prix de représentations des plus mensongères. Son prix raisonnable (cinq centimes l’unité) et ses tirages hebdomadaires avoisinant le million d’exemplaires en font le journal populaire par excellence. Sa forte diffusion a nécessairement favorisé l’importance de son impact sur les consciences.
Pendant toute la durée de la guerre, ses lecteurs ont été surexposés à une multitude d’images du combat qui comptent parmi les plus stéréotypées du genre. La charge à la baïonnette et la lutte au corps à corps ont inspiré bien des scènes héroïques à Damblans, illustrateur quasi-exclusif du journal pendant les trois premières années de guerre, à ses collaborateurs et à ses successeurs. Fantasmatiques à plus d’un titre au regard des réalités nouvelles de la guerre moderne, ces images s’intègrent dans une tradition de représentation qui conditionne les attentes des lecteurs-spectateurs. Les regards de 1914 sont en effet familiarisés avec les œuvres d’art et autres images en tout genre qui, avant-guerre, célébraient la vaillance des révolutionnaires de 1792, des troupes napoléoniennes ou des soldats de la guerre franco-prussienne de 1870-1871. La Grande Guerre ne fait que dynamiser la production de représentations de ce type. Complètement irréalistes, ces images ont pour seule vocation de convaincre l’opinion du courage infaillible des combattants sur le front. Les schémas de composition sont souvent identiques, la verticalité ou la puissance oblique des masses formées par les soldats français s’opposant à l’horizontalité ou à l’effondrement informe des troupes allemandes. De nombreux tableaux de batailles ont pu servir de maître étalon, La Révolte du Caire d’Anne-Louis Girodet (1810) comptant parmi les exemples les plus parlants.
À bien regarder les dessins du Supplément illustré du Petit Journal, les soldats français qui se jettent dans la mêlée au péril de leur vie semblent invincibles. La mort, quand elle est figurée, frappe essentiellement les Allemands. Le plus souvent, les Français ne sont que blessés, parfois grièvement, mais toujours au prix d’un acte héroïque. D’une manière générale, les représentations de la mort sont assez édulcorées pour paraître sous un jour acceptable. Alors que certaines photographies publiées dans des journaux tels que Le Miroir peuvent révéler de véritables scènes d’horreur (décapitation, amputations, etc.), les atteintes innommables que les armes modernes infligent aux corps des combattants n’apparaissent pas dans le dessin de presse. Que voulait-on masquer ? Les civils, et notamment les lecteurs du Petit Journal, étaient pourtant habitués aux unes sanglantes et macabres que l’hebdomadaire publiait avant-guerre avec un goût prononcé pour le sensationnel…
Les ravages physiques provoqués par « la grande boucherie » n’ont pas non plus droit de cité dans la presse satirique, ce qui n’est pas le cas des représentations héroïques, moins nombreuses cependant que dans les journaux à grand tirage comme Le Petit Journal, L’Illustration ou Le Pays de France. La couverture du Rire rouge du 12 août 1916 peut avoir valeur d’exemple : dans une vision proche du rêve, Adolphe Willette sanctifie l’image d’un père qui, avant de monter au front, adresse à sa femme et à son enfant un salut aux allures de bénédiction. Les rapprochements évidents avec l’iconographie chrétienne du Christ bénissant, des saints et des martyrs soulignent la multiplicité des sources du dessin de guerre, y compris dans les journaux humoristiques.
Avant de traiter de la caricature au sein du Rire rouge, précisions qu’elle a aussi sa place dans les pages du Supplément illustré du Petit Journal. Cela dit, tout comme les scènes de combat ou les allégories, les dessins d’humour de ce journal sont le produit d’une seule et même matrice fantasmagorique. Demeurés à l’arrière, ses illustrateurs imaginent la guerre plus qu’ils n’en font l’expérience. Et quel que soit leur degré de connaissance des réalités du front – à supposer qu’ils aient voulu en témoigner – le Petit Journal ne pouvait guère leur servir de tribune d’expression en raison de la censure. Enfin, alors qu’avant-guerre les unes du Supplément illustré du Petit Journal relataient surtout des faits divers choisis pour leur côté sordide ou spectaculaire, durant la Grande Guerre elles renvoient plutôt à des vues ou à des idées très générales. Aux dépens d’une stricte logique d’information, les images ne servent plus à renseigner les lecteurs-spectateurs sur l’actualité mais à galvaniser le moral de l’arrière et à maintenir une tension belliciste.
Les caricatures du Rire rouge
Le dessin d’humour participe lui aussi à la mobilisation des consciences. Dans un article consacré à la caricature de guerre publié dans la Gazette des Beaux-Arts en 1921, André Blum parle d’un « art de tuer l’ennemi par le ridicule ». C’est à cette vaste entreprise de démolition par la moquerie qu’ont participés les dessinateurs du Rire rouge en prenant pour cible toutes les caractéristiques de l’identité germanique que l’on se plaît alors à rassembler sous l’appellation « Kultur ». Les mœurs, l’éducation, les femmes, la mode, la gastronomie, les arts, la politique et bien sûr le Kaiser Guillaume II et ses fils sont d’inépuisables sources d’inspiration pour les caricaturistes français.
Là encore, les schémas sont les mêmes qu’avant-guerre, seuls les bouc-émissaires changent. En 1899, un numéro spécial du journal Le Rire intitulé V’là les English !, entièrement illustré par Willette, traîne dans la boue tous les travers de celle qui est encore « la perfide Albion ». Le Rire rouge étant l’édition de guerre du Rire, l’humour de ses collaborateurs ne fait que s’adapter aux circonstances. La caricature dite de mœurs sert désormais à railler l’arrière. On ironise parfois de manière virulente sur ceux qu’on appelle les « embusqués ». La haine viscérale de l’ennemi innerve par ailleurs la presse satirique et les dessins sont parfois d’une rare violence.
Si plusieurs de ses dessinateurs se plaisent à dénoncer le bourrage de crânes pratiqué ailleurs qu’en ses pages, Le Rire rouge ne fait pourtant pas exception en la matière : la surexploitation des rumeurs concernant les supposées atrocités perpétrées par les troupes allemandes lors de l’invasion de 1914 – en particulier le mythe des enfants aux mains coupées – classe Le Rire rouge dans la catégorie des grands propagateurs de mensonges. Les dessins publiés par cejournalet ses principaux confrères comme La Baïonnette ou Fantasio recèlent une forme particulière de propagande qui pourrait être qualifiée d’autodérision patriotique. Le soldat français est en effet vanté pour sa fantaisie et son tempérament rieur qui, en définitive, le rendent supérieurs à son ennemi.
La propagande allemande utilise quant à elle ces clichés à des fins discriminatoires : les Français seraient trop insouciants, trop flemmards et finalement trop pleutres pour combattre dignement. Comme s’il s’agissait d’une opération d’autosuggestion nationale, la surreprésentation de soldats goguenards, amateurs de bons mots et capables d’ironiser sur les épreuves auxquelles ils sont confrontés a pour effet de tenir à distance voire de nier la peur et l’omniprésence de la mort. Dans les dessins du Rire rouge, l’horreur de la guerre est occultée par la force de l’humour et de la bonne humeur, deux « armes » dont les Français seraient naturellement dotés.
Les dessins érotiques du Sourire de France
Cette négation de la violence de guerre est encore plus évidente dans Le Sourire de France. Fondé en 1899, Le Sourire devient Le Sourire de France en 1917. Cette qualification patriotique tardive transforme le journal satirique en publication de charme richement illustrée en couleurs. L’érotisme agit dès lors comme un filtre fortement étanche qui empêche la guerre réelle de pénétrer les pages de l’hebdomadaire garnies d’élégantes jeunes femmes plus ou moins dénudées. Déjà présentes dans la presse avant 1914, ces figures affriolantes sont la spécialité des dessinateurs Maurice Pépin, Louis Peltier et Fabien Fabiano. Dans leur manière de traiter les corps, ces artistes se font les dignes héritiers de ceux qui, à la fin du XIXe siècle, développèrent un art de la silhouette popularisé entre autres par les affiches illustrées.
Plus classiques encore sont les « pages d’album » imprimées sur un papier légèrement plus fort que le reste du journal et destinées à être rassemblées sous la forme d’un recueil d’images érotiques. Ces dessins ne sont ni plus ni moins que des variantes d’études de nus académiques auxquels les artistes ajoutent quelques accessoires contemporains afin d’intensifier leur pouvoir fantasmatique.
Là encore, comme pour les scènes de combat du Supplément illustré du Petit Journal, il est intéressant de constater à quel point ces nus sont profondément ancrés dans une tradition iconographique ancienne. Par leurs postures et leurs attitudes, les charmantes demoiselles s’effeuillant ou se prélassant dans l’intimité de leur chambre à coucher rappellent à bien des égards les nymphes, Vénus et autres effigies qui, depuis l’Antiquité, sont autant d’odes à la beauté féminine. Dans Le Sourire de France, tout est prétexte à dévoiler la nudité : allégories, variations sur les heures du jour, scènes de toilette, d’habillage ou de déshabillage, fantaisies diverses et variées… Cet érotisme très convenu se rapproche des feuilles grivoises de la Belle Époque. On constate en effet que les dessinateurs du Sourire de France n’infléchissent qu’assez peu leur production par rapport au contexte guerrier. L’existence même de la guerre, sa présence dans le quotidien étant souvent signifiée de façon très anecdotique, sous la forme d’un simple objet comme le casque qui, une fois arboré par une ravissante effrontée, est réduit à une sorte d’accessoire de mode. Sous les coups de boutoir de l’amour, la guerre n’est plus qu’ornementale.
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