Thibault Boulvain étudie l’œuvre de Kader Attia dont le travail récent est fondamental à notre réflexion sur la mémoire des événements coloniaux et des transferts entre le continent africain et européen. A travers son travail, il pose la question de la fonction de l’art comme lieu de révélation de conflits mais aussi de résolution à la fois pour les artistes et pour les regardeurs.
Laurence Bertrand Dorléac
Thibault BoulvainThe Repair from Occident to Extra-occidental Cultures
Réinvention et reconstruction chez Kader Attia
La problématique de la « réparation » innerve l’art de Kader Attia (1970- ) depuis une quinzaine d’années maintenant. À l’origine de cet intérêt, une étoffe africaine offerte à l’artiste par l’un de ses amis, raccommodée à l’aide d’un morceau de tissu Vichy. Intrigué par ce reprisage, Attia s’est alors intéressé aux objets africains (masques, statuettes et autres éléments divers) ainsi « réparés » et conservés aujourd’hui dans les plus grands musées occidentaux. Il a alors pu constater que ceux-ci y sont soit rares, soit exposés de telle manière que leurs réparations sont largement dissimulées. Pour Attia, cette dé-monstration ou occultation est l’indice de la réelle difficulté de la communauté scientifique européenne à penser ces objets : intégrant des éléments exogènes à leur contexte de création originel (boutons, tissus ou pièces de monnaie issus de la société coloniale), ils échappent ainsi aux taxinomies rassurantes de l’histoire de l’art. La seconde étape fut, pour Attia, d’interroger la chronologie de la réception de ces objets africains en Europe et de concevoir, à partir de celle-ci, un postulat de base qui aiguille désormais son œuvre : selon l’artiste, au tournant des années 1800-1900, lorsque ces objets « réparés » arrivent en Europe où ils sont considérés comme grossiers, inachevés, informes, bâtards, l’Occident se trouve engagé dans la quête d’une forme d’idéal de perfection, formelle et esthétique, dont la Première Guerre mondiale constitue peut-être, paradoxalement, l’acmé.
Dé-figuration
Vaste installation immersive présentée lors de la dOCUMENTA (13) de Kassel, The Repair from Occident to Extra-occidental Cultures confronte les pensées et les pratiques de la « réparation » d’un continent à l’autre, d’une culture à l’autre, d’un temps à l’autre. Hanté par le spectre de la Grande Guerre, l’œuvre invite le spectateur à réévaluer le concept de perfection au prisme notamment de la question de la défiguration.
The Repair met effectivement en évidence la manière dont les travaux de « réparation » obéissent, selon les cultures occidentale et extra-occidentale, à deux logiques antagoniques. En Afrique, rappelle Attia, de la même manière que les scarifications ou les déformations corporelles relèvent de stratégies esthétiques d’achèvement d’un corps jugé imparfait, la réparation d’un objet participe à son embellissement, lui permet de renaître, lui offre un nouveau devenir. Parce qu’elle relève d’une invention de formes nouvelles, d’une réinvention de l’objet, la réparation doit être visible et affirmée dans toute sa matérialité. Dans les cultures occidentales, au contraire, l’idéal de perfection exige de la dissimuler le plus possible. Lors de la Première Guerre mondiale, souligne Attia, la chirurgie reconstructrice, qui connaît alors de grands développements, ambitionnait ainsi de gommer des faces ruinées les stigmates de la guerre. Il incombait aux chirurgiens de retrouver la figure originelle, intacte, idéale. La gueule cassée devait être réparée, le visage retrouvé, toutes les traces effacées.
Dans le rapprochement et la confrontation qu’opère Attia entre objets africains et gueules cassées réparés, l’accent est d’ailleurs mis sur l’évolution, au cours de la guerre, des techniques de réparation des corps meurtris. Ainsi l’artiste souligne-t-il que d’une forme de réparation presque « artisanale », au fond très proche de celle des objets africains, où les sutures ravinent encore les visages défigurés, où la reconstruction parfois double la défiguration, l’on est peu à peu passé à une réparation beaucoup plus subtile, plus « discrète » pour ainsi dire, comme un symbole de progrès et de modernité que démentait pourtant la barbarie des champs de bataille.
Le corps en guerre, frappé dans sa chair, mutilé intéresse Attia parce que sa défiguration est une atteinte portée à l’identité même. Placé au cœur du dispositif visuel de The Repair, le motif de la cicatrice pose le problème de sa représentation et de sa « montrabilité », de son acceptation comme de son refus, de sa signification et de ses enjeux. Une vingtaine d’années avant Attia, au retour d’un séjour en Yougoslavie (juillet 1991), Sophie Ristelhueber réalisait, dans un hôpital parisien « Every One », quatorze photographies tirées en très grand format de corps marqués d’une suture récente, comme autant d’allégories du conflit serbo-croate.
Être l’Autre
Si The Repair noue l’homme et l’objet, l’animé et l’inanimé, le charnel et le matériel, dans une même réflexion sur les concepts de réparation et de perfection, Paul Ardenne rappelle qu’au cœur de la dOCUMENTA (13), il s’agissait au fond pour Attia de (faire) réfléchir sur « deux mises en forme de l’humain présentées […] de façon simultanée et spéculaire », l’une et l’autre renvoyant, peut-être, à « une représentation diamétralement opposée de l’humain – la dimension métaphysique pour le masque africain; la pulsion de mort et la barbarie pour la gueule cassée. » [1]
Assurément, la « proximité plastique et symbolique » [2] entre le masque africain surtout et la gueule cassée – déjà relevée par les surréalistes en leur temps, notamment par Georges Bataille dans Documents -, nous force à réévaluer cet autre concept qu’Attia place au centre de sa réflexion : la barbarie.
Si, à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, l’esthétique du masque africain ou du fétiche signent pour les Européens l’altérité irréductible, voire même la sauvagerie intrinsèque de l’Autre, du « non-civilisé », la Grande Guerre, elle, rappelle Sigmund Freud en 1915 dans ses Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, révèle le barbare dans le civilisé. La guerre, écrit Freud, est ce moment où les hommes pensent « pouvoir se soustraire momentanément aux obligations découlant de la vie civilisée et donner libre cours à leurs penchants refoulés, avides de satisfaction »; elle « emporte, affirme-t-il, les couches d’alluvions déposées par la civilisation et ne laisse subsister en nous que l’homme primitif » [3]. The Repair oblige dès lors à un décentrement de notre regard, décille nos yeux parfois aveuglés : dans le vaste espace de réflexion créé par Attia, qui est en réalité le « Civilisé » et qui est le « Barbare »? Le « Sauvage » n’est au fond sans doute pas celui que l’on croit, lui qui se cache moins derrière les masques africains, suggère l’artiste, que derrière ceux de chair des victimes de la Grande Guerre.
Mémoires mutilées
La cicatrice et sa réparation, chez Attia, sont aussi mémorielles. Lui dont l’œuvre tout entier affirme une identité culturelle conflictuelle, lui qui revendique comme modèle d’engagement artistique le « J’accuse » d’Émile Zola croit à la fois dans le pouvoir rédempteur de l’art et dans sa capacité à nous faire réfléchir sur les impasses de nos schèmes de pensée. Pour l’artiste franco-algérien, dont l’œuvre interroge constamment « les collisions géographiques ou religieuses, les contradictions culturelles et sociales, les appartenances identitaires complexes, la mondialisation, les défaillances éthiques »[4], son travail est « un divan d’analyse »[5] : « J’utilise, affirme-t-il, le médium artistique pour dire des choses politiques mais aussi comme support psychanalytique. J’aime l’idée que l’art puisse être une psychothérapie pour l’artiste et pour le spectateur. »[6]
À la dOCUMENTA (13), The Repair est ce moyen par lequel tente de s’opérer l’accélération du processus mémoriel inscrit depuis l’origine au cœur du discours et du projet de l’artiste. Là, en Allemagne, où l’art moderne et extra-occidental furent en 1937 condamnés comme « dégénérés », dans l’espace symbolique de l’une des plus fameuses expositions d’art moderne et contemporain au monde, divers ouvrages (occidentaux) d’histoire de l’art sont placés sur les étagères qui composent l’installation. Ils rappellent au visiteur à quel point les imaginaires artistiques européens furent fécondés par les arts dits « primitifs » et la modernité définie en partie grâce à ces apports. « Ensemble nourri d’images collectées, de découpes de journaux, d’affiches, de films documentaires, de statuettes, [The Repair] constitue sans nul doute, écrit Paul Ardenne, le monument ultime de la dette que l’Occident a contractée auprès des pays inféodés naguère encore à son joug colonial. »[7]
Contrariant de surcroît notre lecture traditionnelle des transferts et des échanges culturels entre le continent africain et européen, Attia a fait réaliser pour l’exposition par des sculpteurs africains contemporains des bustes de « blessés de la face » d’après photographies. Manière pour l’artiste de signifier que si les grands modernes de l’histoire de l’art occidental ont su regarder l’Autre, celui-ci jette aujourd’hui en retour son propre regard sur l’homme occidental dans toute sa sauvagerie destructrice. Manière également de rappeler que les gueules cassées ne furent évidemment pas uniquement européennes et que l’Afrique colonisée déposa aussi ses morts sur l’autel de la guerre.
« Monument ultime de la dette » de l’Occident envers l’Afrique, The Repair est un musée mémorial, fonctionne comme un espace de la mémoire historique. Mémoire de la guerre et de la colonisation avant tout, qui revient, écrasante, obsessionnelle, dans tout l’œuvre d’Attia, au travers de ses environnements, installations, photographies, dessins, vidéos. Parce que l’art peut également apaiser, les vivants sûrement, les morts peut-être, parce qu’il peut soigner les âmes blessées, mais surtout parce qu’il peut réparer, c’est-à-dire faire et rendre justice, Attia lui attribue un rôle central dans la réécriture d’une histoire et d’une mémoire. En ce sens, The Repair, entre autres réalisations de l’artiste, exemplifie, dans le champ de l’art, ce que Jack Goody dénonçait en 2010 dans son essai militant : Le vol de l’histoire[8]. Parce qu’elle intervient après l’effraction et le vol, la blessure, la réparation chez Attia est un processus de restitution, de réappropriation de ce qui fut ou est toujours dérobé, une identité, une histoire, une mémoire toutes mutilées. Une réinvention, en somme, de notre regard sur le monde d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Une promesse, aussi, de réconciliation entre les cultures et les hommes.
Notes
[1] ARDENNE (Paul), « dOCUMENTA (13). Générosité ambiguë et pulvérisation de la culture »,
http://paulardenne.files.wordpress.com/2012/08/documenta-13-texte-paul-ardenne.pdf (page consultée le 7/10/2013).
[2] Idem.
[3] FREUD (Sigmund), « Considérations actuelles sur la guerre et la mort », in Essais de psychanalyse, Paris : Payot, 1981, 277 p. Petite bibliothèque Payot; P15. Pp. 248 et 266.
[4] LAMY (Frank), LÉGER (Stéphane), Émoi & moi, exposition présentée au MAC-VAL (musée d’art contemporain du Val-de-Marne) de Vitry-sur-Seine du 23 février-19 mai 2013, Vitry-sur-Seine : MAC-VAL, 2013, 256 p. P. 13.
[5] ROCHEBOUËT (Béatrice de), « Kader Attia dans l’œil des musées », Le Figaro, 17 juin 2006.
[6] SAUSSET (Damien), « Kader Attia face aux fractures du monde », Connaissance des arts, juin 2006, pp. 63-66. P. 63.
[7] ARDENNE (Paul), « dOCUMENTA (13). Générosité ambiguë et pulvérisation de la culture », art. cit.
[8] GOODY (Jack), Le vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, Gallimard, 2006, 496 p.
Bibliographie
AUPETITALLOT (Yves), PRATT (Thierry), Kader Attia, exposition présentée au musée d’art contemporain de Lyon du 15 juin au 23 août 2006 et au Magasin, Centre national d’art contemporain de Grenoble du 21 octobre 2006 au 7 janvier 2007, Zurich, JRP Ringier, cop. 2006, 110 p.
DURAND (Régis), ZAYA (Octavio), FELDMAN (Hannah), Kader Attia, exposition présentée au Centro Huarte de Arte contemporeano du 4 juillet au 28 septembre 2008, Huarte, Centro Huarte, 2008, 190 p.
La critique à l’œuvre : Xavier Velhan, Mathieu Mercier, Kader Attia, Claude Lévêque, Annette Messager, Fabrizio Plessi, Daniel Depoutot, textes des étudiants du Département Arts visuels de l’UFR Arts de l’Université Marc Bloch (Strasbourg), Strasbourg, Université Marc Bloch, 2007, 85 p. Cahiers-chroniques.
FREUD (Sigmund), « Considérations actuelles sur la guerre et la mort », in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, 277 p., Petite bibliothèque Payot, P15.
FROGIER (Larys), Ouvertures algériennes/Réactions vivantes : Kader Attia, Khaled Belaïd, Farid Redouani, Samira Sahnoun, Zined Sedira, exposition organisée à La Criée, Centre d’art contemporain de Rennes du 6 juin au 14 août 2003, Rennes, La Criée, Centre d’art contemporain, 2003, 62 p.
LAMY (Frank), LÉGER (Stéphane), Émoi & moi, exposition présentée au MAC-VAL (musée d’art contemporain du Val-de-Marne) de Vitry-sur-Seine du 23 février-19 mai 2013, Vitry-sur-Seine, MAC-VAL, 2013, 256 p.
RENARD (Emilie), « Kader Attia : à double détente », Beaux-arts magazine, décembre 2006, p. 61-63.
ROCHEBOUËT (Béatrice de), « Kader Attia dans l’œil des musées », Le Figaro, 17 juin 2006.
SAUSSET (Damien), « Kader Attia face aux fractures du monde », Connaissance des arts, juin 2006, p. 63-66.
Thibault Boulvain prépare actuellement sous la direction de Philippe Dagen (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) une thèse de doctorat intitulée « Un ‘‘art malade’’. Pratiques et créations artistiques au temps des ‘‘années sida’’ (1981-1997). États-Unis/Europe ». Assistant pour la préparation de l’exposition « Les désastres de la guerre » (Louvre-Lens, 28 mai-6 octobre 2014), il a rejoint en octobre 2013 l’Institut national d’histoire de l’art en tant que chargé d’études et de recherche au sein du domaine « Histoire de l’art contemporain, XXe et XXIe siècles ».