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01.12.2022

La réutilisation des données de l’histoire orale

Lors de la semaine data SHS 2021, une séance organisée par le CDSP portait sur “La réutilisation des données de l’histoire orale”. Cette séance visait à donner une place, dans un événement le plus souvent focalisé sur des données “quantitatives”, aux enjeux de l’analyse secondaire d’entretiens de recherche – entretiens qui constituent aujourd’hui la forme dominante des méthodologies “qualitatives” en sciences sociales.

L’objectif était de décaler le regard habituellement centré sur la sociologie ou la science politique, disciplines où les débats sont actifs, dans le monde anglo-saxon du moins, mais où les réalisations concrètes sont encore très limitées, – cette pratique suscitant généralement, dans les pays où sa mise en oeuvre est documentée, sinon des réticences, du moins une forte indifférence, en tout cas de sérieux questionnements. C’est d’ailleurs également le cas en France.

Compte-rendu de la séance

Il s’agissait donc de porter un regard vers d’autres disciplines, à l’image de l’histoire (orale), où la situation semble différente – plus grande diffusion de cette pratique dans la culture professionnelle, antériorité de la réflexion méthodologique – afin d’interroger les leçons qu’on peut en tirer. L’intérêt d’une telle séance était aussi de pouvoir donner une première idée de la richesse de réservoir de données “historiques” à des publics peu sensibilisés, au-delà des habitués des archives et des pratiquants de la “socio-histoire”. Ces questions ont été éclairées par deux interventions. 

 

Florence Descamps, MCF HDR en histoire à l’EPHE, et spécialiste de l’histoire orale et ses archives (cf. L’historien, l’archiviste et le magnétophone (en ligne) ; les Sources orales et l’histoire, Bréal ; Archiver la mémoire, Paris, Editions de l’EHESS) a proposé une mise en contexte de l’archivage et de la réutilisation des témoignages oraux dans cette discipline.

Avec les sources orales, il faut distinguer deux cas de figure : l’histoire orale où les entretiens sont « fabriqués » par un chercheur pour une recherche particulière, individuelle ou collective, puis déposés dans une institution patrimoniale pour réutilisation, par exemple comme à la Phonothèque de la MMSH ou à la BNF. Le second cas de figure est celui des corpus d’archives orales « fabriquées » par les institutions (administrations, syndicats, entreprises, collectivités locales etc.) pour l’historien du futur, et de fait, on sort alors du cadre habituel de perception de l’analyse secondaire au sens où, avec les archives orales à caractère historique, les usages de recherche n’ont pas précédé le dépôt. Les “entretiens” sont ici des témoignages générés directement par les archivistes ou les historiens et délibérément constitués en sources pour de futurs chercheurs. Une telle pratique génère un décalage avec la position habituelle de la discipline historique, habituée à se saisir de traces “spontanées” ou suscitées par des institutions dans l’exercice de leurs activités.

Si ce rapport aux sources a sensiblement évolué depuis le développement de l’histoire orale et la fabrication volontaire de sources délibérément assignées aux futurs historiens, c’est une pratique qui, contrairement à une idée reçue à l’extérieur de la discipline, suscite encore des débats. Ces témoignages « volontaires » sont-ils utilisables par l’historien ? Et si oui, comment ? En réalité les historiens ont toujours utilisé des sources secondaires – mémoires, chroniques, récits a posteriori, etc. C’est même le cœur du questionnement historien – comment l’historien peut-il construire une source à partir d’une trace, même infime documentairement parlant ? Un des enjeux centraux du travail de l’historien est donc de faire parler les sources et les documents de façon indirecte, “malgré eux” pour reprendre l’expression de Marc Bloch. Ainsi, un témoignage peut être volontaire, mais l’historien va l’utiliser en le transformant en témoignage involontaire sur un autre sujet. Ce décalage de perspective fonde la possibilité d’exploiter des archives orales construites par des tiers. Il n’en reste pas moins que le caractère « volontaire » du témoignage est également un objet d’étude intéressant.

Dans les deux cas, il est donc nécessaire de mener une réflexion sur les conditions et critères auxquels il faut soumettre ces témoignages oraux pour les transformer en sources crédibles pour l’historien. Ces témoignages subissent dès lors le même questionnement que les sources “classiques” écrites, qui porte sur leur exactitude, leur crédibilité et leur sincérité, mais aussi sur leur provenance et leur contexte d’énonciation – plusieurs efforts de contextualisation s’emboîtent ici, des conditions de production des témoignages jusqu’au contexte social, politique et institutionnel dans lequel évolue le commanditaire de l’enquête, en passant par le contexte des sciences sociales et des mondes académiques qui ont pesé sur la constitution des fonds.

Une autre condition s’est imposée lors de la constitution de ces archives orales : pour permettre leur exploitation, les témoignages oraux ont souvent été construits en corpus numériquement importants, multiples et pluriels, ce qui a permis de réintroduire du “quantitatif” dans ce qui relevait alors uniquement du “qualitatif”. Apparaissent ainsi des “séries”, des “sous collections”, des “sous-corpus”, etc. La démarche consiste à décomposer a priori et volontairement l’objet de la recherche, pour restituer plusieurs points de vue différents (sexe, générations, positions sociales et stratégiques, etc.), comme le ferait tout sociologue, afin de se donner les moyens de croiser les regards — condition sine qua non du travail d’historien. Les historiens qui par la suite viennent réutiliser ces sources « archivisées » se livrent eux aussi à ce même travail de déconstruction pour analyser les corpus et en faire une « analyse secondaire ».

On observe donc de fortes similarités entre l’histoire et la sociologie ou la science politique du point de vue des questionnements sur les conditions de possibilités de la réutilisation de matériaux d’enquête produits par des tiers.

 

Bénédicte Girault, MCF en histoire à Cergy Paris Université, a proposé un retour sur un cas concret tiré de sa thèse (“Mémoires d’un ministère : une analyse secondaire de l’enquête orale du Service d’histoire de l’éducation”).

Cette recherche repose sur un programme d’archives orales réalisé par le service d’histoire de l’éducation entre 1991 et 2014, via des entretiens menés auprès de 285 témoins et d’acteurs des politiques éducatives depuis la Libération – les récits portent sur une période allant des années 1950 jusqu’au début des années 1990, ce qui représente plus de 1 000 heures enregistrées. Les profils des témoins sont diversifiés : ministres, recteurs, administratifs, membres de cabinets (proviennent soit de la haute administration, soit de l’Université). L’objectif initial de la collecte étant d’analyser les mécanismes et processus de la décision au ministère, ces entretiens pouvaient-ils répondre à d’autres problématiques ? avec des cadres d’analyse différents ? et dans un autre contexte historique ?

L’exploitation de l’enquête a d’abord permis de repérer un certain nombre d’usages académiques antérieurs. Aux chercheurs « premiers », les entretiens ont permis de retracer le cheminement de certaines réformes en éclairant les rapports de force et une part des négociations qui échappent à l’écrit. Les données biographiques recueillies à partir des récits de carrière et publiés dans des inventaires détaillés ont été par la suite largement exploitées par la communauté des chercheurs. Les entretiens eux-mêmes ont fait l’objet de consultations dans un cadre pluridisciplinaire – notamment des doctorants en science politique, en histoire, en sociologie, en sciences de l’éducation, menant des recherches aux thématiques très variées. Les formats d’usages visent principalement à compléter des sources écrites, pour étudier les perceptions des acteurs et la description des rapports humains qui n’y apparaissent pas. Cependant dans les écrits des chercheurs qui font état de la consultation des entretiens s’exprime aussi une certaine déception, liée notamment au décalage entre leur propre problématique et celle des enquêteurs. Pour y remédier, les chercheurs “secondaires” opèrent le plus souvent une mise en réseau de fonds d’archives orales différents afin de les contraster, et réalisent eux-mêmes des entretiens afin de compléter ces sources.

Dans le cadre de la thèse, la démarche était différente. Il s’agissait moins de rechercher des données positives complétant les archives écrites et donnant de la chair à l’histoire des politiques éducatives, mais plutôt d’évaluer si l’étude critique des témoignages ne permettait pas de contribuer autrement à l’histoire sociale, politique et administrative du ministère de l’Éducation nationale. Or, ce qui est frappant dans ces entretiens, c’est moins la mémoire de l’administration qui est en jeu que la mémoire de groupes professionnels ; on peut notamment étudier comment les témoins utilisent cette collecte d’archives orales pour justifier leur place au ministère. La thèse a ainsi permis de repérer un certain nombre de profils liés au métier de provenance des témoins – qu’il s’agisse d’administrateurs du ministère passés par des concours progressivement remplacés par des énarques, d’enseignants issus du terrain, d’universitaires de passage ou bifurquant vers une carrière politico-administrative – et, à partir de cette typologie, a donné lieu à une proposition de modélisation des carrières. Il a été alors possible de repérer des évolutions de ces différents groupes et de leur culture sur l’ensemble de la période couverte (des années 1950 aux années 1990) et de faire apparaître comment les investissements mémoriels de plus ou moins grande intensité participent à la délimitation de territoires à partir de ce qu’en disent les témoins.

 

De manière plus générale, on observe que la consultation des corpus d’archives orales obéit à une mouvement lent, ce trait étant sans doute commun à tous les corpus archivés de sciences sociales : lenteur pour créer les corpus, pour les déposer, pour les numériser, pour régler les questions juridiques et éthiques liées à leur mise à disposition, et pour rencontrer de nouveaux usages – il faut ainsi du temps pour que l’histoire contemporaine immédiate devienne de l’histoire tout court, autrement dit que les témoignages des morts acquièrent leur valeur de rareté ; il faut aussi laisser un temps d'acclimatation aux communautés d’utilisateurs, pour que les étudiants se forment à se saisir de ces corpus ; il faut aussi du temps pour que certains sujets deviennent ou redeviennent des objets d’intérêt historique.

On constate aussi une difficulté à recenser les travaux utilisant les sources orales en tant que telles – ces utilisations tendent à être banalisées, discrètes, voire passées sous silence. Il est donc difficile de mesurer leur véritable ampleur. On observe beaucoup d’usages exploratoires, visant à utiliser ces sources surtout à des fins d’imprégnation, d’immersion, et beaucoup moins de façon probatoire – la source n’étant pas discutée en tant que telle, elle n’est pas replacée dans un appareil critique qui lui redonnerait toute sa valeur scientifique.

Il existe des utilisations pluridisciplinaires au-delà de ces exemples – comme à la phonothèque de la MMSH ou ailleurs. Des corpus créés par des historiens peuvent être réutilisés par des linguistes, des économistes, des politistes, etc., ces utilisations hors du cadre strict de l’histoire tendant à se développer depuis que les archives sont numérisées. On observe également une évolution des usages en termes de citation. Par exemple les utilisateurs du fonds du Service d’histoire de l’éducation citent davantage les extraits d’entretien et de façon plus précise qu’il y a 10 ans, ce qui indiquerait un changement de culture par rapport à cette pratique, laquelle tendrait à devenir plus légitime.