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30.04.2024
À la poursuite de la stabilité financière après la crise : la lucidité impuissante des banquiers centraux
Dans son dernier ouvrage, Taming the Cycles of Finance? Central Banks and the Macro-prudential Shift in Financial Regulation (Cambridge University Press, 2024), Matthias Thiemann décrit la manière dont les économistes des banques centrales s'efforcent d'enrayer les cycles incessants d'euphories et de crises que traverse le système financier. Il a pour cela comparé le Royaume-Uni, les États-Unis et la zone euro. Cette recherche a débuté il y a 10 ans, lorsque l'auteur, alors à Francfort (siège de la Banque centrale européenne), a commencé à étudier les réponses à la crise de 2007-2008. Interview.
Dans ce livre, vous vous intéressez aux outils utilisés pour surveiller et corriger les marchés financiers dans leur ensemble, dans le but d'éviter les crises financières. Quand et où sont nées ces idées de « régulation macroprudentielle » ? (1)
La réflexion sur la prévention des instabilités financières remonte aux XVIIe et XVIIIe siècles et a constitué un leadership de l'État britannique au XIXe siècle. La Banque d'Angleterre surveillait les cycles d'expansion et de récession des marchés financiers et cherchait à les contrôler activement en diminuant l’offre de crédit lorsque les investissements devenaient trop spéculatifs et en l’augmentant lorsque l'aversion au risque était trop élevée (2). Cependant, mon livre commence dans les années 1970 et retrace la manière dont les États-nations occidentaux en sont venus à se préoccuper de stabilité financière en lien avec l’activité des banques et des marchés financiers.
À cette époque, la fin du système de Bretton Woods a non seulement aboli la parité fixe entre l’or et le dollar américain, mais a également assoupli le contrôle sur les flux de capitaux. Les marchés de capitaux sont devenus plus intégrés au niveau mondial et les banques ont commencé à interagir davantage avec les acteurs de ces marchés – en particulier les banques européennes avec les marchés de capitaux aux États-Unis. Même si le monde venait de connaître trois décennies sans cycles financiers, les banquiers centraux ont commencé à craindre une fragilité financière accrue car ils savaient qu'il leur reviendrait de renflouer les banques si celles-ci rencontraient des difficultés en interagissant avec les marchés financiers. Ils ont donc commencé à se demander comment anticiper et prévenir cette situation.
Ce fut l'une des premières découvertes de cette recherche : j'ai été très surpris de constater que ce questionnement existait déjà dans les années 1970 et 1980 (quoique de manière marginale), alors qu’on fait en général démarrer cette histoire dans les années 2000. Mais au moment même où apparaît ce questionnement, on observe aussi une montée en puissance de l’exigence de scientificité dans les banques centrales : les preuves et arguments scientifiques jouent un rôle de plus en plus important. Autrement dit, le langage du pouvoir devient celui des modèles, formules et métriques, et il faut donc être capable de traduire ses intuitions dans ce langage. C’est pourquoi, faute de pouvoir se présenter sous un jour scientifique, les idées macroprudentielles ont mis du temps à s’imposer.
Vous montrez que ces idées ont gagné du terrain après la crise financière de 2008, mais que les politiques correspondantes n’ont pas été complètement mises en œuvre : quels ont été les obstacles ?
Je montre que la pensée macroprudentielle – l’idée selon laquelle les marchés financiers, s’ils sont livrés à eux-mêmes, peuvent créer des bulles qui finissent par éclater – est aujourd'hui profondément ancrée, non seulement chez les banquiers centraux mais aussi chez les autorités de contrôle des marchés financiers (3). Ce n’était vraiment pas le cas avant la crise financière de 2007-2008. Dans ce livre, je montre toutes les batailles épistémiques que les régulateurs ont livrées à l’industrie et au monde universitaire, afin de prouver qu’il existe bel et bien un risque systémique (menaçant le système dans son ensemble) et qu’une réglementation à l’échelle systémique est donc nécessaire.
Les personnes qui pensaient le système financier comme un tout (un ensemble de banques et de marchés financiers en interaction) ont en effet joué un rôle central dans le diagnostic de la crise de 2008, qu’elles ont interprété comme une ruée sur le secteur bancaire parallèle (shadow banking (4)). Elles ont aussi été au cœur des premières tentatives pour sortir de la crise. Et pourtant, lorsqu’est venu le temps de mettre en œuvre des réformes, leurs propositions ont été mises de côté : elles se sont vu rétorquer qu’elles n'avaient aucune preuve, aucun modèle pour justifier les mesures qu'elles avançaient.
Tout le monde s’accordait sur le besoin de tirer des leçons de la crise, mais la nature de ces leçons faisait débat, que ce soit pour la régulation des banques ou celle du système bancaire parallèle. Sur ce premier champ de bataille, la régulation des banques, il y a eu une victoire : des idées macroprudentielles très importantes ont été insérées dans les accords de Bâle III, une révision de la réglementation bancaire mondiale adoptée après la crise financière. Par exemple, des ratios de liquidités et de levier ont été introduits, limitant l’endettement des banques. Un coussin de fonds propres contra-cyclique a aussi été créé : pour accroître la capacité du système à faire face aux chocs, les banques centrales exigent des banques commerciales qu'elles augmentent la part de leurs fonds propres dans les transactions financières, en fonction du niveau de risque de ces opérations.
Ce qui m’a intrigué, c’est non seulement combien l’inclusion de mesures macroprudentielles dans Bâle III a été débattue, mais aussi combien restaient limitées les réponses à des questions telles que “Comment évaluer le cycle financier ? Comment savoir quand les marchés financiers commencent à prendre trop de risques ? Quand faut-il activer les coussins de fonds propres ?” La suite du livre (qui aurait pu s’appeler “Des idées à l'action”) raconte comment les banquiers centraux ont consacré la décennie suivante à rendre plus opérationnelles leurs idées.
En pratique, des mesures ont-elles fini par être appliquées ?
Si certains analystes concluent qu’il ne s’est pas passé grand-chose, c’est parce que la plupart des mesures ont été prises là où elles sont le moins visibles. Ce qui a changé, en particulier, c’est notre aptitude à prendre le pouls du système financier – c’est ce qu’on appelle en économie la macrofinance. On peut aussi noter des actions en matière de réglementation financière : les accords de Bâle III pour les banques, mais aussi des mesures visant les marchés financiers.
Même aux États-Unis, qui restaient frileux sur le plan discursif, des agents très puissants au sein de la Réserve fédérale (la banque centrale américaine) ont utilisé des « tests de résistance » (stress tests) (5) pour imposer des mesures contra-cycliques entre 2010 et 2013, visant à augmenter la résilience du système financier qu’ils estimaient trop exubérant. Mais ces mesures et leurs promoteurs au sein des banques centrales se heurtent à une très forte résistance, de la part des banques elles-mêmes et du personnel politique qui soutient souvent les banques.
Nous avons parlé du secteur bancaire, mais tout un secteur du système financier, qualifié en anglais de « shadow banking », échappe encore largement aux réglementations…
Oui, et nous l’avons constaté tout particulièrement lors de la crise du Covid. J’avais alors terminé une première ébauche de ce livre et j’ai ressenti le besoin de prendre en compte ce qui se déroulait.
En mars 2020, lorsque la pandémie de Covid prend de l’ampleur, on assiste aux États-Unis à une ruée sur le shadow banking, le système bancaire parallèle : de nombreux investisseurs retirent leur argent, menaçant d’effondrement le système financier dans son ensemble. C’est pourquoi les banques centrales, en particulier la Réserve fédérale, décident de fournir des liquidités d’urgence aux fonds spéculatifs (hedge funds) (6), en leur rachetant pour plus de 600 milliards de dollars de bons du Trésor en une semaine, soit près de 100 milliards de dollars chaque jour.
L’ironie de la situation est qu’à ce jour, il n’existe encore aucune restriction sur l’effet de levier pour les fonds spéculatifs – en d’autres termes, combien d’argent qu’ils ne possèdent pas ils peuvent investir pour spéculer. Les États-Unis d’Amérique n’ont commencé à collecter des données fiables sur l’influence de ces acteurs qu’en 2024 – c’est pourquoi on qualifie ce secteur de “shadow banking” [expression parfois traduite par “finance de l’ombre”] : jusqu’à récemment, nous ne disposions même pas de données les concernant. Et encore une fois, sans données, pas de production de preuves ; et sans preuves, il est difficile de réglementer. Cela explique pourquoi la réglementation prend du temps. Mais cela illustre aussi l'asymétrie – et l'absurdité – de la situation : en cas d'urgence, les banques centrales agissent ; mais ensuite, parce qu'elles n'ont pas de preuve de la matérialisation des risques (risques qu'elles ont justement empêché de se produire), elles manquent d’arguments pour réglementer. La crise du Covid a bien montré cette contradiction.
Au moment où nous parlons, la bataille fait rage aux États-Unis sur la manière de réglementer les fonds spéculatifs et les autres acteurs du système bancaire parallèle. C'est une bataille menée principalement par des technocrates démocrates, comme Janet Yellen, secrétaire américaine au Trésor (7), et Gary Gensler, président de la US Securities and Exchange Commission (SEC) (8). Ils progressent mais font face à un double problème de temporalité. Premièrement, il faut des années pour adopter une quelconque forme de réglementation et le marché se développe très rapidement : le secteur bancaire parallèle est aujourd’hui deux fois plus important qu’il ne l’était au moment de la crise financière. Deuxièmement, les progrès en matière de réglementation sont également plus lents que les cycles électoraux. Comme je le montre dans ce livre, jusqu’en 2016, on note des avancées dans la réglementation du système bancaire parallèle aux États-Unis ; mais lorsque Trump arrive au pouvoir (avec d’ailleurs le soutien des fonds spéculatifs et d’autres acteurs des marchés financiers), il dérèglemente. Des personnes comme Janet Yellen et Gary Gensler y travaillent à nouveau depuis 2021, mais il ne leur reste que quelques mois avant les prochaines élections de novembre 2024, et ils n’auront probablement pas terminé d’ici là. Donc, soit les démocrates obtient un autre mandat et ils peuvent terminer le travail, soit Trump gagne, et va probablement saper tous les progrès qu'ils auront pu faire (9).
Voilà donc la situation actuelle aux États-Unis. Qu’en est-il en Europe ?
En Europe, les nouvelles sont un peu meilleures, sans doute parce que le système bancaire parallèle n’est pas aussi développé dans l’Union européenne qu’aux États-Unis. Cela a permis une réglementation très stricte immédiatement après la crise. Ceci a été facilité par la création d’un régulateur européen des marchés, l’Autorité européenne des marchés financiers (ESMA) à Paris, qui a un mandat très explicite en matière de stabilité financière et met en place toutes sortes de mesures de surveillance, des tests de résistance, etc., à l’endroit du système bancaire parallèle. Et pourtant, les régulateurs européens ne parviennent pas non plus à imposer toutes leurs propositions, en raison de la concurrence que se livrent les places financières aux États-Unis et en Europe. La situation du Royaume-Uni est particulièrement frappante : le secteur bancaire parallèle y est très développé et le pays préoccupé par les risques systémiques qui en découlent ; mais comme la majeure partie de l’argent du secteur bancaire parallèle est gérée par des entités américaines ou européennes, elle échappe à leur pouvoir de régulation.
Une autre découverte intéressante sur l’Europe concerne le système bancaire classique. Dans la zone euro, la banque centrale européenne a un rôle de surveillance et de conseil mais la plupart des politiques sont décidées au niveau national. Comparer la diversité des situations nationales m'a permis d'établir que les banques centrales indépendantes sont plus à même de mettre en œuvre des mesures que lorsque les politiciens ont le contrôle. Je pense qu'il est important de le souligner car cela pose aussi la question de la légitimité politique de ces décisions, lorsqu'elles sont prises par des personnes non élues [ici, la direction des banques centrales indépendantes].
Quelle pourrait être la suite de l’histoire ? Devons-nous craindre une nouvelle crise financière ?
A la lecture des rapports de 2019 sur la stabilité financière, on comprend qu’avant la crise du Covid, le monde se dirigeait déjà vers un autre boum qui laisserait inévitablement la place à une dépression. En un sens, la crise du Covid a occulté ce boum et ses éventuelles conséquences négatives – la seule chose qui comptait alors était de sauver autant de vies que possible. Mais nous risquons de passer à côté d’une leçon importante si nous retenons que le problème était la crise du Covid, plutôt que la tendance sous-jacente des marchés financiers à générer des euphories. Ces problèmes ne disparaissent pas d'un seul coup et les problèmes soulevés en 2019 reviennent nous hanter : par exemple, l'immobilier commercial est aujourd’hui en crise, en raison d'une surévaluation qui se traduit désormais par des dettes qui pourraient ne pas être remboursées, aux États-Unis et en Europe. C’est exactement ce qui avait été prévu en 2019.
Mais est-ce que je m’attends à une autre crise financière prochainement ? Pas nécessairement : je m’attends plutôt à voir les banques centrales venir immédiatement à la rescousse du secteur financier au moindre signal inquiétant. Les banques centrales ne feront pas courir le risque d’une nouvelle grande crise financière. C’est la nouvelle réalité dans laquelle nous vivons : un système stabilisé par les interventions des banques centrales, qui finissent par subventionner les riches qui prennent des risques. Je pense que c'est aussi une situation très dangereuse, parce qu’elle ajoute aux inégalités sociales, au sentiment d'impuissance, et à celui que le système est toujours là pour ceux d'en haut.
Je conclus le livre en affirmant que même si nous sommes aujourd’hui bien plus conscients des risques systémiques du système financier, cette conscience accrue va de pair avec un manque d’outils et de pouvoir d’agir. Comme je l'explique dans le dernier chapitre, les banquiers centraux sont devenus des pompiers trop prudents : dès qu'ils constatent le moindre problème, compte tenu de leur conscience aiguë du système financier et de ses risques systémiques, ils se lancent immédiatement dans des procédures d'urgence, compensant le risque pris par les acteurs financiers (ce qui ne contribue pas à discipliner ces acteurs !). Ces technocrates tentent de combattre un système qu’ils ne sont pas assez puissants pour changer. Les élus auraient la légitimité politique pour le faire, le soutien du électeurs, que n’ont pas les technocrates. Eux pourraient se prévaloir d’une légitimité scientifique, mais cette légitimité scientifique prend énormément de temps à construire. C’est pourquoi je parle de lucidité malheureuse des banquiers centraux : ils ont actuellement conscience des risques mais n’ont pas la capacité de changer le système.
(1) La régulation macroprudentielle est l’approche de la régulation financière qui vise à atténuer le risque pour le système financier dans son ensemble ("risque systémique"). Elle est complémentaire de l'approche microprudentielle, qui se concentre sur la réglementation des institutions financières individuelles.
(2) Hotson, Anthony (2017). Respectable Banking: The Search for Stability in London's Money and Credit Markets since 1695. Cambridge: Cambridge University Press.
(3) Les autorités de contrôle des marchés financiers, comme la SEC aux États-Unis et l’ESMA pour l’UE, ont pour mission de garantir le bon fonctionnement des marchés financiers et de protéger les clients. Récemment, après la crise financière, elles ont également été mandatées pour garantir la stabilité financière qui pourrait être mise en danger par le comportement des acteurs du marché.
(4) Le shadow banking désigne l'ensemble des intermédiaires financiers non bancaires qui fournissent légalement des services similaires à ceux des banques commerciales traditionnelles, mais en dehors des réglementations bancaires classiques.
(5) Les tests de résistance bancaires (stress tests) sont des simulations, basées sur les données réelles du bilan des banques, qui testent la résistance des fonds propres de ces banques face à des risques systémiques (par exemple, une baisse des prix de l'immobilier à l'échelle nationale ou la défaillance d'une grande banque).
(6) Un fonds spéculatif (hedge fund) est un acteur financier à fort effet de levier, soumis à une réglementation légère fondée sur l'hypothèse qu'il est géré par des professionnels et que ceux qui y investissent savent ce qu'ils font. Si ce raisonnement est généralement correct, il ne tient pas compte des risques systémiques que ces entités peuvent créer, ce qui nécessiterait une réglementation macroprudentielle plus stricte.
(7) L’équivalent d’une ministre des Finances.
(8) L'équivalent de l'Autorité des marchés financiers.
(9) Mise à jour : en juin 2024, une réglementation de la SEC exigeant des fonds spéculatifs qu'ils fournissent davantage d'informations sur les investissements et, plus particulièrement, sur l'effet de levier, a été annulée par la Cour d'appel du cinquième circuit. La raison invoquée était l'absence de mandat de stabilité financière de la SEC. Cet épisode montre le pouvoir des tribunaux, et dans ce cas précis d'un tribunal dont le juges, nommés surtout par les Républicains et en particulier par Donald Trump, s'opposent à ces mesures réglementaires.
Interview et traduction par Véronique Étienne, CEE (propos recueillis en mars 2024)