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01.02.2024

D’un cours de méthode en Master 1 à une publication académique en 18 mois !

 

Eileen Böhringer, étudiante en Master 2 de science politique (mention politique comparée) et Charlotte Boucher, en première année de thèse au CEE, viennent de publier leur premier article académique, dans la revue Electoral Studies. Un article né 18 mois plus tôt dans un cours de méthodes quantitatives donné à l’École de la recherche par Jan Rovny, professeur de science politique et chercheur au CEE. Entretien croisé.


Dans cet article, vous vous intéressez à la confiance accordée au système judiciaire par les citoyennes et citoyens européens, en fonction de leurs préférences politiques. Que montrez-vous ?

Eileen Böhringer : Je commencerai par souligner que la confiance dans la justice a une grande importance pour que les décisions de justice soient respectées. On sait que le gouvernement et le parlement sont perçus de manière politique : les citoyens qui s’identifient avec un parti politique au pouvoir ont davantage confiance dans ces institutions comparées aux personnes s’identifiant à un parti d’opposition. On pourrait penser que pour le système judiciaire ce n’est pas le cas…

Charlotte Boucher : Oui, car la justice est censée être neutre et isolée des considérations partisanes. On a cherché à savoir si l’on retrouvait ce type d’écart entre “gagnants” et "perdants" (appelé “winner-loser gap”) pour la confiance dans le système judiciaire, en Europe. Nous montrons que cet écart existe, même s’il est plus réduit que dans le cas du gouvernement et du parlement. Les “gagnants” (les sympathisants des partis au pouvoir) ont davantage confiance dans la justice que les “perdants” (les sympathisants des partis d’opposition).  

Dans un deuxième temps, nous avons distingué les sympathisants de partis populistes de ceux de partis dits “mainstream”. On pourrait penser que tous les populistes ont une confiance plus réduite dans les institutions (gouvernement, parlement, justice) mais ce que l’on trouve n’est pas si simple : ce sont surtout les “perdants” populistes qui ont une confiance inférieure à celle des “perdants” mainstream, alors que les “gagnants” populistes ne montrent pas un niveau de confiance différent de celui des “gagnants” mainstream. On retrouve les mêmes tendances si l’on s’intéresse uniquement à la justice : l’écart entre “gagnants” et “perdants” est plus important pour les populistes, ce qui s’explique par le fait que les “perdants” populistes ont un niveau de confiance bien plus faible que celui des “perdants” mainstream.

Jan Rovny : C’est une conclusion un peu troublante, quand on y pense. Les “perdants” populistes perdent davantage confiance dans les institutions, même dans celles qui sont indépendantes, non politiques, comme la justice.

E.B. : Il faut dire que dans les faits, le niveau d’indépendance de la justice varie d’un pays à l’autre. En comparant les différents pays étudiés, nous montrons que plus le système judiciaire est réellement indépendant, plus l’écart de confiance entre “gagnants” et “perdants” est réduit. Par exemple, cet écart est important dans les pays d’Europe de l’Est comme la Hongrie et la Pologne, où la justice a été politisée. C’est dans les pays scandinaves, où la justice est effectivement indépendante, que l’écart est le plus réduit. La France et l’Allemagne se situent entre ces deux extrêmes.

Pouvez-vous nous raconter comment est né cet article, lors d’un cours de l’Ecole de la recherche ?

E.B. : Il faut remonter au printemps 2022, quand nous étions en master 1 et suivions le cours de méthodes quantitatives 2 donné par Jan Rovny.

J.R. : Ce cours, obligatoire pour presque tous les étudiants et étudiantes de master en science politique de l'École de la recherche de Sciences Po, leur apprend à utiliser des données quantitatives pour répondre à des questions de recherche : si je me pose telle question et que je dispose de tel type de données, quel type de méthode choisir pour analyser et “faire parler” les données ? Dans quel cas telle méthode peut s’avérer intéressante ? Et quelles sont ses limites, quels problèmes peut-elle poser ? Ce cours vise aussi à développer les compétences de codage informatique avec le langage computationnel de R, qui est largement utilisé en sciences sociales mais pas uniquement. Les étudiantes et étudiants apprennent comment préparer et traiter les données avec cet outil : les nettoyer, les analyser, visualiser les résultats de manière graphique.

Comme évaluation finale, je demande d’écrire un article, avec une petite revue de littérature sur le sujet choisi, des hypothèses à tester, en utilisant les méthodes apprises pendant toute l’année dans les cours de méthodes quantitatives 1 et 2. Le sujet est entièrement libre, à condition que des données existent, et idéalement il peut être déjà un début de réflexion en vue d’une thèse.

E.B. : Comme nous souhaitions travailler en binôme, nous avons essayé de trouver un compromis entre nos intérêts de recherche : Charlotte a fait son mémoire sur la confiance politique, moi à l’époque je m’intéressais aux cours constitutionnelles. Le sujet de la confiance dans la justice était donc un bon compromis.

C.B. : Les sujets de confiance se prêtent bien aux méthodes quantitatives. De plus, ce sont des sujets sur lesquels il existe des données (sinon nous aurions dû travailler des années à les produire) : nous avons assemblé des données provenant de plusieurs sources, notamment des enquêtes”European Values Study”, et “Quality of Government”.

Comment s'est fait le passage d'un exercice de cours à un article publié dans une revue à comité de lecture ? Y a-t-il eu des défis à relever ?

J.R. : Dès que j’ai vu le papier de Charlotte et Eileen, je me suis dit “c’est très intéressant, ça peut avec un peu de travail devenir quelque chose de publiable”. Même si le cours est technique, elles ont choisi un sujet important, intéressant, l’ont bien traité d’un point de vue technique mais aussi, c’est peut-être le plus important, avec un vrai apport scientifique. D’autres travaux avaient déjà montré la perception politique de la justice en Europe, mais jamais avec cette approche, en mobilisant le “winner-loser gap”. Je répète en cours que la méthodologie est importante seulement si elle est au service d’une bonne question, et ici c’était le cas. Mon accompagnement, ensuite, a surtout consisté à vous donner des conseils sur comment transformer ce papier en un article, sur le processus de soumission à une revue et les différentes étapes de révisions.

C.B. : Jan Rovny nous a proposé de publier ce travail sous forme d’article et nous a suggéré quelques revues. Il nous a fait beaucoup de suggestions sur la manière de l’adapter car on s’était surtout concentrées sur la partie méthodologique. Par exemple, il nous a incitées à développer la revue de littérature et la partie sur le populisme. Ensuite, les défis ont sans doute été ceux que peuvent rencontrer tous les académiques : dégager du temps (entre nos cours et nos mémoires) mais d’un autre côté ne pas y passer trop de temps car il y aurait toujours quelque chose de plus à lire ou à écrire ; ne pas perdre la motivation de retravailler un article qui a été écrit plusieurs mois auparavant…

E.B. : Je dirais aussi trouver un juste milieu dans les réponses aux remarques des reviewers : les prendre en compte mais sans perdre de vue ce qu’on avait à dire. Jan Rovny nous a guidées sur ce plan aussi.

J.R. : C’est un apprentissage important à faire, avec un certain style d’écriture. Mon rôle était surtout de vous inciter à prendre le temps de répondre à tous les points, d’expliquer toutes vos décisions pour convaincre.

C.B. : Finalement, nous avons eu de la chance car Electoral Studies, la première revue à laquelle nous avons soumis notre article en mars 2023, l’a accepté. Et le processus de révision a été assez rapide puisque l’article a été publié en octobre la même année.

J.R. : C’est assez rare, il ne faut pas s’habituer ! (rires) Souvent, un article est rejeté deux à trois fois avant d’atterrir quelque part, je parle d’expérience.  
Mais c’est aussi extrêmement rare que des étudiantes ou étudiants de master publient dans cette revue de haut niveau. Il y a des collègues qui essaient et qui échouent, il faut le dire. Donc le fait que vous l’ayez fait en quelques mois est impressionnant !

Propos recueillis par Véronique Etienne (décembre 2023)

 

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