Accueil>Publication d'un manuel de science politique pluraliste et comparatif

05.11.2024

Publication d'un manuel de science politique pluraliste et comparatif

Florence Haegel, professeure de science politique à Sciences Po et chercheuse au Centre d’études européennes et de politique comparée (CEE) vient de faire paraître un manuel de science politique aux Presses de Sciences Po. Pourquoi ce nouveau manuel ? Comment la science politique est-elle enseignée à Sciences Po ? Réponses dans cet entretien. 

Comment est né ce livre ?

Florence Haegel - La Science politique - Avec Sciences Po - Sciences Po Les Presses

Ce livre est issu de mon cours d’introduction à la science politique, un cours magistral que j’enseigne depuis 2018 aux étudiantes et étudiants de première année, en alternance au campus de Paris (plus de 500 étudiantes et étudiants) et dans le cadre du programme Afrique au campus de Reims. Cet ouvrage s’inscrit dans la collection “Avec Sciences Po”, qui à terme comprendra un manuel d’introduction pour chacune des grandes disciplines enseignées à Sciences Po, le droit, l’économie, l’histoire, la science politique et la sociologie. 

À l’image du cours qui s’étale sur 12 semaines, le manuel offre en 12 chapitres autant d’entrées par des notions essentielles comme l’État, la Nation et les nationalismes, la démocratie, les régimes autoritaires, le vote, les partis, l’opinion publique, les mobilisations, la violence politique, etc. 

On retrouve dans chacun des chapitres des rubriques classiques (notions clés à retenir, sujets de réflexion qui peuvent ressembler à des sujets d’examen, bibliographie commentée d’ouvrages de référence) mais aussi une rubrique moins scolaire, “À lire, à voir, à écouter”. Elle rassemble des recommandations culturelles, telles que des romans, BD, films, séries, musique, podcasts en lien avec le chapitre. Pour les choisir, j’ai cherché à la fois varier les types de supports et les aires culturelles : je propose par exemple le roman de Yukio Mishima Après le banquet (Folio, 1979) sur le fonctionnement des comités électoraux au Japon, le film la Llorona (J. Bustamante, 2019) sur le régime autoritaire guatémaltèque ou le film allemand Goodbye Lenin (W. Becker, 2003) qui éclaire les phénomènes de socialisation politique dans le cadre de la chute du communisme en Allemagne de l’Est.

Cette rubrique a aussi été alimentée par le passage en Zoom de ce cours pendant la crise du Covid : j’avais pour habitude de couper la séance avec un morceau de musique en lien avec le thème. Par exemple, pour la séance intitulée Nation et nationalismes, j’avais choisi la chanson The English Civil War du groupe The Clash. Elle est adaptée d’une chanson patriotique de la guerre de Sécession aux États-Unis, mais a été ré-appropriée par les Clash dans le contexte de la montée du nationalisme anglais à la fin des années 1970. Elle permet d’évoquer à la fois la montée des organisations nationalistes et les circulations culturelles transnationales. J’ai aussi demandé certaines années aux étudiantes et étudiants d’alimenter une base de données avec leurs propres propositions : les références culturelles varient selon les générations ! 

 

Quels ont été vos choix éditoriaux ?

Si on le compare à d’autres manuels existants en français, ce livre a trois spécificités qui renvoient notamment à la façon d’enseigner la science politique à Sciences Po. 

Premièrement, c'est un manuel pluraliste : je ne défends pas une école ou un paradigme spécifique, mais je m’attache à présenter, de manière équilibrée, les différents auteurs, qui peuvent renvoyer à des courants différents. En couverture, Hannah Arendt et Max Weber incarnent la théorie politique et la sociologie politique, deux manières complémentaires d’aborder les phénomènes politiques. Dans la galerie de portraits, on retrouve tout un éventail de penseurs, porte-paroles du libéralisme (Alexis de Tocqueville), du marxisme (Karl Marx), partisans plus contemporains de la théorie du choix rationnel, courant venu de l’économie utilisé pour étudier les choix publics en attribuant aux agents un comportement rationnel (Anthony Downs et Margaret Levi), ou auteurs critiques (Michel Foucault, James Scott, Pierre Bourdieu). J’ai aussi veillé au pluralisme méthodologique, en accordant la même place à ceux qui emploient des méthodes quantitatives ou qualitatives, à l’instar, par exemple, d’Akhil Gupta, anthropologue indo-américain qui travaille sur l’État avec une méthode ethnographique.  

Deuxièmement, il s’agit d’un manuel comparatif : l’idée n’est pas de se centrer sur la France ni même sur le monde occidental, mais d’ouvrir au reste du monde. Sur la formation de l’État, par exemple, la plupart des travaux se sont intéressés à l’Europe (avec Norbert Elias, Charles Tilly et Michael Mann en sociologie historique). En France, Bertrand Badie et Pierre Birnbaum ont réfléchi au cas français ainsi qu’à l’enjeu de l’importation de modèles étatiques occidentaux. J’ai donc voulu faire référence à des études sur la Chine, l’Amérique latine ou l’Afrique. Ces travaux parfois confirment les modèles forgés pour comprendre la construction des États européens, d’autres fois les remettent en cause. Ce décentrement du regard concerne toutes les notions abordées dans le manuel. 

Troisièmement, j’ai recherché un équilibre entre la présentation des auteurs et grilles d’analyse classiques, indispensables dans toute introduction à la discipline, et celle d’une science politique ancrée dans les sujets d’actualité et la recherche plus récente (certains encadrés y sont consacrés). Sur le thème de la citoyenneté, les débats sont actuellement très vifs. Doit-on promouvoir une citoyenneté multiculturelle ou sexuelle, attentive aux droits des minorités ethniques et linguistiques, ou sexuelles ? Que penser de la proposition de Will Kymlicka et Sue Donaldson de reconnaître les droits animaux en leur accordant un statut aménagé de citoyens ? Que faire face à l’émergence d’un marché mondial de la citoyenneté, certains pays offrant leur citoyenneté en contrepartie d'investissement économique sur leur territoire ?  

Ces trois éléments, l’attachement à un très grand pluralisme intellectuel, la comparaison, et l’utilité des sciences sociales pour comprendre les enjeux contemporains, sont constitutifs de l’enseignement de la science politique à Sciences Po

 

Quels sont vos conseils pour intéresser les étudiantes et étudiants ?

La relative nouveauté de cette discipline pour les étudiantes et étudiants de première année est un atout : celui de la curiosité !

On réussit à les intéresser si on leur donne la preuve que cette discipline fournit des outils de compréhension du monde contemporain. Il faut aussi leur montrer que les savoirs scientifiques, en science politique comme ailleurs, ne sont pas figés, qu’il existe des controverses. 

Sur le premier point, j’essaye de les impliquer, autant que faire se peut dans un cours magistral, dans la production des savoirs. Par exemple, à la suite du mouvement des Gilets jaunes, j’ai fait passer un sondage pendant le cours aux étudiantes et étudiants sur leur interprétation du mouvement. Je leur posais les questions suivantes : quelles étaient, selon eux, les principales revendications de cette mobilisation ? Quels groupes sociaux avaient été les plus impliqués ? Qu’est-ce qui était nouveau dans leur manière de manifester ? En analysant à chaud leurs réponses agrégées, j’ai ainsi pu leur faire toucher du doigt le lien entre ces réponses et des grilles d’analyse classiques dans le champ d’étude des mobilisations. À ceux qui avaient répondu que les revendications matérielles étaient centrales, je montrais que leur réponse méritait d’être discutée en référence à l’analyse en termes de frustrations relatives. À ceux qui pensaient que les ressorts émotionnels et identitaires étaient plus importants, je soulignais que cette réponse faisait écho au tournant culturel puis émotionnel de l’analyse des mobilisations. À ceux qui pensaient que toutes les formes de mobilisation des Gilets jaunes étaient nouvelles, je rappelais l’analyse de Charles Tilly sur les métamorphoses sur le temps long des répertoires d’action.

Sur le second point, en insistant sur le fait qu’il existe en science politique des débats à la fois théoriques, normatifs et méthodologiques, je pense remplir mon rôle qui n’est pas de dire « voici ce que vous devez penser » mais plutôt « voilà les connaissances, les références, les controverses que vous devez connaître » afin de vous repérer dans cette science sociale et d’utiliser sa boîte à outils de manière rigoureuse. Le plus exigeant est de faire adopter aux étudiantes et étudiants un rapport distancié aux objets étudiés. J’enseigne une science politique qui n’est pas normative (qui ne juge pas qui a raison ou tort), au risque de les laisser parfois avec des questions ouvertes et des débats non résolus. Cela peut leur paraître frustrant, mais c’est essentiel dans l’apprentissage de la démarche scientifique.

Propos recueillis par Véronique Étienne, chargée de médiation scientifique au CEE.

> Pour en savoir plus consulter le sommaire du manuel.

(crédits : Alexis Lecomte & Presses de Sciences Po)