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25.03.2025
Zsófia Barta - Les politiques de la dette publique sous toutes leurs coutures
Zsófia Barta, chercheuse en économie politique, a rejoint le Centre d'études européennes et de politique comparée en tant qu’Assistant Professor de Sciences Po en décembre 2024. Ses recherches portent sur la dette publique des pays riches : comment ces pays se sont-ils autant endettés, comment l'autorité politique des gouvernements endettés est limitée par des acteurs du marché tels que les agences de notation, et comment les obligations d'État sont intégrées dans des produits financiers complexes. Elle détaille son parcours et ses recherches dans cette interview.
Vous avez déjà publié deux ouvrages sur la dette publique dans les pays développés et occupé plusieurs postes académiques. Pouvez-vous nous parler de votre parcours scientifique ?
Je suis économiste politique : j’analyse les interactions entre la politique et les marchés, entre le pouvoir et l’argent, et cela dans le contexte des pays développés, notamment en Europe.
J'ai suivi des études doctorales à l'Institut européen de la London School of Economics and Political Science (LSE), un centre interdisciplinaire de réflexion sur les questions européennes, composé de politistes, d’économistes, d’économistes politiques, de philosophes et de sociologues. Cette expérience m’a appris à aborder la recherche en sciences sociales de manière profondément interdisciplinaire. Avant de rejoindre le Centre d'études européennes et de politique comparée, j’étais Associate Professor à l’université d’Albany, qui fait partie de l’université d’État de New York (SUNY), et j’ai également occupé plusieurs postes d’enseignante-chercheuse à l'Institut universitaire européen (EUI) de Florence, à Harvard et à l'université d'Europe centrale (CEU).
Au fil des années, mes recherches ont porté principalement sur la dette publique. Au départ, je me suis attachée à comprendre comment de nombreux pays riches ont accumulé une dette significative dans les années 1970 et 1980, car cela les rendait vulnérables aux fluctuations de l’économie et des croyances du marché, facteurs susceptibles de déclencher des crises telles que celle de la zone euro au début des années 2010. J’ai consacré ma thèse de doctorat, puis mon premier livre, In The Red: The Politics of Public Debt Accumulation in Developed Countries (University of Michigan Press, 2018), à comprendre pourquoi certains pays riches se sont autant endettés, et d’autres non. Ces premières recherches ont montré que les pays les plus endettés sont ceux où la politique de dépenses publiques est caractérisée par une division très nette entre les principaux bénéficiaires des dépenses publiques et les principaux contributeurs aux recettes, comme la Belgique, la Grèce, l’Italie ou le Japon. Ces pays ont beaucoup plus de mal à équilibrer leur budget et peuvent se retrouver sur une trajectoire d’emprunts sans fin.
Après avoir étudié les origines de la dette publique, j’ai commencé à m’intéresser aux conséquences de cet endettement : lorsque les gouvernements deviennent dépendants des marchés pour se financer, quel est l’impact sur leur capacité à choisir et mettre en place des politiques publiques qui leur conviennent ?
C’est le sujet de votre deuxième livre, Rating Politics (OUP, 2023). Avec votre co-auteure Alison Johnston, vous avez examiné les conséquences de la notation des dettes souveraines sur les choix politiques…
Oui, afin de mieux comprendre les conséquences de la dette publique, je me suis concentrée sur une catégorie particulière d’acteurs des marchés financiers : les agences de notation (Fitch, Moody's, Standard & Poor's), dont le rôle est de juger de la solvabilité d’un pays. Avec ma co-auteure, nous avons constaté que les agences de notation imposent des contraintes majeures sur ce que peuvent faire ou non les gouvernements qui souhaitent emprunter avec un faible taux d’intérêt. Par exemple, si un pays nomme un gouvernement de gauche, il est plus probable qu’il voit sa note dégradée que sous un gouvernement de droite. Ceci est problématique du point de vue de la souveraineté démocratique : au lieu de suivre la volonté électorale, l’action des gouvernements peut être contrainte par les agences de notation.
Bien qu’elles ne privilégient pas les intérêts des pays qu’elles notent, les agences de notation ne sont pas non plus des agents du néo-libéralisme, contrairement à un présupposé courant, que notre livre bat en brèche. Par exemple, ces agences ne poussent pas systématiquement aux baisses des impôts et des dépenses publiques, ce qui est plutôt contre-intuitif. En réalité, les agences de notation s’opposent aux dépenses publiques qui sont difficiles à réduire. Ainsi, elles attribuent des notes plus basses aux pays qui ont des prestations sociales et des pensions élevées. Cependant, elles favorisent les pays à fortes dépenses publiques dans les cas où celles-ci peuvent être facilement réduites : des dépenses publiques d’éducation élevées, ou un grand nombre de fonctionnaires, sont autant de ressources pouvant être réallouées au remboursement de la dette en cas de ralentissement soudain de la croissance économique ou de crise financière imminente.
Autre subtilité : si, en règle générale, les agences de notation encouragent les faibles taux d’imposition (partant du principe que cela laisse une marge de manœuvre pour une augmentation génératrice de recettes supplémentaires), elles ne pénalisent pas une fiscalité élevée sur les entreprises, au contraire. Car si un pays peut attirer et retenir des entreprises tout en les taxant assez lourdement, cela démontre sa capacité à lever des impôts.
Dans un autre article (en cours de révision), j'ai également montré que les agences de notation limitent la capacité de l’État à faire face au changement climatique. En effet, elles pénalisent les mesures de réduction des émissions de gaz à effet de serre, d’adaptation aux effets du changement climatique, et de renforcement de la résilience. Les critères de notation intègrent tous les coûts actuels de l’atténuation, de l'adaptation et de la construction de la résilience, mais sans les compenser par les coûts des catastrophes climatiques à venir, dont la probabilité est aujourd’hui impossible à déterminer. On ne peut pas reprocher aux agences de notation leur incapacité à prévoir les coûts des catastrophes futures, mais le fait que ces acteurs du marché aient le pouvoir de pénaliser la transition écologique parce qu'ils ne prennent en compte que les coûts à court terme et non les avantages à long terme constitue un véritable problème.
Vous avez d’abord examiné les origines de la dette publique, puis les conséquences, pour les gouvernements, d’être placés sous le contrôle des marchés. Sur quoi portent vos recherches actuelles ?
Je m’intéresse toujours aux relations entre l’État et les marchés financiers, mais d'un point de vue légèrement différent. Alors que mon deuxième livre portait sur les processus conscients par lesquels les acteurs du marché scrutent les politiques gouvernementales, j’examine à présent les conséquences de processus qui ont moins à voir avec l’action gouvernementale et sa notation par les marchés, et beaucoup plus avec la manière dont les marchés utilisent la dette publique à leurs propres fins. Les obligations d'État des pays prospères, souvent considérées comme des actifs sûrs, permettent en effet de réduire le risque perçu de transactions très risquées, et ce, par l’entremise de produits financiers complexes. En impliquant la dette publique dans des transactions à la fois risquées et complexes, les acteurs du marché compromettent la stabilité des marchés où sont négociées les obligations d'État, et par là même la capacité de l’État à emprunter pour se financer. Par conséquent, les gouvernements peuvent faire faillite pour des raisons indépendantes de leur action, du fait de ces obscurs produits de l’ingénierie financière, mal compris même des professionnels des marchés. Les conséquences politiques sont capitales : les gouvernements doivent non seulement faire preuve de prudence dans leur choix de politiques publiques, afin de ne pas déstabiliser des marchés fragiles, mais ils doivent également mobiliser d’importantes ressources si le marché où s’échange leur dette devient instable.
La crise des emprunts d’État britanniques (UK gilt crisis) en 2022 est un bon exemple : une petite perturbation initiale sur les marchés des bons du Trésor britanniques (« gilts ») s’est transformée en une chute vertigineuse des prix qui aurait pu faire des ravages à la fois sur les marchés financiers et sur les finances publiques britanniques, sans l’intervention décisive de la Banque d'Angleterre pour racheter des « gilts » (pour un montant de près de 20 milliards de livres, soit 23 milliards d'euros). A l’origine de cette crise, il y avait une stratégie financière poursuivie par les fonds de pension dénommée « liquidity-driven investment », mais il existe d'autres innovations financières impliquant les obligations d'État dont les conséquences en termes de risque systémique sont mal comprises.
Je dresse actuellement l’inventaire des transactions pouvant poser de tels risques, avant de mener des entretiens dans des banques centrales, des agences de la dette et des organes de contrôle, pour comprendre comment ces acteurs anticipent ces nouveaux risques.
Pourquoi avoir choisi Sciences Po et le Centre d'études européennes et de politique comparée pour ces recherches ?
Mon travail se caractérise par une approche interdisciplinaire et je suis ravie de trouver ici une formidable communauté de recherche interdisciplinaire. Mes recherches combinent l'économie politique internationale, la sociologie, la finance, l'économie et la science politique, et je ne peux imaginer une combinaison plus parfaite de spécialistes de ces domaines que celle du Centre d'études européennes et de politique comparée, et plus largement de la communauté académique de Sciences Po. Non seulement ces échanges multidisciplinaires sont possibles, mais nombre de collègues adoptent une approche interdisciplinaire dans leur propre travail, ce qui constitue pour moi un grand atout.
Cette ouverture à l’interdisciplinarité se retrouve aussi dans l’enseignement, autre raison pour laquelle je suis très heureuse d’être à Sciences Po. Ce semestre, j'enseigne l'économie politique de la dette publique en Europe, et cela n'est possible que dans un endroit comme celui-ci. Car si l’on veut vraiment s’intéresser à la dette publique, il faut combiner non seulement l’angle économique, mais aussi les perspectives politiques et d’économie politique. Les étudiantes et étudiants de ce cours viennent des filières de politiques publiques, affaires européennes, gestion d’entreprise et gestion publique, et c’est une combinaison idéale, dans le sens où ce sont des personnes ouvertes à l'idée d'aborder la même question sous de nombreux angles disciplinaires différents.
À l’avenir, j’aimerais donner un cours sur l’économie politique de l’Europe car si l’on veut comprendre nos difficultés à agir face au changement climatique, l’émergence de nombreux partis antisystèmes, l’augmentation considérable des inégalités dans le monde développé, et les multiples tensions géopolitiques, il faut explorer leurs racines communes qui plongent dans l’économie politique.
Propos recueillis par Véronique Etienne. Traduction de l’anglais par Madalyn Stewart.
Au Centre d'études européennes et de politique comparée, Zsófia Barta est membre des axes de recherche suivants : Les transformations du capitalisme et États et politiques publiques.
Ce semestre, elle enseigne l'économie politique de la dette publique en Europe, un cours de tronc commun dans les modules « Défis des politiques européennes » et « Défis des politiques publiques » de l’École des affaires publiques de Sciences Po.