Entretien avec Filip Savatic

28/10/2022
Filip Savatic MAGYC CERI Sciences Po

Filip Savatic a rejoint le CERI en septembre 2022 en tant que chercheur postdoctoral pour le projet Migration Governance and Asylum Crises (MAGYC), dans l’équipe coordonnée par Hélène Thiollet. Spécialisé dans l'étude des migrations internationales et de l'intégration européenne, les travaux de Filip pour le projet portent sur l’externalisation du contrôle des migrations par les États européens et sur l’impact des politiques publiques sur les flux migratoires. Il répond à nos questions sur ses intérêts de recherche et son implication dans MAGYC.

Vous avez récemment soutenu votre thèse de doctorat, pourriez-vous présenter votre travail ?

Filip Savatic : J’ai obtenu mon doctorat en science politique (government studies) à l'université Georgetown de Washington DC en décembre 2021. Dans ma thèse (intitulée Open and Shut Cases: Irregular Migration Management and Policy Convergence in the European Union), je me suis attaché à identifier les raisons qui poussent les États européens à adopter des approches de plus en plus similaires en matière de migration irrégulière au fil du temps, malgré des différences sociales, politiques et économiques qui laisseraient plutôt présager une variation substantielle des politiques publiques sur cette question.


Pour expliquer ce phénomène, j’ai d’abord construit une typologie de ce que j’appelle les “approches de la prise en charge de la migration irrégulière”. Je montre que les politiques visant la migration irrégulière présentent deux caractéristiques principales : (1) elles peuvent soit traiter la migration irrégulière qui s’est déjà produite, soit l’empêcher, en amont, de se produire, et (2) elles peuvent contraindre les individus à se conformer aux réglementations migratoires ou les inciter à revenir à la régularité ou à éviter de tomber dans un statut de migrant en situation irrégulière. Cela crée quatre “approches” idéales de gestion qui sont définies par l’adoption de types spécifiques de politiques publiques (régularisations, sanctions des employeurs, expulsions, etc.). J’ai ensuite construit un “jeu de données sur les politiques de migration irrégulière”, qui code les politiques adoptées par 16 États européens depuis 1945, et mesure le degré de recours de ces États aux “approches” particulières définies par ma typologie. L’analyse de ce jeu de données montre que les États ont convergé vers des approches coercitives, et ce, depuis les années 1980. 


Enfin, j'ai mené un travail d’archive et documentaire, afin d’identifier les raisons de cette convergence. Les résultats de cette recherche suggèrent qu’elle découle de la croyance, infondée, des responsables politiques de France (et dans une moindre mesure d’Allemagne et du Bénélux) que la création d’une zone de libre circulation sans frontières entraînerait une augmentation de l’immigration irrégulière s’il n’y a pas de convergence dans la façon dont les États abordent cette question. De telles convictions et croyances ont poussé à la création de l’espace Schengen en dehors des structures de l'Union européenne et à l’injonction faites aux partenaires d’adopter des politiques migratoires coercitives, sous peine d’exclusion de l’espace. 
Les recherches que j’ai menées révèlent donc le rôle des croyances et des menaces d’exclusion dans les processus d’intégration politique, qui peuvent jouer un rôle au-delà du cas spécifique de l’Union européenne et de l’Espace Schengen.

Vous avez rejoint le CERI dans le cadre d’un séjour de postdoctorat pour le projet MAGYC, qui s’intéresse à l’externalisation du contrôle des migrations par les États européens et à l’impact des politiques publiques sur les flux migratoires.  Pouvez-vous nous en dire plus sur ce sujet ?

Filip Savatic : Mon travail pour le projet MAGYC est lié au Work Package 8 (“External dimension of the crisis”), dont le travail vise à offrir des clefs de compréhension des conséquences, sur les flux migratoires à destination de l’Europe, des réponses publiques apportées à la “crise des migrants/réfugiés” de 2015. De fait, les États européens ont commencé à développer des politiques de coopération avec les États d’origine et de transit afin de réduire les flux migratoires quelques années avant les évènements tragiques de 2015 au cours desquels plus d'un million d’individus sont venus en Europe par la mer ou à pied. Cette “externalisation” du contrôle des migrations vise à coopter les États d’origine/de transit pour qu’ils gardent les migrants et les réfugiés potentiels sur leur territoire en échange de certains avantages promis (libéralisation des visas, aide au développement, etc.). Alors que ces politiques ont été jugées efficaces pour réduire la migration par certaines institutions et décriées comme inhumaines par des organisations de la société civile, il y a eu peu d’évaluation empirique de leurs impacts réels. 


En collaboration avec l’équipe des chercheurs du programme MAGYC, j’ai travaillé à l’élaboration d’un nouveau jeu de données sur les politiques d’externalisation adoptées bilatéralement et multilatéralement par les États européens de destination, d’une part, et par tous les États d’origine et/ou de transit possibles des migrants, d’autre part. À l’aide de diverses techniques statistiques, nous évaluons comment ces politiques ont affecté les flux définis par les données sur les “franchissements irréguliers de frontières” (FIF) publiées par Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, depuis 2009. Nous postulons que l’externalisation affecte de manière disproportionnée les individus qui auraient probablement reçu l’asile en Europe, car ils sont moins susceptibles d’être en mesure d’anticiper la fermeture des frontières et de trouver des voies de migration alternatives. Ces politiques sont en contradiction avec les obligations des États européens de protéger les individus fuyant la violence et la persécution ainsi qu’avec les politiques d’asile qu’ils mettent en œuvre au niveau national. L'identification empirique de ces effets et la mise en évidence de cette contradiction nous permettent de développer une critique de l’externalisation et de montrer qu'elle n'atteindra pas son objectif premier supposé (réduire la migration irrégulière) et qu’elle nuit aux individus vulnérables qui, autrement, obtiendraient une protection humanitaire.

Dans un article auquel vous travaillez actuellement avec l'équipe MAGYC, sur la mesure de la migration aux frontières, vous appliquez une méthode que vous qualifiez de “simple” et “novatrice”. Pouvez-vous expliquer cette méthode et dire si elle est applicable à d'autres questions de recherche ?

Filip Savatic : Dans le cadre de notre recherche sur l’impact des politiques sur la migration, nous avons effectivement développé une méthode simple pour diviser les données sur les flux migratoires entre les individus qui obtiendraient probablement l’asile dans leur destination finale (“réfugiés probables”) et ceux qui ne l’obtiendraient pas (“migrants irréguliers probables”). En bref, nous calculons un taux annuel moyen d’acceptation/de rejet des demandes d’asile en fonction de la nationalité des demandeurs d’asile dans les États de destination des migrants et nous utilisons ce taux pour répartir les données sur les flux entre nos deux catégories. Étant donné que les politiques d'asile des États de destination déterminent qui obtient le statut de réfugié, nous soutenons que les taux d'acceptation des demandes d'asile sont l’outil le plus approprié pour catégoriser les migrations, tout en reconnaissant que ces catégories sont des constructions sociales définies par les États.

Dans le cas de la crise de 2015, nous calculons un taux d’acceptation moyen pondéré dans 31 États de destination européens en nous appuyant sur les données d’Eurostat concernant les décisions d’asile de première instance par nationalité. Nous calculons d’abord le pourcentage de toutes les décisions relatives à une nationalité particulière prises dans chaque État de destination. Nous multiplions ensuite le pourcentage de décisions par le pourcentage d’acceptations d’asile en première instance par nationalité et nous additionnons les résultats pour obtenir le taux d'acceptation moyen pondéré pour chaque nationalité d'origine. Enfin, nous utilisons ce taux pondéré pour répartir le nombre de franchissements irréguliers de frontières identifiés par Frontex - une mesure des flux migratoires - entre le nombre de réfugiés probables et de migrants irréguliers probables. De cette façon, nous estimons que plus de 75% de tous les FIF étaient des "réfugiés probables" en 2015, ce qui souligne la nature humanitaire de cette crise. Cela remet en question l'efficacité et la pertinence des politiques d'externalisation adoptées par les États européens pour faire face aux FIF.

Notre méthode pourrait évaluer la nature des flux migratoires dans des contextes autres que celui de l'Europe. On devrait s’attendre à ce qu'un grand nombre de personnes qui tentent d'entrer dans un État pendant les pics de flux obtiennent probablement l'asile - mais cela reste à vérifier. Nous utilisons également notre méthode dans nos analyses statistiques afin de déterminer si les politiques ont un impact différent sur les réfugiés probables ou les migrants irréguliers probables. Plus largement, notre méthode souligne la nécessité d’une réflexion critique sur la labellisation et l’utilisation des données, tant dans les discours publics que dans la recherche universitaire. Les données de Frontex qui qualifient les passages de frontières d’“irréguliers” ou d’“illégaux” sont trompeuses dans la mesure où les individus ont le droit légal de traverser les frontières sans autorisation préalable pour demander l'asile, et qu’un grand nombre de ces individus obtiendraient le statut de réfugié s’ils pouvaient déposer une demande. Ce type de réflexion pourrait être utile dans d’autres contextes où la production et la labellisation des données pourraient être politisées ou se rapporter à des catégories politiques socialement construites.

Par ailleurs, vous vous intéressez à un autre domaine de recherche : la politisation - ou mobilisation politique - des diasporas dans leur pays de résidence. Pourriez-vous présenter cette recherche ?

Filip Savatic : Je travaille en effet avec une ex-collègue de Georgetown, aujourd'hui assistant professor de relations internationales à la Hertie School de Berlin, Shubha Kamala Prasad, sur l’engagement politique des diasporas dans leur pays de résidence. En 2021, notre recherche sur la mobilisation des diasporas aux États-Unis a été publiée dans la revue Perspectives on Politics qui est en accès libre ("Diasporic Foreign Policy Interest Groups in the United States: Democracy, Conflict, and Political Entrepreneurship"). Nous avons cherché à comprendre pourquoi certaines communautés diasporiques, plus que d’autres, se mobilisent pour tenter d’influencer les politiques étrangères des pays où elles résident.

À l'aide de données inédites que nous avons collectées sur les groupes d'intérêt de la diaspora aux États-Unis, nous observons une corrélation entre l’existence d’un groupe d’intérêt et la violence politique dans les pays d’origine de la diaspora, ainsi que des degrés plus élevés de gouvernance démocratique dans ces pays, qui rendent plus probable la connaissance des possibilités et des méthodes d’engagement politique des citoyens de ces Etats. Nos études de cas approfondies des lobbies indiens-américains historiques et contemporains, pour lesquels nous avons consulté des archives et mené des entretiens originaux, démontrent en effet que le conflit et l’expérience de la gouvernance démocratique sont des moteurs de la mobilisation. Il s’agit là donc de facteurs supplémentaires et transnationaux, qui peuvent influencer l’engagement politique des individus dans les démocraties.

Nous souhaitons poursuivre nos recherches sur la mobilisation politique des diasporas et ses différentes formes. Dans ce cadre, nous étudions actuellement la mobilisation dans d’autres pays démocratiques de résidence en Europe, en testant nos arguments théoriques développés dans le contexte américain. Étant donné que nos arguments ont initialement émergé par le biais d’une théorisation inductive, nous cherchons maintenant à voir si et dans quelle mesure ils sont généralisables. Nous sommes également intéressés par l’examen de la substance de la mobilisation des diasporas, c’est-à-dire ce qu’elle vise à réaliser et pourquoi. Nous nous efforçons de ne pas nous focaliser sur la question de savoir si les communautés diasporiques parviennent à changer les politiques, car cela se résume souvent à un petit nombre d’organisations politiques très en vue, et nous nous employons à comparer la mobilisation entre les pays de résidence. Nous envisageons de postuler à une bourse du Conseil européen de la recherche (CER) pour les chercheurs en début de carrière afin de soutenir notre recherche.

Propos recueillis par Miriam Périer

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