Le "Géant empêtré" et l’invasion de l’Ukraine
Entretien avec Anne de Tinguy, auteur de Le géant empêtré. La Russie et le monde de la fin de l'URSS à l'invasion de l'Ukraine (Perrin, 2022)
De quoi le 24 février 2022 est-il la date ? Comment s’inscrit ce jour par rapport à l’histoire qui s’écrit depuis la chute de l’URSS ?
Anne de Tinguy : Le 24 février 2022 restera à n’en pas douter une date pivot dans l’histoire de la Russie. Ce jour marque notamment la fin de la page des relations russo-occidentales qui s’était ouverte il y a quelque trente ans lorsque la guerre froide a pris fin et que l’empire soviétique s’est effondré. En novembre 1990, les Etats membres de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, seule institution paneuropéenne, avaient scellé la réconciliation entre l’est et l’ouest du Vieux continent en affirmant que « l’ère de la confrontation et de la division en Europe (était) révolue » et que l’Europe, « entière et libre », prenait « un nouveau départ ». Quelques mois plus tard, l’URSS cédait la place à quinze Etats indépendants et Boris Eltsine annonçait que son objectif était de faire de la « nouvelle » Russie une puissance démocratique dotée d’une économie de marché, une puissance « civilisée » et « normale », dont les « vrais amis » étaient les Etats occidentaux.
L’euphorie qui a un moment régné en Russie comme dans les pays occidentaux n’a pas duré. Dans les décennies qui ont suivi, les relations russo-occidentales se sont progressivement complexifiées et détériorées. Néanmoins, jusqu’en 2014, les politiques occidentales sont restées dominées par l’idée que nous partagions avec la Russie des valeurs et que nous pouvions l’aider à avancer sur la voie de l’Etat de droit et de la réforme, par la conviction que les coopérations économiques et commerciales auraient des répercussions positives sur le plan politique et enfin que nous avions des intérêts communs. La Russie était perçue comme un partenaire certes difficile mais néanmoins comme un partenaire.
L’annexion de la Crimée et l’intervention de la Russie dans le Donbass en 2014, puis l’invasion de l’Ukraine en février dernier ont fait voler en éclats ce paradigme. La brutalité russe a achevé de saper l’idée de valeurs communes entre la Russie et les Etats occidentaux, elle a bouleversé la notion d’intérêts communs et elle confirme que la confrontation a repris le dessus, que l’Europe n’est plus ni entière ni complètement libre et qu’une frontière civilisationnelle a à nouveau émergé à l’est du vieux continent. Celui-ci est à nouveau divisé. L’invasion de l’Ukraine confirmant sa sortie de la sphère d’influence russe et son ancrage au monde euro-atlantique, il l’est sur des lignes beaucoup moins favorables à la Russie que pendant la guerre froide.
Comment expliquer l’impasse dans laquelle se trouve la Russie en Ukraine ? Le 24 février marque-t-il aussi ce que Timothy Snyder a désigné comme « l’agonie de l’impérialisme russe » ?
Anne de Tinguy : L’impasse dans laquelle est aujourd’hui la Russie en Ukraine était prévisible. Convaincu de la supériorité de son pays, Vladimir Poutine s’est enfermé dans un imaginaire déconnecté de la réalité, nourri par une historiographie qui rabaisse l’Ukraine au rang de « Petite Russie ». Il a pour l’Ukraine un mépris qui l’a conduit à faire de graves erreurs d’analyse et qui a engendré un ressentiment qui est le moteur de la résistance farouche que les Ukrainiens opposent à l’envahisseur russe. Il n’a pas réalisé qu’aux yeux des Ukrainiens, la Russie leur a déclaré la guerre non pas le 24 février 2022 mais en 2014 et que depuis cette date, ils se préparaient à une aggravation du conflit. Poutine a surestimé ses propres forces armées et mésestimé la capacité de résistance des Ukrainiens : alors qu’il avait misé sur un effondrement rapide de l’armée et du pouvoir ukrainiens, les forces russes, peu motivées et insuffisamment formées, ont trouvé en face d’elles une nation en armes, déterminée à défendre son territoire et son indépendance. Il n’a pas anticipé que le conflit transformerait le président Zelensky en un remarquable chef de guerre et qu’il déboucherait sur une forte mobilisation des Etats occidentaux aux côtés de l’Ukraine. Ces erreurs d’analyse ne sont pas les premières faites par le Kremlin. L’invasion de l’Ukraine confirme que les dirigeants russes n’ont jamais compris la force de la volonté d’indépendance des Ukrainiens, pourtant patente dès 1991. Ils n’ont jamais réalisé que la sympathie – longtemps réelle – de nombreux Ukrainiens pour les Russes et la Russie ne signifiait pas pour autant qu’ils étaient prêts à accepter que leur souveraineté soit limitée par l’ancienne puissance tutélaire. Les dirigeants de Moscou n’ont pas non plus compris la puissance de la société civile ukrainienne qui s’est pourtant manifestée à plusieurs reprises, notamment au moment de la Révolution orange (2004) et de la Révolution de la dignité (Maïdan, 2013-2014) qu’ils ont été incapables d’analyser autrement que comme le fruit de manipulations occidentales.
Le 24 février s’inscrit dans la politique néo-impériale menée par la Russie en Ukraine, une politique dominée par l’idée que la souveraineté de l’Ukraine « n’est possible que dans un partenariat avec la Russie » (Vladimir Poutine, juillet 2021). L’objectif explicite de cette guerre meurtrière et tragique est de permettre à la Russie de reprendre le contrôle de ce pays et de bloquer son intégration dans la communauté euro-atlantique. Il est aussi d’empêcher l’émergence dans l’espace postsoviétique d’un modèle socio-politique différent de celui de la Russie, autrement dit d’un pôle d’attraction concurrent. Si l’issue de cette guerre est encore incertaine, il apparaît déjà clairement que le résultat n’est pas du tout celui qu’attendait le Kremlin. La fracture russo-ukrainienne provoquée en 2014 par l’annexion de la Crimée et l’intervention russe dans le Donbass « s’est transformée en rupture » (expression d’Anna Colin Lebedev) et elle a des répercussions dans tout l’espace postsoviétique. Le bilan de ces derniers mois amène à se demander si cette guerre n’est pas en train de porter un coup qui pourrait être fatal au projet néo-impérial de la Russie dans ce qu’elle considère comme sa sphère d’influence. D’où le questionnement exprimé par André Markowicz : « et si l’Ukraine libérait la Russie ? ».
Certains voient dans la Russie une grande puissance et d’autres parlent à son sujet de « puissance pauvre » (Georges Sokoloff), de « puissance vaincue » (Zbigniew Brzezinski). Comment vous situez-vous sur ce sujet ? La Russie fait-elle partie des grands de ce monde ?
Anne de Tinguy : Depuis des siècles, la Russie se pense comme une grande puissance. En 1991, elle est ruinée et elle a tout à reconstruire : elle aurait pu renoncer à ses ambitions. Ce n’est pas ce qu’elle a fait. La Russie poutinienne est dévorée par une ambition qui aurait logiquement dû la conduire à mettre le développement intérieur du pays au premier rang de ses priorités. Ce n’est pas la voie que Vladimir Poutine a choisie. Au lieu de chercher à doter son pays d’une puissance économique et technologique, de faire des investissements massifs dans les infrastructures, de relancer l’innovation, de développer un soft power en tirant partie du riche héritage culturel qu’elle détient, il mène une politique de puissance à l’international en s’appuyant, comme le faisait l’URSS, sur l’outil militaire et sur sa capacité de nuisance, il privilégie autrement dit « une puissance apparente sur le développement ».
A maints égards, la Russie est un des grands du monde. Du fait de son potentiel nucléaire et de son siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations unies, elle conserve des attributs de puissance qui lui confèrent un statut qui la distingue de la plupart des autres Etats de la planète. Elle est une puissance militaire et elle possède une forte capacité de nuisance, on le voit aujourd’hui en Ukraine. Elle détient de formidables ressources en matières premières, elle est membre de nombreuses organisations internationales, elle est aujourd’hui soutenue par la Chine et par moult pays émergents, elle exerce dans certains pays et dans certains milieux une réelle attraction, elle détient un héritage culturel d’une extrême richesse.
Mais la puissance russe est ambivalente. Depuis 1991, la Russie a souvent été impuissante. Si on retient comme définition de la puissance la capacité d’un Etat d’imposer sa volonté aux autres, de faire prévaloir son point de vue et de contrôler le comportement des autres, elle a subi maints échecs et moult déceptions, ressentis comme des humiliations. Aux premiers rangs de ceux-ci figurent le revirement, après 1989, de ses anciens satellites est-européens qui lui ont tourné le dos dès qu’ils ont eu la possibilité de s’intégrer dans les structures euro-atlantiques, son incapacité à faire entendre son point de vue sur l’architecture européenne de sécurité, l’érosion de ses positions dans l’espace postsoviétique qu’elle continue à considérer comme la zone de ses intérêts fondamentaux, etc.
L’ambivalence, c’est aussi que la Russie reste ce que Georges Sokoloff a appelé une « puissance pauvre ». Elle n’a jamais été qu’un acteur économique de taille moyenne et, conséquence de la politique menée, elle demeure vulnérable et confrontée à de lourds problèmes que la guerre en Ukraine et les sanctions occidentales ne peuvent qu’aggraver. Cette guerre, dont la Russie risque de sortir très affaiblie sur le plan économique et durablement coupée du monde occidental, impactera vraisemblablement à la fois sa puissance apparente et son développement. Son avenir est empli d’incertitudes.
Qu’est-ce que la derjavnost ? Est-ce toujours un concept opérationnel ?
Anne de Tinguy : Le terme russe de derjavnost, issu de derjava (la puissance), recouvre l’idée que, du fait de son histoire, de sa culture, de ses richesses en territoire et en matières premières, de ses ressources humaines, la Russie est vouée à être un grand pays. Cette conviction forme « la carte mentale » des élites dirigeantes russes, qui imprègne leur vision du monde et de la place de leur pays sur la scène internationale. Les enquêtes d’opinion montrent qu’au sein de la société, cette sensibilité est à relativiser : interrogés par le Centre Levada, un nombre croissant de Russes disent qu’ils préféreraient que la Russie devienne « un pays avec un niveau de vie élevé » plutôt « qu’une grande puissance que les autres pays respectent et craignent ». Elle reste néanmoins bien réelle (en 2020, les Russes sont près de 9 sur 10 à estimer que la Russie « doit rester une grande puissance ») et elle est un des facteurs explicatifs de la très forte nostalgie de l’URSS au sein de la population russe. En 2020, les deux tiers des Russes interrogés déclarent regretter l’effondrement de l’URSS et ils sont presque aussi nombreux à estimer qu’il aurait pu être évité. Cette nostalgie est moins présente parmi les jeunes. Elle demeure néanmoins très forte. En Russie, selon l’expression de l’historien Robert Franck, « la puissance est dans les têtes ». Dans ce contexte, il apparaît clairement qu’une défaite militaire en Ukraine constituerait un choc qui ébranlerait fortement la société.
Revenons à l’économie. La pauvreté du pays, la corruption qui est très présente, les difficultés rencontrées pour mener à bien des réformes économiques qui seraient pourtant nécessaires n’obèrent-elles pas toute possibilité de puissance pour la Russie ?
Anne de Tinguy : Oui, sans aucun doute. L’ambition de puissance de la Russie se heurte à de sérieux obstacles, elle est notamment obérée par la persistance de ses vulnérabilités économiques. Ce qui fait la force d’un pays comme les Etats-Unis, c’est d’avoir mis en place une puissance multidimensionnelle, de s’être imposés dans le monde dans les domaines de la sécurité, de l’économie, de la finance, de la recherche, etc. La Russie poutinienne n’a jamais fait l’effort de chercher à se doter d’une telle puissance, elle s’est notamment très peu préoccupée de développer une économie moderne et compétitive. Mikhaïl Gorbatchev avait compris que si le système soviétique n’était pas réformé en profondeur, l’URSS allait devenir une puissance de troisième ordre. Boris Eltsine a tenté de mettre en place une économie de marché qui permettrait de moderniser le pays. Vladimir Poutine n’a lui jamais donné la priorité au développement. La Russie a pourtant des atouts considérables. Géant énergétique, elle possède des ressources matérielles et humaines qui lui permettraient de diversifier son économie et de construire une force économique mais elle se contente de fonctionner sur une économie de rente peu diversifiée, peu productive et vulnérable, en mal de réformes structurelles toujours repoussées pour des raisons à la fois économiques et politiques et en outre handicapée par un déclin démographique et de graves problèmes environnementaux.
Le résultat est que le pays n’est qu’une puissance économique moyenne, qu’il ne dispose que de moyens limités à mettre au service de sa diplomatie et qu’il n’exerce dans le monde qu’un faible pouvoir d’attraction. La Russie continue à impressionner ses voisins immédiats qui sont pour certains encore dépendants de ses hydrocarbures et de son marché du travail mais elle n’est guère un moteur du développement régional et elle compte peu dans l’économie mondiale. Elle accuse un retard qu’elle ne parvient pas à combler par rapport aux démocraties occidentales et désormais par rapport à la Chine. Le problème n’est pas conjoncturel. Il est un boulet que la Russie traîne depuis des siècles : la volonté de rattraper le retard pris sur l’Europe était déjà très présente à la fin du XIXe siècle.
L’une des raisons pour lesquelles la Russie se contente de cette situation est qu’elle possède une capacité de nuisance à laquelle elle a eu maintes fois recours, dans l’espace postsoviétique, mais aussi en Europe. Moscou utilise les armes du gaz et du pétrole pour tenter de diviser et d’affaiblir les pays de l’Union européenne. La guerre qu’elle mène à l’Ukraine a une importante dimension économique. Affaiblie sur le plan militaire, Moscou déplace le champ de bataille sur le plan économique : au blocage des ports ukrainiens et à l’occupation de terres céréalières, s’ajoutent désormais d’intenses bombardements sur des infrastructures, notamment énergétiques, de l’Ukraine, la prise de contrôle de la centrale nucléaire de Zaporijia qui fournissait au pays près de 20% de son électricité, etc. L’économie a constitué un outil de projection de l’influence de la Russie, non pas tant du fait de son attractivité dans le monde que de ses richesses en matières premières et de sa capacité à les instrumentaliser.
Moscou ne semble pas chercher à séduire ou à convaincre mais il est plutôt dans la contrainte, dans la force plutôt que l’influence. Existe-il un soft power russe ?
Anne de Tinguy : La décision insensée de Vladimir Poutine d’envahir l’Ukraine montre qu’aux yeux du Kremlin, la puissance est encore aujourd’hui largement associée au hard power, c’est-à-dire à la coercition, à la force militaire et aux rapports de force. La Russie a pourtant de nombreux atouts qui lui permettraient de séduire et de convaincre et ce faisant de développer « une capacité à influencer ce que les autres veulent » (Joseph Nye). Dans les années 2000, le Kremlin a cherché à redéfinir les sources de son influence en s’appuyant sur la diplomatie publique. Il a pris de nombreuses initiatives et mobilisé de multiples outils : un dispositif informationnel et numérique qu’il a entièrement renouvelé, la religion, la culture et l’histoire, le « monde russe », ses réseaux « amis », le sport, etc. Dans un premier temps, il a cherché à améliorer l’image de la Russie dans le monde et à obtenir l’adhésion à ses idées et à ses positions. Progressivement sa politique a évolué. A partir des contestations de 2011-2012 en Russie, puis de la Révolution de la dignité (Maïdan) en Ukraine en 2013-2014, des événements qu’il a analysés comme des dangers pour la Russie, et de la dégradation des relations russo-occidentales provoquée par l’annexion de la Crimée en 2014 et son intervention dans le Donbass, le Kremlin réinterprète le soft power dans un sens plus offensif. Celui-ci est désormais considéré comme un moyen non pas tant de séduire que de concurrencer l’Occident, comme une forme de la conflictualité dans laquelle s’inscrit progressivement sa relation avec celui-ci. Le Kremlin intègre ce faisant la diplomatie publique dans une politique de hard power : l’important n’est plus tant d’être aimé que d’être craint. Les politiques interne et externe qu’il a dès lors menées ont sapé, voire ruiné les atouts de la Russie en matière de soft power.
D’où pourraient venir les changements en Russie ? De l’armée ? De la population qui souffre et qui va souffrir plus encore de la pauvreté ?
Anne de Tinguy : Une question essentielle, mais à laquelle il est difficile de répondre. Au cours des dernières décennies, le changement est venu d’en haut. En 1964, Nikita Khrouchtchev, dont les initiatives avaient suscité un vif mécontentement au sein du Parti communiste, a été évincé du pouvoir par ses camarades du Présidium (le Bureau politique). Au milieu des années 1980, la décision d’engager le pays dans une grande entreprise réformatrice a été prise par le pouvoir en place. Six ans plus tard, Mikhaïl Gorbatchev a quitté le pouvoir, sous la pression du président de la Russie (Boris Eltsine), parce que l’URSS avait cessé d’exister. Ces événements ne signifient pas que le peuple soviétique n’a joué aucun rôle dans les évolutions politiques. La perestroïka a échoué parce que le système soviétique n’était pas réformable, et aussi parce que la société soviétique s’est détournée de ce régime auquel elle n’attachait plus aucun crédit. Cependant, contrairement à ce qui s’est passé en Ukraine, en Géorgie, au Kirghizstan ou en Arménie, aucune révolution dite de couleur ne s’est jusqu’ici produite en Russie. Les populations se sont maintes fois mobilisées autour de thèmes liés à la vie quotidienne et à leur environnement immédiat ; en 2011-2012, elles se sont massivement élevées contre les fraudes électorales, en 2021, elles ont manifesté pour soutenir Alexeï Navalny, etc. Mais ces contestations sont jusqu’ici pour la plupart restées limitées dans le temps et dans l’espace. Elles ont rarement un caractère national.
En 2016, Vladimir Poutine disait « les frontières de la Russie ne se terminent nulle part » en répondant à un enfant, que penser de cette assertion ? L’extension de son territoire n’est-elle pas une constante dans l’histoire de la Russie ?
Anne de Tinguy : Cette déclaration de Vladimir Poutine est inacceptable car dans les faits elle signifie, entre autres, que la Russie ne reconnaît pas la pleine souveraineté de certains de ses voisins. Elle rejoint le discours tenu par le chef de l’Etat sur le « monde russe » qui, dit-il, « est allé de tout temps bien au-delà des frontières géographiques de la Russie et même bien au-delà de la frontière de l’ethnos russe » (11 octobre 2001). La mobilisation de ce « monde russe », concept qui permet de réunir en une seule entité « la Russie de ‘l’intérieur’ et celle de ‘l’extérieur’ », est un projet politique. En se posant en défenseur des Russes de l’étranger, ce que le législateur a inscrit en 2020 dans la Constitution, le Kremlin se donne le droit d’intervenir dans les Etats dans lesquels ils résident. C’est un argument qu’il a invoqué en Géorgie en 2008, en Crimée en 2014 et à plusieurs reprises, notamment en 2022 pour légitimer l’invasion de l’Ukraine, dans les deux républiques autoproclamées du Donbass. A-t-il (ou avait-il au début de la guerre en Ukraine) pour ambition d’aller plus loin, de rassembler les terres russes pour recréer une « grande Russie » ? Certains le pensent.
L’histoire donne à ces questionnements une dimension particulière. Comme vous le soulignez très justement, pendant des siècles, la Russie a sans cesse repoussé ses frontières et progressivement étendu son territoire dans toutes les directions. La construction de son empire a au moins deux caractéristiques qui n’ont pu que durablement marquer la conscience collective russe. La première est que la progression a été quasi constante. La seconde est qu’elle s’est faite dans la continuité territoriale, par intégration de territoires contigus, ce qui, après la disparition de l’URSS, a rendu la séparation plus complexe. Au XXe siècle, la progression a continué, à la faveur du pacte germano-soviétique d’août 1939, du protocole secret de partage de l’Europe de l’est qui l’accompagne et de la Seconde Guerre mondiale. Au lendemain de la guerre, l’Union soviétique s’est en outre dotée d’un glacis protecteur : elle a étendu son pouvoir sur les Etats de l’est de l’Europe qu’elle a intégrés dans une communauté socialiste et auxquels elle a imposé le système socio-politique de type soviétique.
Propos recueillis par Corinne Deloy
Photo de couverture : Soldats russes, Moscou, 9 mai 2019. @ Anton Brehov pour Shutterstock
Photo 1 : Couverture du livre d'Anne de Tinguy, Le géant empêtré. La Russie et le monde de la fin de l'URSS à l'invasion de l'Ukraine (Perrin, 2022)
Photo 2 : Message à la télévision du président russe Vladimir Poutine, 28 septembre 2022. @Rokas Tenys pour Shutterstock
Photo 3 : Bâtiment en ruines d'une ancienne usine textile, partie européenne de la Russie. @ Stramp pour Shutterstock
Photo 4 : Jitomir, Ukraine, une bombe russe a frappé l'école, 4 mars 2022. @ Sviatoslav Shevchenko pour Shutterstock