Le programme ANR "Global Race" : un riche bilan scientifique

11/12/2020

Un texte de Juliette GalonnierDaniel Sabbagh et Patrick Simon pour le projet Global Race

La catégorie de "race" est l’une des plus controversées dans les sphères politique, médiatique et académique. Pour mieux comprendre ces débats, le programme ANR 
Global Race s’est proposé de la prendre comme objet d’analyse – plutôt que comme outil – en étudiant les différentes théories et stratégies pratiques qui la mobilisent dans le champ scientifique, les politiques étatiques et les mouvements sociaux. Ce programme, accueilli au CERI et à l’INED, a débuté en décembre 2015 et va prendre fin à l’occasion de la conférence de clôture des 14, 15 et 17 décembre 2020. Il a réuni pendant cinq années douze chercheurs et chercheuses issus de plusieurs disciplines en sciences humaines et sociales (sociologie, science politique, histoire, philosophie, philosophie des sciences, anthropologie, droit), qui se sont attachés à répertorier les changements intervenus depuis 1945 dans la façon de conceptualiser la race dans différents domaines (politique, légal, scientifique, statistique), dans une perspective de comparaison internationale.

Le projet a, d’une part, cherché à retracer les évolutions conceptuelles de la "race" telles qu’elles se sont déployées dans plusieurs disciplines à travers des revues de littérature ciblées. La notion de race est peu mobilisée dans la littérature de sciences sociales francophones, par contraste avec ses développements dans les corpus anglophones. Contrairement à une impression tenace produite par les débats de société, les publications des principales revues françaises en sociologie, par exemple, ne montrent pas une augmentation très nette de la production faisant référence aux questions raciales. Celles-ci restent extrêmement minoritaires, bien qu’il soit possible que la thématique connaisse davantage de développements dans les années à venir.

Armé de ce bagage conceptuel, le projet s’est ensuite intéressé aux débats contemporains de politique publique. Une attention particulière a été accordée à la question du recensement, aux dispositifs de lutte contre les discriminations et aux politiques de discrimination positive. À travers plusieurs terrains d’investigation en Europe, en Amérique du Nord, en Amérique du Sud ainsi que dans les arènes internationales, nous avons entrepris de restituer la complexité des controverses entourant l’usage des catégories ethniques et raciales. Les méthodes d’enquête employées (entretiens avec des chercheurs spécialistes, avec des membres d’agences statistiques, d’organismes de lutte contre les discriminations et d’associations antiracistes ; travail d’archives et observations au sein des arènes internationales pertinentes ; étude de la jurisprudence, etc.) ont permis de mettre au jour des différences saillantes entre des pays traditionnellement identifiés comme color-blind, ceux où il est considéré que l’usage de catégories ethniques et raciales est illégitime en toutes circonstances, et des pays color-conscious, ceux où il est admis que pour mieux les combattre, il est nécessaire de rendre les discriminations raciales visibles en recourant notamment à des catégories ethniques et raciales. Mais comme l’a rappelé la conférence de mi-parcours de juin 2017 Race-conscious and Colorblind framings: Converging and Diverging trends in Europe and the Americas qui s’est tenue au CERI, il s’agissait aussi de repérer des convergences dans les jeux d’acteurs, des circulations dans les discours et des tentatives de standardisation des catégories et des politiques par l’intermédiaire des organisations internationales.

À ce titre, un dossier paru en 2020 dans Critique internationale, "Petits arrangements avec la race dans les organisations internationales (1945-2019)", a permis de revenir sur les ambivalences de ces dernières. Si les approches en la matière ne sont pas homogènes d’une instance à l’autre (Unesco, Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, OIT, Tribunaux pénaux internationaux, Cour européenne des droits de l’homme…), elles rencontrent des dilemmes communs : comment entériner l’inanité du concept de "race" comme l’a souhaité l’Unesco en 1945 tout en en tenant compte dans la lutte contre les discriminations ? Nombre d’organisations internationales adoptent une approche pragmatique à ce sujet en refusant d’entrer dans les débats scientifiques et théoriques sur la définition de la "race" et en se contentant de prendre acte de ses effets réels sur le monde social. Il s’agit alors de mesurer ces effets et de les rendre visibles par des indicateurs, notamment à travers le recours à des catégories ethniques et raciales, qui, bien que nécessairement imparfaites, sont considérées comme opératoires pour le travail de lutte contre les discriminations.

Comme on le sait, la race est une création du racisme, et le projet s’est également intéressé aux transformations des manifestations et cadrages du racisme. Issu d’un colloque qui s’est tenu en juin 2019, un ouvrage collectif intitulé Qualifier le racisme (à paraître en 2021 ou 2022 à La Découverte) interroge la pluralité des usages du terme "racisme" (y compris dans sa dimension accusatoire) par les acteurs sociaux, les institutions et les chercheurs. En mettant au jour les conflits d’interprétation - à la fois chez les personnes qui en sont victimes, les institutions chargées de lutter contre et les personnes/institutions qui en sont accusées - mais aussi les conflits de définition parmi les chercheurs qui l’étudient, l’enjeu est de restituer l’épaisseur et la complexité des débats autour du racisme et ce qu’ils révèlent des fractures qui traversent nos sociétés.

Enfin, l’une des ambitions du programme a aussi été d’animer la vie scientifique française sur ces questions en organisant des séminaires mensuels sur des sujets aussi divers que l’usage de catégories raciales par la médecine légale et la police scientifique, l’introduction d’une question ethno-raciale dans le recensement portugais, la définition de la judéité dans les enquêtes statistiques récentes, l’usage de statistiques ethniques en Nouvelle-Calédonie, la mobilisation de la catégorie de "peuple autochtone" dans les instances onusiennes, l’utilisation de techniques génétiques d’ancestralité au Brésil et ses effets sur les mobilisations antiracistes, la place de la lutte antiraciste dans les organisations de gauche, etc. (la programmation complète est accessible ici).

La conférence finale réunira les membres du projet ainsi que plusieurs spécialistes venus des États-Unis, du Royaume-Uni, d’Allemagne, de Suède, des Pays-Bas et du Mexique pour un dialogue qui se fera certes "en distanciel" mais qui aura pour vertu de mettre "en présence" une pluralité de disciplines et de regards sur la question.

Illustration : Humanae Project (© Angelica Dass)

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