Quatre questions sur le Soudan, un an après
Il y a un an Roland Marchal répondait à nos questions sur le coup d’état qui venait de destituer le président Omar el-Béchir au Soudan. Aujourd’hui, de retour au CERI et à l’occasion de la traduction de cet interview en anglais, Roland a souhaité actualiser et enrichir le précédent texte.
Nous publions donc un nouvel entretien avec lui, qui comprend ses réponses de en 2019 et celles qu’il a données aujourd’hui à nos nouvelles questions.
« Cela fait vingt-cinq ans que certains tentent de mobiliser la rue soudanaise. Mais les gens sont toujours du côté de leur gouvernement » déclarait Omar el-Béchir en 2015. Quel a été le déclencheur de la révolte au Soudan et comment comprendre ce qui a amené à la chute du président de la République du Soudan ?
Roland Marchal : L'idée d'un soulèvement populaire contre les auteurs du coup d'état du 30 juin 1989 a germé dès le jour suivant avec beaucoup d'ingénuité et dans une assez grande confusion. Si l'objectif n'est donc pas nouveau, les formes d'organisation actuelles sont les héritières de mouvements de protestation contre la vie chère qui ont débuté dès 2009 et qui se sont intensifiés après la sécession du Sud-Soudan en 2011 et les printemps arabes. La semi-clandestinité de la direction, le maillage social, la forte déconcentration des protestations, y compris dans une ville comme Khartoum, l'utilisation des réseaux sociaux bien évidemment ont constitué des acquis importants.
Les motifs eux ont peu changé : la vie chère, très chère et l'absence de tout espace démocratique dans le monde urbain devenu plus important depuis 1989 à cause des effets de l'économie rentière, des conflits dans les régions dites périphériques et de la crise auto-entretenue de l'agriculture commerciale. Si le régime d'Omar el-Béchir s'était construit sur une islamisation des discours de pouvoir, la corruption généralisée et la montée des inégalités sociales ont rendu cette référence complètement caduque. La sécession du Sud-Soudan à laquelle peu de dirigeants soudanais voulaient croire et les soubresauts sanglants de la première décennie d'indépendance ont également souligné les choix erratiques d'une direction politique du pays qui n'a pas su gagner la guerre ni assurer la paix. Enfin, l’espoir du changement se retrouve ailleurs, évidemment aujourd'hui en Algérie mais aussi en Éthiopie où la nomination d'un nouveau Premier ministre, Abiy Ahmed, au printemps 2018 marque également l'échec d'une expérience autoritaire.
Qui sont les Soudanais qui se sont révoltés et quelles sont les revendications du mouvement ?
Roland Marchal : Un peu tout le monde ! Il faut le dire : nous avons à faire à un mouvement social très hétérogène politiquement, ce qui constitue une force en phase de mobilisation mais une faiblesse au moment de la négociation avec les militaires. Trois catégories sociales jouent un rôle de premier plan : les jeunes, très durement touchés par la crise mais aussi avides de changement après être nés et avoir muri à l'ombre des portraits d’el-Béchir et des caciques du pouvoir ; les femmes, peut-être parce qu'elles ont été les principales bénéficiaires des acquis des mobilisations récentes et qu’elles trouvent dans ce mouvement une reconnaissance politique et sociale trop longtemps déniée, et pas seulement par les hiérarques du régime ; et enfin les cadets sociaux, originaires des régions périphériques du Soudan, comme le Darfour, qui ont de nombreuses revanches à prendre sur un régime qui a fait preuve d'une très grande brutalité à l'égard de leurs régions d'origine.
La durée de la mobilisation a sans surprise radicalisé les revendications initiales. A une solution improbable sur le court terme d'une crise économique se sont ajoutés la mise à pied et l'emprisonnement d'Omar el-Béchir ainsi que le démantèlement d'un régime qui en trente ans a pu prendre racine dans l’ensemble du pays, dans les appareils de force, dans la fonction publique, dans les médias publiques et privés, dans le monde économique. C'est aussi sur un entendement différent de ce démantèlement que se sont divisés au cours des dernières semaines le mouvement social et sa représentation politique, une division habilement instrumentalisée par les tenants de l'ancien régime et la vieille garde islamiste qui essaient de mobiliser le pays profond pour la défense de l'islam que personne n'agresse et surtout pour la défense des islamistes que tous critiquent.
En effet, la population soudanaise a connu trente ans de régime islamique. Au-delà des manifestants de 2019, menées par ceux qu’on peut sans doute considérer comme les Soudanais les plus radicaux et les plus libéraux, pensez-vous qu’une révolution sociale soit envisageable au Soudan ?
Roland Marchal : J’ai des doutes quant à la faisabilité d’une telle révolution. Pour plusieurs raisons. D’abord, on peut évoquer les conséquences des changements structurels orchestrés par le régime après 1989. Les stratégies de survie, le néolibéralisme et le goût pour l’argent du pétrole sont présents dans toutes les classes sociales, pas uniquement parmi les plus hauts représentants du service civil et les opérateurs économiques.
En outre, les hiérarchies sociales du passé n’ont pas été remises en question, même si les mouvements de protestation de 2019 ont tenté de le faire. Je doute que les groupes armés et la population des zones périphériques bénéficient d’un fort soutien ou d’empathie de la part de larges pans des manifestants une fois que l’émotion sera redescendue.
Les élites politiques n’ont jamais fait de proposition alternative à l’acceptation des ségrégations. Le conservatisme social est encore trop fort, en dépit de ce que de nombreux soudanais peuvent en dire. La reconstruction d’un espace politique capable de mieux répondre aux demandes sociales et aux changements est une tâche très difficile, or on constate encore une fois que l’attention et l’énergie se portent vers des changements étatiques, comme si la société avait déjà soutenu les réformes les plus substantielles.
Quelle transition peut-on envisager pour le Soudan ? Une transition démocratique est-elle possible ?
Roland Marchal : Une transition démocratique est possible, elle est même nécessaire et les débats au sein des intellectuels et des partis politiques soudanais le prouvent sans ambiguïté. Il demeure cependant des questions très complexes à régler et le pays traverse une crise économique profonde, au-delà des difficultés à gérer les effets de la baisse drastique des revenus pétroliers.
Nous avons tout d'abord la question des conflits armés dans les régions périphériques, entretenus par des mouvements qui n'ont, dans leur histoire, pas fait preuve d'un grand réalisme politique ni d’une capacité d’écoute de la population. Aujourd'hui, ils sont tactiquement alliés au mouvement social. Ces groupes armés ne sont plus aujourd’hui assez populaires pour être perçus comme absolument nécessaires à la consolidation du nouveau régime. Reste que leur ambition de se positionner au sein de l'appareil d'Etat demeure forte en dépit de leur faiblesse actuelle.
Nous avons ensuite le problème du démantèlement de l'appareil de force, qui pose la question de l'existence d'une constellation de groupes paramilitaires et d'organes de sécurité qui avaient vocation à s'espionner les uns les autres et à contrôler la population. Derrière ce problème, on trouve des enjeux de pouvoir mais également des enjeux économiques importants. En effet, le coup d’état de 1989 représentait aussi une tentative de faire disparaître une grande partie des élites économiques pour en installer de nouvelles qui ont consolidé leurs positions grâce à leur accès aux contrats publics, leur contrôle des importations et des exportations et leur mainmise sur les nouveaux services comme ceux des technologies de l’Information et de la communication.
Enfin, nous avons la question du type de rupture avec le régime d’el-Béchir. Faut-il remettre en cause les fameuses lois de « septembre 1983 », devenues Code pénal islamique en 1991 et symbole d'un régime qui a prospéré sur une conception simpliste et brutale de l'islam ? Faut-il faire le pari de la démocratie et se concentrer sur de nouvelles règles de fonctionnement du jeu politique qui peu à peu marginaliseraient les plus radicaux ? Tout dépendra de la capacité à sortir de la crise économique en améliorant le sort du plus grand nombre : si les opposants de 2019 échouent, ils donneront à nouveau un blanc-seing aux démagogues d'hier et à certains secteurs de l’ancien appareil de sécurité.
Une année après les soulèvements, comment l’État profond a-t-il résisté ? Quelles sont les recompositions politiques à l’œuvre au Soudan ? La démocratie peut-elle survivre à l’accroissement des divisions internes ?
Roland Marchal : Sans grande surprise, toutes les parties prenantes sont divisées, ce qui est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle. La tentative des partis politiques de s’imposer devant l’organisation unitaire de l’opposition qui a affronté les militaires en 2019 constitue un des signes de l’incertitude actuelle. Les partis peinent à construire un consensus interne car pour certains le futur du pays doit se faire sans el-Béchir tandis que pour d’autres, l’ancien régime doit-être rétabli. De plus, la diversité des messages provenant de l’extérieur n’aide pas à renforcer l’élan réformateur qui doit avant tout améliorer le quotidien de la population des zones urbaines mais également rurales pour conserver le soutien de la population et convaincre les acteurs politiques plus traditionnels.
Dans les années 1960 et 1980, le Soudan a connu des périodes de mobilisation populaire intense suivies pour la population de périodes de grande difficulté lorsque les réponses du pouvoir n’étaient pas à la hauteur des attentes. Sans surprise, cela a débouché sur des régimes autoritaires. Espérons que l’histoire ne se répètera pas. Le temps est un paramètre essentiel du succès et toutes les solutions internes demandent du temps. La Soudan a changé au cours des trente années du régime d’el-Béchir ; les nouvelles forces politiques devront faire preuve d’imagination et parvenir à établir des connections avec les zones rurales sans négliger les villes. Il s’agit là d’une équation difficile à résoudre.
En février 2020, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou et, le président du Conseil de souveraineté de la République du Soudan Abdel Fattah al-Burhan se sont rencontrés en Ouganda pour « normaliser » les relations entre leurs deux pays. Cette rencontre est-elle à mettre en relation avec les conditionnalités politiques et les sanctions internationales ? Quelles conséquences en termes de recompositions politiques régionales ?
Roland Marchal : Les sanctions sont plus faciles à mettre en place qu’à lever. La stratégie du président soudanais part du postulat que les principaux donateurs, y compris donc les États-Unis et l’Union européenne, soutiennent l’expérience démocratique au Soudan et par conséquent devraient lever les sanctions qui pèsent sur son pays. Ces dernières étaient fondées sur les allégations selon lesquelles Khartoum a soutenu des organisations terroristes, Washington demande aujourd’hui que les relations du Soudan avec Israël se normalisent pour lever certaines de ces sanctions. Donald Trump et son secrétaire d'État Mike Pompeo semblent mépriser les bénéfices à long terme d’un régime démocratique dans la Corne de l’Afrique et sont davantage préoccupés par la nécessité d’aider Benjamin Netanyahu, leur partenaire dans la région.
D’une manière pas si différente, Abu Dhabi et Riyad auraient préféré voir s’établir un régime militaire au Soudan, comme en Égypte. La démocratie ne figure au programme d’aucun pays du Golfe. Sur des sujets plus concrets, comme le barrage de la Renaissance en Éthiopie, la plupart des pays arabes considèrent que le Soudan devrait soutenir l’Égypte contre l’Éthiopie, Khartoum appuie Addis-Abeba pour des motifs économiques.
On ne peut ici écrire des scénarios sur l’évolution de la Corne de l’Afrique. Il ne faudrait pas oublier que cette région était regardée avec beaucoup d’optimisme au début des années 1990. Pourtant, guerre interne et répression massive de la population devinrent la devise des nouveaux régimes qui ont dû évoluer à cause de mouvements de protestation très populaires comme en Éthiopie. Le changement de régime intervenu au Soudan l’an passé correspond à une certaine indécision régionale qui n’est plus aujourd’hui d’actualité.
Quel a été et quel est le rôle du Soudan au Yémen ?
Roland Marchal : L’implication du Soudan au Yémen constitue un bon exemple de la manière dont les politiques régionale et intérieure peuvent fusionner pour créer de nouveaux acteurs puissants sans aucune légitimité dans aucune de ces deux dimensions. Elle répond aux intérêts de quelques Soudanais qui se sont enrichis très rapidement et à ceux d’un commandant militaire qui, désireux d’obtenir un statut politique durable, offre à ses troupes le rôle de mercenaires dans une guerre que personne ne peut gagner et qui détruit l’un des pays les plus pauvres du monde arabe. Cet engagement du Soudan a également offert un moyen peu onéreux aux Émirats arabes unis et à l’Arabie Saoudite de mener leur sale guerre.
Le nouveau régime a annoncé que ses soldats quitteraient le terrain yéménite prochainement mais cela prendra du temps car Riyad a besoin de ces troupes et pourrait facilement conditionner son maintien à de nouvelles aides économiques. Et comme nous le savons tous, il est plus aisé de commencer une guerre que de l’arrêter.
La fameuse solidarité arabe existe-t-elle encore ?
Roland Marchal : Je fais partie de ceux qui pensent qu’une telle solidarité n’a en réalité jamais existé, comme le reflète la solitude nationale que connaissent les mouvements de protestation contre la corruption en Algérie, au Liban, en Irak. Sans même parler de la répression brutale des mouvements de protestation en Libye, en Égypte, en Syrie, entre autres…
Propos recueillis par Corinne Deloy et Miriam Périer.