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Réfléchir à la démocratie à partir du Street art latino-américain

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L’injonction à imaginer de l’artiste costaricien Yamil de la Paz est emblématique d’une démarche qui ne vise pas à imposer un point de vue, mais à susciter un débat. Dans un contexte d’insécurité croissante/de hausse de la criminalité (pour éviter la répétition de sécurité), la dérive sécuritaire qui amène les propriétaires de maisons à se barricader, a fini par déformer les villes, laissant apparaître des barrières, des barreaux et autres portails sécurisés un peu partout. Faut-il faire barrage à la peur et revenir aux sociabilités d’antan ? Imaginer une ville sans grilles est un cauchemar pour les uns, un rêve pour les autres. Yamil propose ici aux Costariciens de se faire leur propre opinion et à prendre part au débat public sur le traitement et sur prévention de la violence. Sa façon d’interroger le public est une contribution à la démocratie délibérative. La photo que j’ai choisie (Imaginate San José) me parait intéressante parce qu’elle reflète un certain « tournant démocratique » de l’art contemporain : l’artiste laisse désormais son public produire du sens. Dans le même temps, cette œuvre n’est pas abstraite comme peuvent l’être certaines compositions. Elle est porteuse d’un message ambigu qui incite à prendre position sans connaitre l’avis de l’auteur. Yamil m’a d’ailleurs confirmé lors d’un entretien en 2018 qu’il souhaitait juste que ses concitoyens s’approprient un débat monopolisé par des hommes et les femmes politiques souvent démagogues.

Le dialogue qui s’instaure ainsi entre un artiste et son public est au cœur de la contribution du street art à la démocratie délibérative. Ce constat paraît tellement évident que l’on s’étonne de l’absence de littérature significative sur le sujet. Le street art est sans doute un objet de recherche encore souvent frappé d’illégitimité, alors même qu’il prolifère, au moment où la démocratie représentative et participative se trouve largement discréditée.

Comme la photo précédente, le message (Artista Autocensurado) relevé à La Havane est ambigu. Pochoir de petite taille placé sur un grand mur longeant la mer dans le quartier de « la playa », il est vu par des milliers de Cubains se déplaçant en bus. Comment réagissent-ils ? Il n’a été possible ni de retrouver l’artiste, ni d’interroger le public sur sa perception. La recherche sur le street art à Cuba est embryonnaire pour d’évidentes raisons. Il est d’autant plus remarquable d’apercevoir un peu partout des traces d’interventions audacieuses. Je considère ce pochoir comme une contribution à la démocratie délibérative, dans la mesure où, comme le précédent, il cultive l’ambiguïté et laisse la part belle à l’interprétation.
S’agit-il de dénoncer une évidence, la censure, et de sympathiser avec une de ses victimes qui avait sans doute un projet d’une toute autre ampleur pour couvrir un mur qui s’offrait à lui/elle ? Dans ce cas, le fait d’y avoir renoncé témoignerait-il d’un manque d’audace ?
S’agit-il au contraire de louer le courage d’un/e artiste qui, en dépit de la répression, s’est risqué à réaliser ce pochoir ?

Au-delà de ces questions, ce pochoir nous place au cœur du fonctionnement du régime autoritaire et de la façon dont il impose des règles qui sont intériorisées par la population, et notamment par les artistes. Parallèlement, il révèle aussi les failles, plus ou moins tolérées, du système. D’autres artistes que j’ai pu rencontrer n’hésitent pas à jouer sur ces ambiguïtés et à emprunter même un registre de provocation à l’encontre des autorités. Dans les interstices du régime, se développent des pratiques qui ne sont pas celles d’opposants, mais plutôt d’incitations à la réflexion personnelle. Le potentiel subversif est en décuplé.

La collection digitale de street art Latino-Américain de l’OPALC est composée de plus de 500 photos prises dans cinq villes : Bogota (Colombie), São Paulo (Brésil), Valparaiso (Chili), Oaxaca (Mexique) et La Havane (Cuba). Elle donne à voir une partie du matériau empirique réuni par Olivier Dabène pour la réalisation de son ouvrage Street Art and Democracy in Latin America (Palgrave 2020).

Bibliographie/Référence

Publications de Olivier Dabène référencées sur SPIRE (portail de Sciences Po sur l’archive ouverte HAL)

Mots clés
©Image : ©Olivier Dabène