Diasporas du Bélarus,
photojournalisme et recherche

Entretien avec Jan Schmidt-Whitley
Entretien
Initié en 2020, le reportage Trajectoires de diasporas du Bélarus présenté par Jan Schmidt-Whitley à Sciences Po - un travail toujours en cours - s’attache au devenir et aux questionnements de la diaspora du Bélarus, notamment en Lituanie, en Pologne, en Ukraine et en Georgie. Cette exposition est la première à restituer une partie de ce projet et contribue à nourrir la réflexion sur les liens entre recherche en sciences humaines et sociales et photographie.

Comment en êtes-vous venu à vous tourner vers la photographie documentaire, et qu'apporte-t-elle selon vous, à notre compréhension du monde et de l'Autre ?

Ma carrière est loin d’avoir été linéaire, mais elle a toujours été l’occasion d’exercer une activité tournée vers les autres et en lien avec un pays étranger. Quand j’ai quitté mon poste en santé publique en 2013 pour me consacrer à la photographie, dans un premier temps je me suis tourné vers un photojournalisme ancré dans l’instant, en m’intéressant notamment aux mouvements sociaux et aux manifestations de rue en France. Les interactions avec les sujets photographiés, loin d’être systématiques, relevaient plus de la conversation, ce qui ma conduit à interroger ma pratique et à me diriger vers la photographie documentaire, dont un des fondements consiste à consacrer du temps à son sujet.
Je me suis alors tourné vers un pays que je connaissais bien, la Turquie : pendant plusieurs années, j’y ai suivi les évolutions de la société civile. À cette occasion, je me suis livré à une immersion de plusieurs mois au sein d’un petit groupe de contestataires (les “Musulmans anticapitalistes”). C’était ma première véritable expérience de photographie documentaire, avec son lot d’attentes, de recherches, de rencontres, d’incompréhensions, d’entretiens, et d’erreurs aussi.

Avec cette manière de faire, on ne consacre en réalité que peu de temps aux prises de vue : les photos ne viennent que conclure une démarche entamée bien en amont. Cette approche offre une possibilité rare de pénétrer dans une forme intimité qui permet à l’autre de ne plus jouer le jeu social du sujet devant l’objectif.

À force de temps, on parvient à faire oublier l’appareil photo. En se plongeant ainsi dans l’ordinaire des gens, le photographe fournit des informations précieuses sur les habitudes, les croyances, les valeurs et les expériences d’un groupe social. Les gens ont souvent du mal à comprendre qu’on puisse être intéressé par une vie qu’ils estiment banale, alors qu’au contraire, pour moi, se sont les petits moments qui sont riches d’enseignements. Cela permet également de documenter des événements, des lieux ou des personnes de manière immersive. La photographie documentaire est ainsi en mesure d’apporter une dimension emphatique à une problématique, avec pour boussole la déontologie du journaliste qui porte en son cœur le respect de son sujet, de sa parole, de son image.

Ce temps long que vous évoquez rappelle le travail de recherche. Que pensez-vous des ponts à construire, ou du moins à renforcer, entre création artistique / documentaire et recherche en sciences humaines et sociales ?
En quoi ces disciplines peuvent-elles se nourrir mutuellement ?

Les photojournalistes travaillent souvent seuls même s’ils ont longtemps cherché à se rapprocher de journalistes de presse écrite pour développer des projets communs à destination des rédactions. Avec l’évolution de l’économie de la presse, de plus en plus de photographes se sont mis en quête d’alternatives leur permettant de poursuivre un travail sur des problématiques complexes tout en assurant un écho à leurs réalisations. Il me semble que c’est ainsi que des liens ont commencé à se construire entre la photographie documentaire et le monde de la recherche, notamment en sciences humaines et sociales.

Pour moi, de telles collaborations ne peuvent être que bénéfiques. Elles permettent de multiplier les accès à une même problématique ou un même terrain, d’échanger, a fortiori quand il s’agit de sujets peu connus, de nourrir mutuellement la réflexion et d’intéresser une plus large audience. Les approches sont complémentaires. Les deux disciplines ont aussi à cœur d’assurer une diffusion de leur travail qui soit la plus large possible. Quoi de mieux qu’une exposition photographique ou une publication mêlant images et recherche pour sensibiliser un plus large public ?

Une telle collaboration fait d’autant plus sens qu’un chercheur et un photographe documentaire qui travaillent au sein d’un groupe font souvent face à des questionnements identiques, aux mêmes risques de perdre le recul nécessaire à une bonne interprétation des évènements. Nous devons aussi garder en mémoire les raisons de notre présence. Notre mission de témoignage est primordiale quand nous sommes les seuls à pouvoir raconter…

Votre présence à Sciences Po aujourd'hui est le fruit d'une rencontre…

En effet, quand j’ai commencé ce travail au long cours sur le Bélarus, je dois admettre que je partais de rien. Dans un premier temps, j’ai parcouru la presse, puis rapidement, grâce à des outils comme la plateforme Cairn, j’ai plongé dans la production universitaire, oh combien riche et variée. C’est à l’occasion d’un séjour à Varsovie que j’ai rencontré des chercheurs qui travaillaient sur la question et dont j’avais lu et apprécié les travaux. Finalement, j’ai fait la connaissance d’Agnieszka Fihel de l’INED qui a tout de suite vu l’intérêt de combiner nos travaux à l'aune de la journée d'étude organisée au CERI. Thomas Lacroix s’est également montré très enthousiaste, et cette exposition a pu être organisée assez rapidement.

Ici nous avons réussi à combiner nos approches et à offrir au public une exposition dans le cadre de la journée d’étude “Exils et mobilisations dans les diasporas d’Europe de l’Est”. Au vu du succès d’une telle collaboration, je ne peux m’empêcher de penser que le monde de la recherche et celui du documentaire ont tout à gagner à intégrer la création artistique et documentaire dès la conception d’un projet de recherche et à développer les différentes approches de concert pour produire un rendu commun, imaginé comme tel, et qui aurait encore plus d’impact.

Si je devais choisir parmi tous les intervenants, je pense que c’est avec les travaux de Ronan Hervouet que mes images entrent le plus en résonnance ; j’ai retrouvé dans ses publications un même intérêt pour le quotidien et pour les liens pour le moins complexes que les Biélorusses entretiennent avec la politique et l’engagement. Mes images peuvent illustrer certaines des situations évoquées dans ses travaux. Sur le fond, les personnes que nous sommes amenés à rencontrer ont des profils comparables, même si nos intérêts divergent légèrement. C’est là un autre bénéfice qu’il y a à combiner nos approches : tirer des enseignements et offrir des rendus différents à partir de situations analogues. Cela dit, mon travail documentaire reste fort modeste comparé aux recherches de Ronan Hervouet qui sont une référence pour toute personne intéressée par le Bélarus.

L’exposition que je propose à Sciences Po porte notamment sur un travail entamé en 2020 sur la diaspora du Bélarus. Tout est parti d’une frustration de ne pouvoir me rendre à Minsk pour couvrir les manifestations d’août 2020. J’ai alors entamé à Paris une série de portraits de membres de la diaspora. Quelques mois plus tard, je me suis rendu en Lituanie pour documenter la rentrée académique d’une université biélorusse à Vilnius en Lithuanie (European Humanities University, EHU). En Pologne, en 2021, j’ai été à la rencontre de réfugiés récents qui avaient quitté le Bélarus en raison de la répression qui y était menée. Puis en 2022, je me suis rendu en Ukraine pour suivre l’entraînement de volontaires biélorusses engagés aux côtés des Ukrainiens. Aujourd’hui je suis installé à Vilnius, et je m’intéresse plus particulièrement à la jeunesse en diaspora et à son rapport à la culture du Bélarus.

Pouvez-vous nous dire quelques mots de la manière dont votre exposition photographique dialogue avec la conférence organisée à Sciences Po?

Votre travail présenté ici participe-t-il d'un souhait de faire porter le regard sur ce pays, à la fois auprès de la presse et de la recherche ?

Il y a trop peu d’initiatives qui visent à parler du Bélarus en Europe de l’Ouest. La liste des angles morts de la géopolitique mondiale est longue, mais l’Europe ne peut ignorer ce qui se passe à ses portes. L’exposition va rester trois semaines (jusqu’au 22 décembre 2023) dans les couloirs du cloître du campus parisien de Saint Thomas, à disposition de tous les étudiants et des personnels de Sciences Po. Les personnes qui assisteront à la journée d’étude sont a priori intéressées a minima par les problématiques liées à la situation en Ukraine, alors que celles qui seront amenées à passer devant les images, sans avoir assisté à la conférence, peuvent venir de tous horizons, notamment avec les nombreux étudiants extra-européens que compte Sciences Po.
Certains, le plus grand nombre je l’espère, s’arrêteront, regarderont les photos, liront les légendes et se poseront des questions. Dans le même esprit, nous envisageons également un accrochage à l'Humathèque du Campus Condorcet à Aubervilliers courant 2024. De manière plus générale, si cette collaboration peut donner des idées à des personnes qui n’avaient pas envisagé une approche de ce type, cela ne peut être que bénéfique. Je pense notamment aux organismes qui financent la recherche et qui n’incluent pas nécessairement un tel volet à leur cahier des charges. Finalement, je suis reconnaissant au CERI et l’INED de m’apporter la possibilité d’exposer mon travail dans un cadre qui réunit certains des meilleurs spécialistes de la question.

Plusieurs photos présentées ici et dans l'exposition témoignent de l'existence de l'EHU. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

L’Université européenne des humanités (EHU) est avec l’Université d'Europe centrale une des rares universités en exil au monde. Fermée en 2004 par Alexander Loukachenko, qui lui reprochait son indépendance d’esprit, l’EHU ouvre quelques mois plus tard un nouveau campus à Vilnius, à 200 kilomètres à peine de Minsk, grâce au soutien du gouvernement lituanien, de la communauté internationale, et surtout grâce à la ténacité de son recteur et du corps professoral.

Depuis, plus de 4000 étudiants, essentiellement Biélorusses, se sont succédés pour y suivre un enseignement qui se fait presque exclusivement en russe (une des deux langues officielles du pays et dans les faits la seule utilisée dans l’espace public au Bélarus) et en anglais. Étudier à l’EHU n’empêche pas de retourner au Bélarus. D’ailleurs, beaucoup estiment que les anciens élèves largement impliqués au sein de la société civile ont joué un rôle important dans le mouvement révolutionnaire de 2020. Pour autant, l’EHU n’était pas favorable au développement d’un enseignement en biélorusse jusqu’à très récemment, et l’université veille à ne pas trop jouer la carte politique, même si nombre de professeurs et d’étudiants sont clairement dans le camp de l’opposition.

Enfin, pouvez-vous nous raconter le contexte de la photo prise le 30 avril 2022, dans la banlieue de Kyiv (Ukraine) ?

Cette photo provient d’une série un peu particulière. Elle a été prise au printemps 2022 à Kyiv au sein du bataillon Kastous-Kalinowski composé de Biélorusses engagés aux côtés des Ukrainiens. Des personnes apparaissent de dos, les silhouettes sont floues et on ne distingue pas vraiment l’arrière plan. Au premier plan apparait un écusson du Pahonie, emblème de la Biélorussie devenu symbole de l’opposition au régime de Loukachenko. À ma connaissance, je suis le seul journaliste à avoir été accepté en immersion au sein de ce bataillon.
Après un séjour en Pologne en 2021 au cours duquel j’ai pu suivre des réfugiés récents du Bélarus, j’ai voulu aller à la rencontre des Biélorusses d’Ukraine. En 2022, la guerre a poussé la majorité de cette communauté à quitter le pays. Lorsque j’ai appris l’existence de ce bataillon, j’ai tout fait pour faire un reportage sur eux. Le premier contact n’a pas été facile à obtenir. Au bout d’un mois et demi, ma persévérance a fini par payer, et c’est équipé d’un gilet pare-balles, d’un casque et d’une trousse de premier secours que j’ai rejoint leur centre de recrutement à Varsovie.
C’est ainsi que j’ai partagé pendant plusieurs semaines leur quotidien dans leur centre d’entraînement à Kyiv. Tous s’exposent, ainsi que leurs familles, à des poursuites au Bélarus. Deux conditions ont donc été posées à ma présence : ne pas publier d’images montrant les visages de personnes qui ne le souhaitaient pas ou qui permettraient d’identifier les lieux. Pour le reste j’avais toute liberté. De fait, le quotidien d’un soldat est assez monotone, les périodes d’entrainements physiques succèdent aux cours théoriques et aux exercices de maniement des armes. Peu ou pas de loisirs, les tours de garde succèdent aux appels jusqu’au jour où certains sont effectivement appelés à rejoindre le front. Je n’ai pas été autorisé à les y accompagner.
Légendes
30 avril 2022

Banlieue de Kyiv (Ukraine). Les uniformes des membres du bataillon biélorusse Kastous-Kalinowski engagés aux côtés des Ukrainiens proviennent d'un peu partout, il n’existe pas vraiment d’unité. Si chacun est libre d’y apposer les blasons et emblèmes de son choix, un sigle remporte un large consensus au point de devenir l’emblème officiel du bataillon : le Pahonie. Il s’agit du blason officiel du grand-duché de Lituanie ainsi que celui du Bélarus en 1918 puis en 1991, à l’occasion des éphémères indépendances du pays. Le Pahonie biélorusse diffère légèrement du Vyst lituanien, mais l’essentiel reste commun : un guerrier conquérant chevauchant un cheval cabré, épée et bouclier à la main.

6 mai 2022

Banlieue de Kyiv (Ukraine). Andrei, 53 ans est un volontaire biélorusse du bataillon Kastous-Kalinowski. Il me montre des photos de son grand-père, soldat polonais pendant la Première Guerre mondiale. “Je suis ici pour lui faire honneur, pour continuer son combat pour la liberté”. Le Bélarus partage des centaines d’années d’histoire avec la Pologne et la Lituanie. La langue biélorusse a beaucoup de similitudes avec le polonais ou l’ukrainien. Il est courant pour des Biélorusses d’avoir des ancêtres polonais. Andreï est originaire de la ville de Polotsk, une des plus anciennes de cette partie du monde. La première référence historique date de 862. À l’époque, elle était considérée comme la capitale d’une principauté qui correspond peu ou prou au Bélarus actuel.

31 janvier 2021

Varsovie (Pologne). Vasily (29 ans) était originaire de Pinsk au sud-ouest du Bélarus, non loin d’Ukraine. Arrivé en Pologne en décembre 2020 après un détour par l’Ukraine, il avait fui son pays le 15 août, poursuivi par la police pour avoir participé à une manifestation contre les résultats des présidentielles du 9 août 2020. En attendant l’ouverture des salles de concert et des bars, Vasily jouait de la batterie dans les rues de Varsovie. En 2022, il rejoint un bataillon biélorusse combattant aux côtés des ukrainiens. Il meurt dans une embuscade russe près de Lisichansk en juin 2022.

10 octobre 2020

Vilnius (Lituanie). Makar (19 ans) et Anya (20 ans) sont tous les deux originaires de Minsk. Élèves en troisième année à l’EHU, ils profitent d’un des rares restaurants végétarien et vegan de Vilnius. Quand on demande à Makar pourquoi il a décidé de venir étudier à l’EHU, il répond qu’il ne se voyait pas rester au Bélarus car son style extravagant lui attirait des problèmes. Même si depuis plusieurs années une vraie scène underground culturelle s’est développée à Minsk, il n’est pas aisé d’avoir un mode de vie alternatif dans un pays resté très conservateur.

7 octobre 2020

Vilnius (Lituanie). Anastasya et Sacha (19 ans) révisent dans la cour de leur université un exercice donné par un de leur professeurs. Comme la majorité des élèves acceptés à l’EHU, ils ont suivi une année de cours préparatoires en plus de leur cursus au lycée au Bélarus en vue de l’examen d’entrée de l’université. Anastasya et Sacha étaient dans le même groupe d’étude pendant cette préparation qui avait lieu en moyenne deux samedi par semaine et pendant les vacances scolaires. Une telle formation coûte environ 250 euros. Même si une majorité d’élèves bénéficient d’une bourse, nombreux sont ceux qui viennent d’un milieu socioculturel favorisé.

Jan Schmidt-Whitley
A longtemps évolué dans le domaine de la solidarité et de la santé publique avant de faire ses premiers pas de photojournaliste en Turquie. Du soulèvement de Gezi, aux affrontements entre l’armée et les séparatistes du PKK dans les villes kurdes, Jan Schmidt-Whitley a longtemps suivi les combats de la société civile turque. En France, il a été un témoin privilégié des mouvements sociaux qui secouèrent régulièrement le pays (Loi Travail, Nuit Debout, Gilets Jaunes). Depuis, Jan Schmidt-Whitley partage son activité entre des collaborations avec des ONGs ou la presse et un travail documentaire consacré à la diaspora du Bélarus. Initié en 2020, ce reportage -toujours en cours- s’attache au devenir et aux questionnements de cette diaspora notamment en Lituanie, Pologne, Ukraine et Georgie. Cette exposition est la première à restituer une partie de ce projet. Il réside entre Paris et Vilnius qui compte une importante communauté du Bélarus.
Propos recueillis par Miriam Périer, CERI.