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Fariba Adelkhah : « Je ne vais pas manquer à mes promesses… »

Fariba Adelkhah

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Conformément à sa promesse, Fariba Adelkhah fait part régulièrement aux lectrices et lecteurs d’Eurojournalist, de son vécu lors de sa longue privation de liberté en Iran. Nous remercions la rédaction d'Eurojournalist de nous permettre de publier sur cette page les témoignages de Fariba.

01 janvier 2024

« Je ne vais pas manquer à mes promesses… »

 

Tous les seize du mois, et ce pendant presque quatre années, Jean-Marc Claus d’Eurojournalist.eu, a tenu, avec persévérance, à rédiger un article consacré à ma captivité et à l’Iran. Il a ainsi montré un engagement exemplaire aux côtés de mes ami.e.s du comité de soutien qui s’est formé et mobilisé, tenant dur comme fer au principe de la liberté scientifique.

Les jours passent, ma foi, un peu trop vite pour moi, et je n’arrive toujours pas à revenir vers eux, et vers vous, qui étiez les interlocuteurs/trices fidèles et attentif/ves, pour leur dire et pour vous dire que sans vous, le principe et la revendication de la liberté scientifique n’auraient pas connu l’histoire qui est désormais la leur.

Cela, je vous le dois. Ce qui fonde un principe, ce ne sont pas les mots ou les belles lettres, mais c’est l’acte. Ici, c’est de votre acte qu’il s’agit, l’acte d’accompagner Eurojournalist(e) et le comité de soutien, fût-ce dans le silence, celui qui nous était d’ailleurs commun. Pour cela, merci.

J’avais promis à Jean-Marc de partager avec vous des histoires ou mes expériences des quatre ans et quelques mois passés en Iran, et/ou dans la prison d’Evin, privée de liberté. Je ne vais pas manquer à mes promesses, d’autant plus que c’est encore grâce à vous que je vais pouvoir les dire, et ce sera aussi grâce à vous que je vais les réorganiser, repenser, retravailler en vue d’en faire un recueil – sans doute me direz-vous un de plus ! – sur la prison, sur l’incarcération, sur le vivre-ensemble ou le huis clos de la cellule, sur les conflits et les fêtes, sur les va-et-vient constants, sur les échanges et les compétitions, mais aussi un recueil sur le silence, sur l’attente, sur les déceptions, sur les inventions et les illusions.

Je ne sais pas encore la forme que je vais pouvoir donner à ces moments d’échange et de solitude, mais je sais que, vous sachant avec moi, je vais tout simplement retrouver la confiance nécessaire pour les mettre sur le papier et pour les dire le plus simplement possible. Car, après tout, il ne s’agit que d’histoires simples, fussent-elles pleines de cruauté, de tristesse et de désenchantement.

Publié initialement sur le site Eurojournalist : http://eurojournalist.eu/je-ne-vais-pas-manquer-a-mes-promesses/

16 janvier 2024

Le goût des pruneaux ou celui des cerises de Kiarostami ?


Un jour, le judas qui sert quelquefois à inspecter les cellules, à poser une question aux détenues ou à répondre à leurs demandes, s’ouvre de façon brusque. Assise comme toujours, dans une pièce de 6m², je lève la tête pour voir ce qui ramène les gardes. J’ai juste eu le temps de voir deux yeux bien noirs courroucés, un peu enragés, que soudain un petit sachet de congélateur, du genre de ceux qu’on a l’habitude d’utiliser au quotidien pour protéger les aliments, au détriment sans doute de la protection de l’environnement, m’est jeté ! Et le judas se referme comme un coup tonnerre ! Je prends possession du sachet, dans lequel se trouvent six pruneaux. Je les ai bien comptés, ils sont six, car en prison, nous avons du temps à consacrer aux petites choses qui font l’essentiel, la vie !

À mon arrivée à Evin, en détention provisoire, au secret, période au cours de laquelle se déroulent les séances d’interrogatoire en vue de la préparation du jugement, et donc de la sentence, je ne me suis jamais pensée malade. Le taux d’adrénaline était trop haut pour se laisser aller ! Mais je me suis trouvée, disons, avec deux problèmes, dont l’un était plus grave et plus difficile à traiter que l’autre.

Il s’agissait d’insomnies et de difficultés de digestion. J’ai commencé à supprimer le repas du soir, qui était d’ailleurs le plus varié, mais mes problèmes digestifs persistaient. J’ai fait état de ma situation au personnel pénitentiaire, toutes des femmes, et un jour, j’ai été conduite à la clinique d’Evin pour une consultation médicale. Les médicaments ont plutôt aggravé les choses. Je souffrais de maux de ventre et il n’était pas toujours aisé de se rendre aux toilettes faute de garde pour m’y accompagner.

Un jour, j’ai demandé en catimini à une gardienne, lors d’une séance de « prendre l’air », c’est-à-dire de promenade, d’environs de 20 à 30 minutes, de bien vouloir m’apporter des pruneaux. Vieille méthode de grand-mère, me direz-vous ! On m’a fait comprendre que la réglementation était assez stricte, et que le personnel n’avait pas le droit de parler avec les détenues, et encore moins de leur donner autre chose que les repas de la prison.

Mais, quelques jours plus tard survint la divine surprise : du petit sachet de congélation. Ma geôlière ne m’avait pas oubliée. Je n’ai jamais eu la possibilité de la remercier car, en la cherchant, j’ai compris qu’elle avait été transférée dans un autre service. Je pense qu’elle a profité du moment de son changement d’affectation, pour satisfaire mon vœu malgré le règlement, et en parfaite transgression de ses devoirs. Ce qui aurait pu lui coûter cher.

Je ne me souviens pas des effets miracles des pruneaux ni de leur goût, mais toujours de ces deux tristes yeux noirs, contrariés, qui se sont posés sur moi pour me dire haut et fort que je n’étais pas seule, ni d’ailleurs la seule prisonnière ! Que si mon arrestation m’avait privée de mes liens affectifs, de mes amis, de mon travail, elle ne pouvait pour rien au monde me priver de ma liberté d’être, d’agir et surtout d’exprimer mes principes et d’aimer ceux ou celles qui s’y plient et ne les oublient pas. Fût-ce ma geôlière…

Publié initialement sur le site Eurojournalist : http://eurojournalist.eu/le-gout-des-pruneaux-ou-celui-des-cerises-de-kiarostami/

26 janvier 2024

On n’oublie rien, on s’habitue, c’est tout !


Janvier 2020. Depuis quelques semaines, je fais le siège dans le bureau du personnel pénitentiaire en signe de protestation. En d’autres termes, je reste dormir en bas, avec une garde, tandis que deux à trois autres membres du personnel sont logés dans leur dortoir, situé juste à côté. Les autres prisonnières, elles, demeurent au premier étage, deux portes verrouillées les séparant du rez-de-chaussée.

Dans cette pièce du bas, il n’y a qu’une seule fenêtre, d’un mètre sur un mètre et demi, très haute, inatteignable. Pour prendre l’air, je me dirige vers la petite cour située à l’entrée même de la section des femmes, la seule d’ailleurs à Evin. Elle est extrêmement petite, mesurant environ une quarantaine de mètres carrés. Cependant, il y a un coin avec des plantes et je profite de l’occasion pour les arroser. En me dirigeant vers la cour, c’est le passage obligé, je longe une petite pièce où sont souvent accueillies les nouvelles détenues, avant l’accomplissement des démarches administratives, ou celles qui sont en transit et ne vont pas rester longtemps à Evin. Pendant la pandémie, cette pièce était surpeuplée car elle abritait les prisonnières en quarantaine qui, dans les faits, devaient y résider deux semaines. C’était ma terreur, car cette cellule, dépourvue de fenêtre, comportait trois lits superposés pour six prisonnières, une douche et un WC sans porte, avec juste un rideau de séparation. Il n’y avait ni cuisine, ni évier, et il fallait compter sur la bonne volonté du personnel ou des autres détenues du premier étage pour obtenir de l’eau chaude, mon addiction.

En passant, je perçois une présence derrière le judas, ouvert, sans doute pour compenser l’absence de fenêtre. Nous sommes tenues de ne pas communiquer avec les détenues de cette cellule, règle souvent transgressée malgré les cris et l’irruption des gardes qu’on finit par ignorer. En me rapprochant, je remarque une femme bien brune, d’une quarantaine d’années, aux cheveux longs. Les premières questions sont simples. « Pourquoi es-tu ici? » Une question à laquelle je répondais souvent ironiquement, quant à moi, par un : « J’ai vu de la lumière et je suis entrée ! » La seconde interrogation concerne la durée : « Depuis quand ? Pour combien de temps ? ». Et ensuite : « Quel est ton nom ? ». Elle me répond très vite en me demandant de lui trouver de la teinture pour ses cheveux parce que demain, c’est dimanche, et que le dimanche est un jour sacré quand on est à Evin. C’est le jour de la visite de la famille ! J’apprends qu’elle est autorisée, pour la première fois après 412 jours d’isolement et d’interrogatoires, à voir sa famille, dont son fils de 14 ans dont elle parle avec insistance.

Je lui fais répéter : 412 jours sans visites, à l’isolement ! Elle approuve de la tête, les yeux brillants. Elle revient sur sa demande : la teinture pour colorer ses cheveux et ses sourcils. Le magasin de la prison – on le surnomme ironiquement l’hypermarché – est fermé. Je lui dis que je n’utilise pas de teinture, mais que je vais demander aux filles d’en haut de satisfaire sa demande. Elle me précise qu’elle remboursera le produit. Je monte exposer la requête aux détenues que je ne connais pas vraiment puisque, dès mon arrivée dans le quartier des femmes, j’avais entamé mon siège, dans le poste de garde. J’expose la situation à deux prisonnières, elles aussi préoccupées par la visite hebdomadaire. On me promet de s’en occuper dès lors que cette femme rejoindra les rangs des détenues ordinaires et qu’elle les remboursera. Le temps passe. Je remonte une deuxième fois réitérer la demande. On me fait comprendre qu’elles ont d’autres chose à faire et feront de leur mieux, mais sinon, elle pourrait bien aller à la visite de ce dimanche, cette fois-ci sans teinture ! … Rien ne se fera, et la visite du lendemain, après 412 jours de séparation, sera bien sans couleur.

Elle s’en souvient encore deux ans et demi plus tard quand je la retrouve, après mon retour à Evin. Tout comme elle se souvenait de ses 412 jours sans visite. Elle en parlait chaque fois lors de la réunion avec les autorités de la prison qui venaient dialoguer régulièrement avec nous, prétendument pour nous rassurer sur le bon fonctionnement du système carcéral et l’application des règles légales en son sein ! Et je la vois encore et toujours parler de ses 412 jours sans visite avant de déposer une demande de congé pour voir son fils, demande à laquelle elle avait bien droit légalement, autorisation toujours promise… et jamais accordée jusqu’à aujourd’hui. C’est aussi cela le monde des prisonnières : on ressasse, on n’oublie rien, on s’habitue, c’est tout.

Publié initialement sur le site Eurojournalist : http://eurojournalist.eu/on-noublie-rien-on-shabitue-cest-tout/

16 février 2024

Quand on n'a que l'amour (1/2)

 

Les jours passent, et les semaines, les mois, les saisons aussi. On ne sait pas ce qui peut arrêter ce rythme effrayant de l’expectative ! En fait, à la réflexion, la vraie torture était l’attente, telle une condamnation en prémisses, sans tribunal, sans juge ni sentence. C’est elle qui finit par nous faire « disjoncter ». On vit, du moins dans la première partie de notre expérience carcérale, au rythme des interrogatoires. Il commence et finit, il s’arrête, et il recommence sans que l’on sache les raisons ni le dénouement de cet enchaînement. Si les interrogateurs sont avides de questions, ils sont avares de réponses. Ils nous laissent dans l’énigme, ou menacent : « Vous en aurez pour 15 ans, au mieux, Mme Adelkhah », me disaient-ils !

L’incarcération est divisée en deux parties : avant la sentence, ce que l’on peut qualifier de détention provisoire, et après la sentence, lorsque l’on rejoint le quartier des femmes (band-e zanan), celui des détenues politiques, dites « sécuritaires ». Pendant la détention provisoire, je passais en général mes journées à lire le Coran et le Livre des Prières, que les Iraniens consulteraient plus, dit-on, que le Coran. Livre des Prières non seulement contesté dans le monde sunnite, mais qu’il est interdit d’emporter dans sa valise lors du pèlerinage à La Mecque, en Arabie Saoudite. A dire vrai, je n’avais pas droit à d’autres lectures pendant les quatre mois de ma détention provisoire.

Assise dans ma cellule de 6m², j’entends s’ouvrir la porte, à une heure inhabituelle, vers 16h. Ce n’est le temps ni des repas, ni de la prière – car j’ai commencé à prier en prison ! Le Coran entre les mains, je regarde : d’abord en bas, à la hauteur de mes yeux, dans la position assise, comme si, par avance, j’étais déjà désillusionnée quant à cette rupture de la monotonie ambiante et ne voulais pas me donner la peine de regarder plus haut. Mais tout a été très différent dès l’ouverture de la porte, et cela m’a intriguée. La porte ne s’est pas ouverte bruyamment, ni entièrement. Elle s’est entrouverte et, pour le dire vite, avec attention et douceur. Je regarde par terre et je vois des pieds dénudés, sans chaussettes, bien soignés, un pantalon gris clair, qui n’est pas l’habit des prisonnières et contraste avec le chador du personnel pénitentiaire. Que se passe-t-il ? Je lève soudain la tête.

Je n’en crois pas mes yeux et reste sans mots, fixant cette présence qui s’était glissée dans l’ouverture de la porte et restait debout, en totale confiance. Je ne bouge pas comme si je voulais me réveiller, ou déchiffrer l’événement qui m’avait frappée ! Oui, frappée, vraiment, car je ne voyais désormais plus que les gardiennes et les interrogateurs. Présence qui parfumait l’air et m’emportait aussi très loin dans mes souvenirs. Le temps s’allonge quand on est en prison. Pas le temps réel, celui de l’attente, celui qui nous enveloppe à défaut de tout autre. Il n’est pas passager, on le vit en profondeur, comme enivrée.

Avec cette présence, l’attente devenait soudain différente. En fait, ce que je voyais avec mes yeux, ma raison, me dépassait. Au point que je suis restée collée au sol, alors qu’à deux mètres de moi se trouvait une très belle femme, la tête nue, les yeux verts, bien habillée, calme, détendue… Sepideh, se présente-t-elle. Elle me pose toute une série de questions. Je me souviens de la dernière : suis-je venue de Belgique, comme elle l’a lu dans le journal ? Elle a le journal ! Je réponds que je suis de France. Toujours assise, je lui pose une seule question : « Est-ce fini ? On va désormais pouvoir se voir ? »

En fait, c’est tout ce qui m’intéressait ! Point besoin de lire « Huis clos » de Sartre. J’avais intégré la logique du lieu, je n’existais désormais que conditionnée par lui, par son quotidien, celui que je vivais. Je n’étais pas démunie de rêves, non, mais j’étais encore capable de faire la différence entre le possible et/ou le faisable et l’idéal ! Je vivais dans le présent, attendant le dénouement de mon histoire. Je ne voulais pas le fuir, mais le comprendre. Et le sommet de mes désirs était de pouvoir voir des gens, d’échanger avec les autres prisonnières que j’entendais passer, quelques fois parler, ou crier, ou encore s’adresser à moi à travers la porte, notamment les « Trois Bouquets » ! Il s’agissait des trois amies de la prison dont je chéris le souvenir à chaque fois que j’y pense. Elles vivaient ensemble, à une vingtaine de pas de ma cellule, mais dans un autre couloir. Vivre ensemble en prison, serait-ce possible ? Oui, parce qu’elles ne cessaient de parler entre elles et s’organisaient ensemble, faisaient à manger ensemble, sans four ni réchaud, et montaient de concert des missions impossibles, on va le voir ! J’entendais même, quelquefois, leurs cris, quand elles jouaient dans la cour. Quand elles traversaient le couloir pour aller prendre l’air, elles me tenaient compagnie, le temps de parcourir une traverse longue de 5 mètres environ, en me parlant, souvent en anglais ou en français, pour éviter que les gardes ne comprennent nos échanges. C’était comme si elles parlaient entre elles. La présence, au sein des Trois bouquets de Kaylie Moor-Guilbert, une universitaire australienne, spécialiste du chiisme au Bahreïn, invitée par l’Université de Qom et arrêtée à l’aéroport, au moment de son départ, selon l’habitude des services de sécurité de la République islamique aux côtés de deux accusées iraniennes, membres d’une ONG environnementaliste, facilitaient ces entorses au règlement.

Nos échanges perdurent jusqu’à ce jour. Ciel ! Combien j’attendais cette heure de la promenade, chaque matin et chaque après-midi, à une heure qui n’était jamais fixe. Je me rapprochais de la porte, je m’y accrochais ! Mais je ne disais rien car nous n’étions pas autorisées à échanger ! Les mises en garde du personnel qui nous accompagnait alors les yeux bandés suffisaient à étouffer la joie des Trois Bouquets, et je me souviens d’avoir eu des avertissements, par l’interphone, de la part de la cheffe des gardiennes, me demandant de m’éloigner de la porte et de m’asseoir : « Vous n’êtes pas censée rester débout contre la porte », me disait-t-elle d’une voix bien sévère.

 La suite dès demain…

Publié initialement sur le site Eurojournalist : http://eurojournalist.eu/fariba-adelkhah-quand-on-na-que-lamour-12/

17 février 2024

Quand on n'a que l'amour (2/2)

 

Cet après-midi, quand enfin je me lève pour embrasser celle qui était venue comme d’une autre planète, une voix se fait entendre au loin. Sepideh me quitte comme un éclair, sans un mot, laissant la porte entrouverte derrière elle : le crime n’est jamais parfait ! Le risque d’avoir transgressé les règles de la détention est toujours grand, et les conséquences peuvent être lourdes : on peut être privée de téléphone, de visites, de lecture, ou encore être replacée en isolement.

La plus gentille des gardiennes – pas celle qui m’avait apporté les pruneaux, celle qui aimait les chants de louanges religieux (maddahi), avec qui j’avais noué des relations intimes et échangeais des confidences – est arrivée, très ennuyée, me demandant qui avait ouvert la porte. Je n’ai rien nié, car nous vivions sous l’œil des caméras et l’affaire allait être de toutes les façons dévoilée. Et aussi parce que je n’avais pas réellement pris conscience de ce fait, qu’une co-détenue pouvait venir jusqu’à moi sans y être autorisée ni vue à temps. N’ayant commis aucun crime, naïve comme je l’étais, mue par l’espoir que le monde de la détention pouvait changer, je répétais bêtement que nous n’avions rien fait de mal et demandais à la gardienne de ne pas signaler cet incident. Elle me répondit qu’elle y était obligée, ne serait-ce que parce que notre vie au quotidien était surveillée par les caméras. Elle partit soudainement pour revenir quelques minutes plus tard en compagnie de la redoutée Haj Khanoum, une femme immense, enveloppée de son chador qu’elle tenait comme si on allait le lui arracher, et sans doute aussi pour afficher son soutien sans faille et son amour, vrai, inconditionnel, pour Agha – le diminutif de l’ayatollah Khamenei, le Guide de la Révolution. Haj Khanoum me posa des questions anodines auxquelles je répondis par des dénégations : « Nous n’avons rien fait, nous n’avons pas échangé ».

J’ai appris beaucoup plus tard, une fois arrivée dans le quartier des femmes, et retrouvant enfin mon premier et mon seul amour de prison, Sepideh, que l’opération avait été méditée par les Trois Bouquets ! Quand la garde vint chercher les filles pour la promenade de l’après-midi, l’une d’entre elles fit semblant de dormir et resta au lit. Les deux autres suivirent la garde en la distrayant à grand renfort de plaisanteries et de friandises, tant et si bien qu’elle en oublia la dormeuse et laissa la porte de leur cellule ouverte derrière elle. Haj Khanoum, la cheffe des gardiennes, était dans son bureau, sans doute devant la caméra inspectant les autres détenues. Sepideh sortit de son lit une fois les autres éloignées, et douée qu’elle est en tout, passa devant le bureau sans se faire voir, jusqu’à ma cellule, éloignée d’un petit pas. A l’époque, la clef des cellules restait sur leur porte. Inutile de dire que l’escapade de Sepideh changea la règle, eut des conséquences sur le régime carcéral et ne fit pas les affaires de Haj Khanoum.

RIP (Rest in peace). Ce fut le mot que je trouvai écrit sur le mur de la cour, deux jours plus tard, lors de ma courte promenade. Nous fûmes interrogées, les gardiennes aussi, et Haj Khanoum fut mutée, à la joie de tout le monde ! Elle était un peu trop sévère et empêchait toute forme d’échanges entre nous ou d’expression de notre part. Elle nous interdisait de rire ou de parler dans les couloirs, de chanter dans la cour ou dans notre cellule. Pendant son service, elle ne m’autorisait pas à me doucher tous les matins. Une restriction que je cherchais toujours à contourner. La salle d’eau était contiguë aux toilettes. Comme j’avais des problèmes de digestion je m’attardais souvent dans celles-ci et elle s’éloignait. Dès qu’elle entendait la tuyauterie elle me demandait de sortir pour me raccompagner à ma cellule. Je m’arrangeais donc pour quitter silencieusement les toilettes et me précipiter sous la douche. Une fois que j’étais mouillée des pieds à la tête, la religieuse qu’elle était ne pouvait plus rien faire ! Il n’est rien de pire que de souiller de l’eau de la toilette d’une mécréante la moquette et les tapis !

Quant à moi, après cette visite éclair de Sepideh, et une fois la crise de la journée passée, je me suis mise à rédiger des requêtes. Je pense avoir passé toute une nuit à formuler des propositions à mes interrogateurs : partager la cellule des Trois Bouquets, être des leurs pour les promenades quotidiennes… Je voulais retrouver tout simplement ce délicieux goût de la présence de quelqu’un à nouveau à mes côtés. Pour ne rien vous cacher, il y avait quelque chose de beaucoup plus fort. Je pense que je suis tombée amoureuse ! Oui vraiment, en vrai, pour de vrai ! J’ai mis du temps à le réaliser, et j’ai fait un poème que j’ai fini par lui faire parvenir. Ne me demandez rien sur nos modes d’échange de courrier, car on n’aimerait pas qu’ils soient dévoilés. Cela peut servir à d’autres (y-a-t-il un pays sans prison ?) Mais ne vous moquez pas de moi ! Je regardais cette porte lourde en fer qui un jour s’était ouverte, et je pensais à cette femme toute en lumière qui m’avait approchée, dans mon accablement ! Je rêvais d’elle, je désirais très fortement la revoir devant la porte. La frustration de ne pas l’avoir serrée dans mes bras était la douleur nécessaire pour penser à ce sentiment étrange qui vous envahit et vous habite un jour, sans que vous sachiez pourquoi, ce sentiment faute de quoi on n’aura jamais parlé de l’amour : celui du manque. N’est-ce pas parce que c’est la seule chose que l’on a à soi, pour donner à l’autre qui sans être appelé vient à votre rencontre ? Quand on n’a que l’amour…

Publié initialement sur le site Eurojournalist : http://eurojournalist.eu/quand-on-na-que-lamour-22/

26 février 2024

On ne naît pas hirondelle, on le devient (1/3)

 

En persan, « hirondelle » a des sens multiples. Le plus important pour notre propos, a trait à son utilisation pour désigner des femmes recrutées par les services de renseignement, et ayant pour mission de piéger une personne en vue de son arrestation, ou pour la déstabiliser politiquement. Dans ce contexte, le terme peut également être appliqué à des hommes. Le procédé est courant, dans la compétition fractionnelle, au sein du régime. Il permet de réunir les éléments nécessaires, à l’arrestation de suspects, ou propices aux règlements de comptes au détriment de rivaux politiques. On en parle beaucoup en Iran. Le cas le plus connu a impliqué un ancien ministre de la Culture du président Mohammad Khatami, surpris dans une relation extra-conjugale et contraint de se retirer de la vie politique. Un autre cas a défrayé la chronique : celui de Mitra Hajjar, cinéaste et actrice, qui aurait payé de sa vie ses manœuvres autour d’un ancien ministre qui, dit-on, l’aurait abattue pour s’en libérer, alors qu’elle était devenue sa seconde épouse. Bref, qui dit aujourd’hui hirondelle suggère immédiatement renseignement, services de sécurité, manipulation politique, ingérence dans la vie privée.

Jolie King, une touriste, ou comme elle se plaisait à le répéter, a poor tourist, de nationalité australienne, arrêtée avec son mari, Mark Firkin, a finalement quitté ma cellule du quartier des Gardiens de la Révolution au bout de trois semaines, pour rejoindre la section des femmes, dans un autre bâtiment du complexe pénitentiaire d’Evin. J’ai entendu dire qu’elle n’est restée là-bas qu’un mois, et qu’elle a été libérée grâce à l’intervention du gouvernement australien. Celui-ci a été moins efficace ou moins motivé pour Kylie Moore-Gilbert qui a passé environ deux ans et trois mois, sans grand secours des autorités de son pays. En prison, partager des lieux exigus, des plats répétitifs, un quotidien morose, permet de nouer des liens affectifs avec ses codétenues. Après avoir vécu près de trois semaines avec une étrangère, que je devais consoler et dorloter au quotidien, avec laquelle je devais partager les repas, et dont je me moquais gentiment – we are poor tourists ! – en imitant son expression, ce qui la faisait sourire, j’avais fini par m’y habituer.

Elle était partie depuis une semaine quand, fidèle à mes habitudes, assise cette fois-ci dans ma nouvelle cellule trois étoiles, munie d’une douche et d’un WC, en train de lire mon « Coran généreux » (Al Qoran-al Karim), j’entendis la porte s’ouvrir. Une grande et très belle femme entra, ayant sous les bras de quoi trahir ses intentions de squatteuse : son trousseau de prisonnière, composé d’une grosse couverture de soldat, noire ou grise, de sa tenue carcérale rose – pantalon, manteau, chador de couleur – et d’un sac en plastique contenant une paire de pantoufles, un top made in China, une culotte, une petite serviette, une brosse à dents, un tube de dentifrice. Je compris qu’une autre accusée s’apprêtait à me divertir pendant un moment. En effet, la réglementation interdit en théorie, de garder une prévenue en détention provisoire plus d’un mois. On se dit bonjour, puis je m’enfonçai dans ma lecture, comme pour montrer à la gardienne accompagnatrice, debout devant la porte, que nous n’allions pas transgresser les règles carcérales, en échangeant entre nous des secrets. Ô que non !

Publié initialement sur le site Eurojournalist : http://eurojournalist.eu/on-ne-nait-pas-hirondelle-on-le-devient-13/

27 février 2024

On ne naît pas hirondelle, on le devient (2/3)

 

A peine arrivée, et une fois fait son lit, contre le mur d’en face, pas d’autre choix, nous sommes alors à un mètre l’une de l’autre. Elle se rapproche de moi et s’assoit, pour me parler prétendument en catimini. Je lui fais comprendre qu’elle transgresse les règles, et que la gardienne ne va pas tarder à venir l’en avertir. Elle me répond alors, de la façon la plus naturelle, mais en élevant la voix : « Quoi, je n’aurais pas le droit de te dire tout simplement bonjour ?! Qu’elle essaie de m’en empêcher ! » Elle s’installe pour de bon, et me narre avec force détails l’histoire de son arrestation : « Ils sont venus à cinq, dont une femme, deux devant la porte, trois à l’intérieur, pour me chercher chez ma sœur. Je dormais, et il était vers 6h du matin. Mes neveux se préparaient pour partir à l’école et au travail. Les pauvres, ils leur ont confisqué leur téléphone, à eux aussi ! ». Je lui demande s’ils avaient un mandat d’arrestation, et de confiscation des téléphones : « Oui, je crois, pour moi, mais pour les autres je n’ai pas vu. Je n’ai même pas demandé. Tu sais, cela se fait tellement vite. On n’y pense pas tant leur présence est lourde ». – « Tes neveux ont récupéré leur téléphone ? » – « Oui, mais au bout de 24h. Et les photos de ma nièce ont posé problème ! Elle est convoquée. Elle est nue sur certaines photos ! »

On l’accuse d’avoir tenu en public, des propos critiques à l’encontre de la République, et de mobiliser les gens pour s’insurger. Elle serait aussi coupable d’avoir participé à la fabrication de cocktails Molotov, devant le Parlement. – « Tu l’as fait pour de vrai » ? » – « Oui, mais je n’étais pas seule, et puis nous ne sommes pas passés à l’acte. Ce jour-là personne n’est venu devant le Parlement. On a été dénoncés et les policiers étaient partout. Donc les gens s’étaient dispersés avant notre arrivée. Nous étions trois, et dès que nous sommes sortis du métro, nous avons compris le désastre, on a fait semblant d’être de simples passants, mais j’avais le sachet des munitions avec moi, des bouteilles, des tissus, mais pas encore l’essence. J’avais peur d’être interceptée par la police, et donc j’ai tout caché dans les buissons. Mais j’ai été filmée. » Je lui ai demandé comment elle était entrée dans une telle opération. « Par les réseaux sociaux. », m’a-t-elle répondu : « J’ai même trouvé un copain réformateur par les réseaux et lors de ces mobilisations, avec qui j’ai beaucoup voyagé avant mon arrestation. » .

C’est ainsi que nous entamons une cohabitation sympathique. On mange toujours ensemble, et je remarque qu’elle a de l’appétit, et rend hommage aux plats. Quand je me lève pour faire mes prières, elle me suit. Je prends le Coran, elle aussi, et nous communions en silence. Au bout de quelques jours, la cellule est méconnaissable tant elle s’emploie à la nettoyer. L’évier, les sanitaires sont dignes de Monsieur Propre ! Elle demande régulièrement l’aspirateur pour traquer la poussière et s’adonner à la propreté de la cellule.

Le soir, c’est l’heure des grandes confidences ! Elle avait 42 ans et était orpheline depuis son enfance. Sa mère travaillait comme femme de ménage à l’école et chez des particuliers. Quand celle-ci était malade et qu’elle ne pouvait pas se présenter à son travail, c’était elle, ma codétenue, qui la remplaçait. Très jeune encore, elle s’est débrouillée pour qu’une fondation (waqf) leur accorde une maison in the middle of nowhere, mais qui petit à petit, s’est retrouvée bien placée, dans une banlieue pauvre du sud de Téhéran. Elle aimait le volley-ball à l’école, et rien d’autre. Ses escapades finirent par être dévoilées. Son frère la mit à la porte à l’âge de 20 ans et la jeta dans les bras d’un ami prêt à l’épouser, comme le veut la coutume, sans cérémonie, sans robe blanche, sans dot. Elle était docile, s’accommodait de la vie qu’on lui imposait. Mais, dans sa nouvelle maison, sa belle-mère ne lui faisait pas confiance, allant jusqu’à cacher les clefs de la porte d’entrée. Agile qu’elle était, elle sautait par-dessus le mur de la cour pour gagner la ruelle. L’essentiel était de partir quand la vieille dormait encore, et de revenir avant qu’elle ne se réveille !

Elle se lança dans des activités bénévoles pour ne pas rester entre les quatre murs étouffants de sa maison. Elle poussait sans doute le bouchon trop loin pour un mari, turcophone, traditionaliste, qui partait à l’aube dans son atelier de maroquinerie et revenait tard le soir. Il finit par la renvoyer à 40 ans. « Je ne voulais pas divorcer. Je n’avais pas où aller ! J’ai pris des pilules pour me suicider, mais cela n’a pas marché, je suis restée à l’hôpital pendant 8 jours. Quand je suis sortie, j’ai espéré que mon mari comprendrait mon désarroi, mes regrets, et qu’il me garderait avec lui, je l’ai supplié ! Le lendemain nous étions chez le juge, qui n’a pas voulu m’entendre, et le divorce fut conclu, je me suis trouvée à la rue… Je marchais sans savoir où aller. La maison familiale, un waqf (biende mainmorte) mis à notre disposition, était maintenant occupéepar mon frère qui se l’était accaparée sans même nous en informer, ses frères et sœurs, et qui m’interdisait d’y pénétrer. Ma mère ne pouvait rien faire, elle n’avait aucun pouvoir. J’ai tourné dans les rues, finalement je suis allée à un poste de police pour me présenter sans abri. Ils n’ont rien fait. Je leur ai dit que s’ils ne m’aidaient pas je rejoindrais les filles de rue. Ils rigolaient : le soir tombait, je devais me dépêcher ! ».

Publié initialement sur le site Eurojournalist : http://eurojournalist.eu/fariba-adelkhah-on-ne-nait-pas-hirondelle-on-le-devient-23/

28 février 2024

On ne naît pas hirondelle, on le devient (3/3)

 

Elle finit par appeler quelqu’un avec qui elle avait échangé sur les réseaux sociaux. « Tu sais, on a l’impression d’être quelqu’un », me dit elle : « Les hommes s’adressent à vous avec tact et politesse, au point qu’on a le sentiment qu’ils vous connaissent et n’attendent que de vous voir. La vérité était autre ! Quand ils comprenaient que j’étais à la rue et que je venais de divorcer, ils raccrochaient ! J’ai finalement trouvé un ami qui avait une société, et je lui ai demandé de m’héberger pour quelque temps dans ses bureaux. Je ne demandais rien d’autre, j’allais très vite m’arranger. En fait je suis rapidement devenue son agent de main, la coursière de sa société. Je lavais, je faisais la cuisine que lui et ses collègues aimaient. J’avais en charge les relations de la société avec la banque. Je me déplaçais souvent avec des chèques conséquents sur moi. Je n’ai jamais rien volé ! Tout se passait bien pour moi, mais le père de ce Monsieur ne m’a pas supportée et a tout fait pour qu’il me vire. Je suis devenu alors baby-sitter, dans des familles dont les parents étaient divorcés ou travaillaient tous deux. Mais les femmes étaient jalouses et ne me supportaient pas longtemps. Je venais de trouver un très bon travail. Logée, nourrie plus salaire, pour m’occuper d’un garçon de 12 ans. J’étais tellement contente ! Le Monsieur habitait seul, et jepouvais espérer un bon salaire pour la première fois ! C’était juste avant mon arrestation. En plus, j’avais échangé avant l’entretien, des photos avec le Monsieur qui me recrutait. Les sécuritaires n’ont pas aimé ! J’avais dû montrer mes jambes épilées, parce que le Monsieur n’aimait pas voir une femme non épilée dans son entourage. Je lui ai juste envoyé une photo de ma jambe, sans rien d’autre, pour avoir droit à l’entretien. Et voila qu’elle est tombée dans les mains des Gardiens de la Révolution ! ».

Et de poursuivre : « J’aurais pu nouer un mariage temporaire (sigheh), avec un homme très proche de la famille, un juge de grande notoriété, les interrogateurs le reconnaissaient. Mais je n’ai pas voulu et lui n’a pas voulu m’aider autrement, par exemple en me facilitant la location d’un kiosque, pour faire des sandwichs ou des falafel. Il en avait pourtant les moyens. ».

Elle a rédigé une lettre pour ses interrogateurs, que j’ai corrigée, et dans laquelle elle exposait sa situation. Elle leur demandait d’être envoyée dans une prison où elle pourrait travailler et gagner de l’argent – ou de pouvoir travailler à Evin même, elle était prête à accomplir n’importe quelle tâche. Un soir, elle me dit : « Tu sais, ce que je mange ici, je ne peux pas l’avoir chez moi. ».

Elle est gentille, se montre respectueuse à mon égard parce que j’ai presque l’âge de sa mère. Elle passe son temps à lire et relire le Coran, trois fois, de bout en bout, en 10 jours. Quand elle achève sa lecture elle lève la tête et me dit que la première lecture est un vœu pour moi, pour que je retrouve ma liberté, la deuxième est destinée à son interrogateur qui est gentil – elle le lui a annoncé le matin même – et la troisième doit l’aider à trouver un travail. Sacré javanmard! comme on le dit dans la littérature des compagnons chevaleresques : une personne qui se met au service des autres et vit pour les autres en dépassant les contours de son soi.

Nous ne regardons presque jamais la télé, elle ne l’intéresse pas. Un jour j’ouvre néanmoins celle-ci, et lui demande de choisir une chaîne satellitaire iranienne, de ton plus libre que les chaînes publiques – les chaînes satellitaires sont un peu aux chaînes officielles ce que les zones franches off shore du Golfe sont à l’économie on shore. Son choix s’arrête sur une compétition d’athlètes. Elle sait en parler parfaitement. J’ai ainsi pris goût à regarder ce que j’ignorais complètement, plus encore ce que je fuyais presque par dégoût ! Elle était excellente formatrice. Elle m’a aussi raconté qu’elle était capable de dépecer un mouton – un travail d’homme ! Je le lui dis : « Oui, mais moi j’aime cela ». Et de continuer : « Pour pouvoir manger à ta faim, chez nous, quand j’étais petite, il fallait être au milieu du champ de bataille. C’est pour cela que je sais crier si fort. Ainsi, personne ne levait la main sur moi. ».

Elle est partie au bout de deux semaines, pour rejoindre le quartier des femmes. Quand j’ai été autorisée, moi aussi, à quitter l’isolement du quartier des Gardiens de la Révolution et à rejoindre à mon tour celui des femmes, la première personne qui est venue me voir à la fin des démarches administratives, après Sepideh, ce fut-elle. Ce fut aussi elle qui prépara un endroit pour que je puisse camper devant le bureau des gardiennes, en guise de protestation contre mon arrestation. Elle est allée chercher des tatamis, dans la salle de gym, en me disant que le sol était humide : « Sans tatami tu vas avoir mal au dos ! ».

Dans la section des femmes elle avait quelques amies, mais elle était souvent seule. On ne lui faisait pas confiance. Et ses cris, fondés ou non, dérangeaient beaucoup. On disait d’elle qu’elle était une agente, qu’elle faisait des rapports aux gardiens sur les autres détenues, bref qu’elle était une « hirondelle ». Elle fréquentait un peu trop le bureau du personnel, murmurait-on. Je ne lui ai jamais rien dit des soupçons qui pesaient sur elle.

Elle avait des visites, et son fils, avec lequel elle avait une relation distendue, est venu à plusieurs reprises, une rencontre toujours convoitée et qu’elle préparait bien à l’avance. Son seul souci était de trouver un travail à la sortie d’Evin, où personne ne l’attendait. Elle a été condamnée à la même sentence que moi, mais sa peine a vite été commuée. Elle a quitté la prison au bout de 37 mois, pendant que j’étais assignée à résidence, et j’ai perdu sa trace. Mais aujourd’hui, à chaque fois que je regarde une compétition d’athlètes – puisque j’aime désormais les regarder – je pense à elle. Est-elle devenue une « hirondelle » des Gardiens de la Révolution pour subvenir à ses besoins ? Si oui, c’est qu’elle n’avait pas d’autre choix.

Publié initialement sur le site Eurojournalist : http://eurojournalist.eu/on-ne-nait-pas-hirondelle-on-le-devient-33/

06 mars 2024

Le jour où j’ai voulu entrer dans l’opposition… (1/2)

 

Quand, au bout de trois mois et quelque de détention provisoire dans l’aile des Gardiens de la Révolution, j’ai enfin pu me trouver dans une autre cellule plus grande, de 10 à 12m² de surface, et munie de toilettes et d’une douche, j’ai eu également droit à partager mon home, par intermittence, avec une autre détenue, voire deux, selon des critères qui nous échappaient.

Me voyant un peu trop souvent seule, et sans doute un peu isolée, les Trois Bouquets ont beaucoup insisté pour que je demande à changer de cellule. Une chose un peu difficile, car il s’agissait, d’une part, de mon intimité, difficile à partager. Bien sûr, il y avait un petit muret qui séparait la « chambre » de la douche et des WC, mais cela restait un muret ! D’autre part, il ne me serait plus possible de sortir, notamment à l’aube, à l’heure de la prière, pour aller aux toilettes collectives dont l’espace était bien aéré et lumineux. Sans oublier que sa douche était mitoyenne de la cellule des Trois Bouquets, et rien que de les entendre parler ensemble et rire me faisait du bien.

Dans ma nouvelle cellule, j’ai pu rencontrer des militantes politiques, moi qui ne l’étais pas – je me suis toujours cantonnée à mes activités scientifiques –, notamment les membres du groupe dénommé Quatorze, qui avaient signé une déclaration exigeant un changement de régime et le départ du Guide de la Révolution, Ali Khamenei. L’une des militantes de ce groupe, Nargues Mansouri, une syndicaliste de la société des autobus, a passé une semaine avec moi. Elle connaissait très bien l’histoire des Quatorze et surtout celle de son propre syndicat. Elle en parlait avec force et détails, très intéressants, sur les rares espaces syndicaux laissés à la mobilisation sociale en Iran. Femme divorcée, mère d’une petite fille de 8 ans, elle m’a fait part de certaines questions de ses interrogateurs : « Comment ils ont fait pour vous trouver ? Vous êtes toutes des femmes divorcées ! ». Ce qui n’était d’ailleurs pas faux. Nargues en riait, en ajoutant : « Comme si cela les regardait ! ».

Fille de blessé de guerre et de martyr, elle tenait à cette double présentation. En fait, les martyrs de la guerre Iran-Irak, ne sont pas seulement ceux qui sont tombés sur le front. Beaucoup sont morts ultérieurement de leurs blessures après la guerre, et ce, jusqu’à nos jours. Les blessés et autres mutilés de guerre, finiront sans doute martyrs (shahid), mais avant ce dénouement héroïque, ils accèdent au statut de janbaz (littéralement : celui qui met sa vie en jeu). Nargues a entièrement raison de différencier les deux statuts, car les janbaz (qu’on déclinait de 25% à 75%, selon la gravité de leurs blessures) étaient en majorité à la charge de leur famille, tout en recevant une pension proportionnelle à leur état de santé.

Nargues Mansouri passait son temps, elle aussi, à écrire, à contester les accusations portées à son encontre, à demander à voir sa famille, notamment sa fille. Elle voulait également être reçue par le Guide qui, selon elle, pourrait parfaitement comprendre les raisons qui l’avaient poussée à rejoindre les Quatorze. Le personnel pénitentiaire la regardait de façon un peu hautaine en rétorquant : « Comme si Agha (le Guide) n’avait rien d’autre à faire ! ». Le reste du temps, elle bataillait avec les autres, notamment ses interrogateurs. Elle se fâchait très vite. La crise démarrait infailliblement par des insultes au régime et au Guide et des cris conséquents. Un jour, elle avait tapé dans le miroir qui sépare l’accusée de ses interrogateurs. Celui-ci s’est brisé sur elle. Narguès a remonté les escaliers ensanglantée, soutenue par deux membres du personnel pénitentiaire. Elle n’a pas touché à son repas, et longtemps crié, sans effets. Tel est d’ailleurs le mode d’action des gardiennes. Faute de pouvoir aider les détenues, elles les laissent seules à leur détresse. En moins d’une heure, parfois deux, tout s’arrête. Si besoin est, vous êtes conduite à l’infirmerie et on vous administre un calmant, voire un antidépresseur.

J’avais appris – Ne me demandez pas comment ! La circulation des informations est au top à Evin ! – qu’une des trois animatrices principales de ce mouvement des Quatorze, une femme de 70 ans, avait été arrêtée et se trouvait dans la cellule au bout du couloir, juste avant d’emprunter les escaliers qui nous permettaient de descendre dans la cour. On est curieux en prison, et on est attirée par les nouvelles arrivantes. On aime faire connaissance avec elles, et surtout les rassurer pour qu’elles ne se sentent pas seules. Ayant beaucoup entendu parler de cette Shahla, qui avait une belle voix de ténor, j’avais bien sûr envie de la voir. Ce sont, après tout, les célébrités du monde d’Evin ! Mais comment faire ? En passant devant sa porte, je guettais toujours la distance qui me séparait de la garde en charge de nous accompagner. Il ne faut quelques fois que 30 secondes, pour ouvrir le judas et regarder dans la pièce. Je l’avais fait deux fois, toujours sous les cris des gardes ! Mais, ce jour-là, rien à faire.

Publié initialement sur le site Eurojournalist : http://eurojournalist.eu/fariba-adelkhah-le-jour-ou-jai-voulu-entrer-dans-lopposition-12/

07 mars 2024

Le jour où j’ai voulu entrer dans l’opposition… (2/2)

 

Je renonce mais, au retour de ma promenade d’une demi-heure avec ma garde, je vois soudain qu’une de ses collègues était devant la porte de la cellule de la nouvelle arrivée, Shahla, en train d’échanger quelque chose avec elle. A notre approche, la garde referme la porte de la cellule pour que je ne puisse pas voir à l’intérieur de celle-ci, cache l’objet sous son chador et s’efface pour nous laisser passer. Prise par une envie folle de communiquer avec Shahla, j’élève ma voix pour dire que je sais qui elle est. A peine prononcé l’inévitable rappel à l’ordre quant à l’obligation de ne pas échanger avec les autres détenues, je me rapproche de la garde, et ouvre son chador pour dévoiler la chose qu’il dissimulait, en disant : « Voyons voir ce que Shahla vous a rapporté ! ». La garde recule, mais trop tard. Le chador laisse apparaître ce qu’elle tient entre les mains.

Je ne sais plus ce qui m’a pris. Je cours vers la même porte que je venais de franchir en poussant des cris comme jamais – mais comme j’avais envie de le faire depuis longtemps. J’exige qu’on m’apporte la Déclaration des Quatorze qui veulent renverser la République Islamique, pour que j’aie enfin droit aux livres en attendant d’être fixée sur mes chefs d’accusation. Je ne sais pas combien de temps cela a pris. Je me suis retrouvée dans ma cellule en gémissant. Une garde m’a apporté de l’eau en me demandant de me calmer.

Elle me quitte en m’annonçant que l’administrateur du lieu, un certain M. Hosseini (en fait tout le monde s’appelle Hosseini, à Evin) allait venir me voir. C’est un homme d’environ 50 ans qui regarde par terre quand il s’adresse aux femmes, mais qui est très gentil et essaye toujours de trouver une solution aux problèmes des prisonnières. Il dit toujours : « Je n’y suis pour rien, moi. J’ai la charge de votre vie matérielle, c’est tout. Pour le reste, je n’y peux rien. ». C’est lui qui m’a un jour apporté de sa bibliothèque personnelle, à ma demande, la thèse de l’Imam Khomeyni. Sous le prétexte de résoudre un problème relatif aux ablutions, j’avais demandé, pour changer de lecture, et pour rompre la monotonie de l’enfermement, le livre d’expertise (resâleh) de l’Imam sur les devoirs religieux. En fait, celui-ci n’est pas considéré comme un livre à proprement parler, mais comme un recueil d’explications relatives aux prières, aux devoirs et aux autres obligations religieuses, ainsi qu’à la conduite des affaires, au monde contractuel. Autrement dit, il s’agit d’un ouvrage complémentaire, une sorte d’exégèse des versets coraniques traitant du monde des devoirs et des pratiques concrètes du vivre en société, que les grands ayatollahs écrivent pour accéder au rang de « source d’imitation », et dont la diffusion dans les foyers est très large, tout croyant pouvant en avoir besoin à un moment ou un autre. A ma grande surprise, j’avais appris que la très grande bibliothèque de la prison d’Evin n’en disposait pas.

Quelques minutes plus tard, on frappe à ma porte : « Mme Adelkhah, Hajagha (qualificatif commun) veut vous voir, mettez votre voile ! ». Je réponds que je ne suis pas d’humeur à parler avec qui que ce soit. Je veux juste entrer dans l’opposition et signer la déclaration pour avoir des livres. De l’autre côté de la porte, M. Hosseini me rassure. Il allait prendre sur lui de m’apporter des livres au plus vite, mais je devais d’abord me calmer. « Voulez-vous autre chose ? », me demande-t-il très calmement. Je réponds que non, sans me rapprocher de la porte comme on est censé le faire. Le soir même, j’ai reçu quelques livres, de littérature religieuse, un peu enfantins, sur la vie des innocents. Sans cracher dans la soupe, je leur fais comprendre que j’ai été élevée dans une famille religieuse et que j’ai besoin de lectures plus substantielles. Néanmoins, j’ai commencé à les lire et, ma foi, ils n’étaient pas sans intérêt eu égard aux recherches que j’avais entamées à Qom.

Dans le tas, j’ai pu trouver pas mal de bons ouvrages, notamment trois livres d’un grand clerc, Ali Safai Haeri, le seul, à ma connaissance, qui ne s’est pas plié aux mobilisations de la République Islamique, en 1979. En parfait désaccord avec l’Imam Komeyni et sa conception du velayat-e faghih, le gouvernement du jurisconsulte, il a choisi de tourner le dos au pouvoir, bien que très jeune, 30 ans, au moment de la Révolution, et de retourner au Hozeh, l’école religieuse, et de reprendre son cheminement mystique malgré les pressions politiques et les contrôles auxquels il n’a pu échapper. Mort dans un accident de voiture en 1999, à l’âge de 48 ans, auteur de quelque 70 livres, essentiellement de méthode, Ali Safai Haeri était un clerc pour lequel la religion, comme structure, relevait de l’Art.

Quelques jours plus tard, la porte s’ouvre. On me remet un sachet tout blanc en plastique, bien rempli. Je l’ouvre : 8 livres qui m’apportaient l’odeur d’un passé non révolu, que je revivais dans mon sommeil et dont je soignais les moindres souvenirs, notamment celui de l’emballage d’un paquet de chocolat que mes interrogateurs m’avaient un jour remis de la part de Roland, l’ami de toujours, celui-là même que j’allais accueillir le jour de mon arrestation. Des livres en français : de Foucault, de Max Weber, des romans, du Virgile, des poèmes… D’où viennent-ils? « De votre ambassade », me répond la garde, comme pour me rappeler que je travaillais pour le compte des étrangers. Je n’ai pas eu de cris à pousser. Je me suis contentée de m’évader au loin, au moins en pensée, à travers ces livres, vers mes amis qui les avaient envoyés, et vers le lieu d’où ils me venaient, en fait le rez-de-chaussée du même bâtiment où était détenu Roland, qui les avait réceptionnés en premier. Une autre étape de ma vie venait de commencer. Je pouvais désormais lire autre chose que le Livre généreux. L’heure étant à l’espoir, j’ai très vite renoncé à mon adhésion au groupe des Quatorze, dont les membres devenaient toujours plus nombreux à Evin.

Publié initialement sur le site Eurojournalist : http://eurojournalist.eu/fariba-adelkhah-le-jour-ou-jai-voulu-entrer-dans-lopposition-22/

16 mars 2024

« Roland, le cri étouffé ! » (1/3)

 

Evin, comme ensemble pénitentiaire, est composé d’un agglomérat de villas, plus ou moins grandes, typiques de la société iranienne. Il est fréquent qu’il y ait un espace de stationnement devant et une cour derrière, pour les villas de deux étages. Dans les maisons exposées au nord, on entre directement dans la grande cour, mais il y a ensuite une petite cour à l’arrière. Ce sont ces cours qui servent généralement à la promenade. Quand vous vous rendez à l’infirmerie, dans les bureaux du procureur ou dans ceux de l’administration carcérale, il n’est pas rare de retrouver des éléments d’un ancien bâtiment annexé ou le faste dépéri du passé révolu d’une villa. Il en est ainsi de la grande cour, avec ses rosiers immenses et sa piscine, certes vide et délabrée, en son milieu, à laquelle les hommes ont accès pour leur promenade. De manière inopinée, et sans autorisation, j’ai pu, moi aussi, en profiter un jour.

Les gardiennes m’avaient fait entrer dans une pièce avec un bandeau sur les yeux. Mais les interrogateurs m’avaient permis de le retirer pour la discussion. Car, me dirent-ils, six mois après mon arrestation, il s’agirait d’une vraie discussion, cette fois-ci. Ils prétendirent que mes propos les avaient convaincus et qu’ils allaient changer leur méthode d’interrogatoire pour arriver à des résultats satisfaisants quant à mon avenir carcéral ! Un nouveau mensonge, auquel j’ai cru. J’ai mis du temps à comprendre que mentir fait partie de la profession. La réunion étant terminée, la bande d’interrogateurs, trois, s’est retirée, sans doute pour rappeler ma gardienne qui devait venir me chercher afin de me reconduire à ma cellule, dans l’immeuble d’à côté, relié au bureau dans lequel je me trouvais par des passerelles et des escaliers.

Du coup, j’étais seule dans la pièce. Hésitante car, comme je l’ai déjà écrit, on intègre vite les interdits en prison, je me suis alors levée avec les nécessaires précautions, et presque comme une voleuse, pour m’approcher de la très belle fenêtre. Ouf ! Des promenades de groupe chez les hommes ! Comment est-ce possible ? Nous sommes pourtant toujours en prison ! Ils étaient une trentaine, habillés en pyjama carcéral. Beaucoup marchaient seuls, d’autres par deux ou trois, mais pas plus. Certains assis, dans une cour ensoleillée, et au milieu des rosiers, autour d’un bassin vide. Les interdits ne sont pas les mêmes pour tout le monde, en prison. Ce ne sont pas des interdits fixés en fonction des accusés. Ils sont dictés par la configuration des lieux ou les limites de l’encadrement. Bref, ce qui me faisait rêver, relevait du quotidien pour d’autres. Evin est un monde de discrimination, et les femmes sont toujours les moins ou les plus mal servies.

Revenons à Evin en son béton. Cet espace répond naturellement à des exigences sécuritaires et carcérales. Il a fallu ajouter des murs, les renforcer, les élever, et construire des escaliers et des passerelles pour la circulation des détenus et des gardes. Mais Evin ne comporte pas de bâtiment portant une identité proprement carcérale. En tout cas, je n’en ai pas vu. L’extension du complexe pénitentiaire, dans le nord de la ville, s’est faite par annexion et réaménagement de villas existantes qui n’ont pas été détruites. Quand on sort de sa cellule – et cela arrive souvent, que ce soit en marchant, ce qui est rare, ou en voiture ou en mini bus – on évolue dans cet espace de ruelles (koucheh) ou d’allées bordées de platanes mais aussi de mûriers, nombreux dans ce quartier et dont on raffole en Iran, ainsi que de rosiers dont on vole parfois les fleurs pour en faire des bouquets et les offrir à nos codétenues.

Ce paysage m’est d’autant plus familier que la prison se situe sur les hauteurs du quartier d’Evin – Evin Darakeh – au pied du mont Alborz, sur les lieux de randonnée du vendredi de ma jeunesse, avec mes amis. L’administration pénitentiaire a progressivement étendu son emprise en la cernant de hauts murs en béton, symboles, aux yeux des passants, de l’oppression, de l’injustice et de la torture du régime en place, que ce soit celui du Shah ou de la République Islamique.

Un soir, alors qu’il faisait encore très bon, les derniers jours du printemps, avant que la chaleur ne s’installe, on vient me chercher pour la promenade, vers 18h, quand c’est mon tour (l’attente est souvent longue, l’heure de la promenade dépendant du nombre des détenues). Il y a du soleil sur les escaliers qui conduisent à la cour, mais non dans celle-ci. Je demande à la garde qui m’accompagne de me laisser m’asseoir sur les escaliers. Elle n’y voit pas d’inconvénient. Elle me dit qu’elle viendra me chercher dans 30 minutes. Elle insiste : je ne dois pas bouger. J’acquiesce à nouveau.

Publié initialement sur le site Eurojournalist : http://eurojournalist.eu/fariba-adelkhah-roland-le-cri-etouffe-13/

17 mars 2024

« Roland, le cri étouffé ! » (2/3)

 

Assise sur les premières marches, je me tords dans tous les sens, comme un tournesol, en descendant progressivement les marches pour accompagner le mouvement du soleil afin de capter le plus de rayons possible. Je m’enivre de soleil. Ayant fermé les yeux, j’expose mon visage à la douceur de la lumière qui frappe ces murs et m’emporte loin dans mes souvenirs. Je savais que j’allais être libre un jour, je ne me tracassais pas trop avec ce que l’avenir me réservait. Je n’étais jamais très inquiète pour moi, mais pour mes contacts, mes amis, ceux avec qui j’avais échangé des emails et dont les noms revenaient lors des interrogatoires.

Au risque de vous surprendre, je dois admettre que l’emprisonnement vous libère, comme un coup de tonnerre, de toutes vos urgences et obligations. On peut le vivre comme une sorte d’anesthésie. J’étais encore un peu dans les nuages desquels j’avais du mal à redescendre, si tant est que je le voulusse vraiment. Qu’on l’admette ou non, la vie n’est pas un long fleuve tranquille, mais plutôt sanglant, comme le disait Maxime Rodinson. Tout un chacun en fait l’expérience à son propre niveau. Et dans la mesure où on ne peut pas tomber plus bas, les murs de la prison peuvent être un rempart de sécurité, une protection. En fait, l’expérience carcérale est d’autant plus étrange qu’elle n’est pas toujours ni nécessairement vécue comme une rupture. Elle est aussi un moment de règlement de comptes, à plusieurs niveaux, mais dans un contexte fort différent, car l’inculpée est désormais inatteignable par le monde extérieur.

Oui ! La prison peut être vécue comme un refuge qui vous protège des autres. Certaines – je ne parle jamais que des femmes, et des années 2019-2023 – en deviennent dépendantes, comme d’une addiction. Elles n’arrivent pas à la quitter, y compris dans leur tête et une fois sorties, ce qui pose d’horribles problèmes de réinsertion après leur libération. D’autres y retournent à l’issue de leur permission ou à la suite d’un nouveau mandat d’arrêt, la valise en main, résignées à ce nouveau séjour.

Assise sur ces escaliers, sachant que dans une demi-heure on me ramènerait à ma cellule, et que désormais, hors l’interminable attente, ma vie ressemblait de plus en plus à celle d’un nourrisson : manger, déféquer et dormir (MDD), rien n’était plus urgent que de savourer pleinement le moment et les rayons de soleil qui pénétraient ma peau. A travers les fentes, entre les marches, je pouvais voir, en bas, le passage qui nous conduisait aux pièces d’interrogatoire et qui était également emprunté par les hommes qui avaient été arrêtés, eux aussi, par les Gardiens de la Révolution.

Ce jour-là, j’avais fermé mes yeux face au soleil, quand j’entendis la porte du rez-de-chaussée s’ouvrir. Curieuse, je me penche pour regarder ce qui se passe en bas. De là où je suis assise, je ne vois que des pieds qui cherchent de façon étrange leurs pantoufles ! Nous, les Iraniens, nous les trouvons instinctivement et nous y glissons automatiquement nos pieds. La personne, en bas, se bagarrait drôlement avec ses pantoufles en plastique devant la porte. Celles-ci se tournaient sous les coups de pied maladroits, se mettaient tantôt à l’endroit, tantôt à l’envers. L’homme portait des chaussettes noires et un beau pantalon, bleu marine, avec un ourlet, ce qui est rare en Iran. J’ai pu remarquer ensuite une ceinture noire et une chemise à rayures bleues.

Je me suis alors précipitée pour me pencher comme j’ai pu, pour voir le reste, étant donné que tout était familier à mes yeux. Soudain je vois Roland, l’ami que j’allais chercher à l’aéroport au moment de mon arrestation, et dont on m’avait dit, la main sur le cœur, qu’il avait quitté le territoire au terme de son visa de cinq jours, après avoir été hébergé par les soins des Gardiens de la Révolution dans un hôtel, non loin de l’aéroport. Il est conduit, les yeux bandés, comme nous les femmes, chez son interrogateur. En temps normal je l’aurais hélé par son diminutif, Rolani. Mais là rien ne sort de ma bouche, rien, absolument rien ! Le silence, et rien que le silence, et je suis sans aucun mouvement devant cette découverte. La garde qui est dans son bureau, à son poste de travail, et surveille la situation grâce aux multiples cameras, voyant que quelque chose ne va pas, revient vers moi en m’interrogeant pour me demander s’il y a un problème.

Publié initialement sur le site Eurojournalist : http://eurojournalist.eu/fariba-adelkhah-roland-le-cri-etouffe-23/

18 mars 2024

« Roland, le cri étouffé ! » (3/3)

 

Je lui dis que j’avais vu mon ami en bas ! « Vous vous êtes sans doute trompée », rétorque-t-elle, sur un ton convaincu, à défaut d’être convainquant. Et de m’annoncer précipitamment, pour changer de sujet, que c’est la fin de la promenade pour cet après-midi, et de me reconduire à ma cellule.

Je me suis souvent interrogée sur les raisons de mon silence. Pourquoi n’ai-je pas crié le nom de Roland ? Mon mutisme et mon calme me surprennent d’autant plus que chaque jour je demandais à mes interrogateurs : « Qu’avez-vous fait de Roland ? Qu’est-ce que vous lui avez dit ? Comment il a réagi à la nouvelle de mon arrestation ? ». Naïve que j’étais, je pensais que les Gardiens de la Révolution l’avaient tenu informé des doutes de l’administration sur mes relations et sur mon travail. J’étais à mille lieues de penser qu’il pouvait être arrêté et se retrouver dans la même prison que moi.

Je m’avance des bribes de réponses, mais aucune ne m’a l’air satisfaisante. D’abord la pudeur et la retenue, voire l’autocensure, étant donné que j’avais été familiarisée aux codes à respecter à Evin. Jusqu’à ces hommes qui ferment les boutons de leur chemise sur leur cou et ne regardent pas leur victime féminine ! Habillée d’un tee-shirt sans manches, j’étais en tenue d’intérieur, une sorte de pyjama pour aller au lit, un peu trop grand pour moi et laissant apparaître mon cou bien dégagé. Rien de gênant quand on est entre femmes, mais devant un homme croyant, du moins en apparence, de surcroît maktabi, doctrinaire – ils le sont tous dans ce genre d’institutions – je dois avouer que c’était limite ! Si j’appelais Roland par son prénom, celui qui allait lever sa tête dans la bonne direction c’était son garde, à quatre ou cinq mètres de moi ! Je ne sais pas si je craignais le regard d’un étranger sur mon corps peu couvert, du point de vue de la tradition, ou si je n’avais tout simplement pas le courage de l’imprévisible entre les murs d’Evin.

D’un autre côté, j’ai été désarmée devant cette réalité. Je crois que j’ai été tout simplement tellement rassurée de savoir que Roland était là, avec moi, au rez-de-chaussée, que je n’en voulais pas plus. Prendre conscience de cette réalité m’a tout simplement demandé du temps. C’était dur, mais c’était rassurant pour moi, non pas de le savoir condamné au même destin que moi, certes pas !, mais tout simplement de savoir où il était. Depuis mon arrestation, c’était mon unique interrogation : qu’est-il arrivé à Roland, une fois passé les contrôles, dans une ville où il ne connaît que ma famille, et n’ayant aucun numéro de téléphone ni adresse à contacter ? Je pensais à ces mères de soldats disparus auxquelles on annonce que leur enfant a péri sur le front, mais qui ne parviennent pas à calmer leur douleur et cherchent désespérément un signe de vie ! Et qui, quand on leur présente un corps, fût-il déchiqueté, et assistent à son enterrement, s’apaisent et entament leur travail de deuil.

Quoi qu’il en soit, mon silence et mon attitude m’ont longtemps interrogée au point que j’ai rêvé de ce cri manqué, pendant très longtemps. J’ignore toujours si Roland savait à ce moment que j’étais moi aussi à Evin. Quand l’a-t-il appris ? Je ne le sais toujours pas. L’évocation de cette première rencontre est même devenue un sujet de dispute téléphonique entre nous quand je me suis trouvée en résidence surveillée, munie d’un bracelet électronique, et lui rentré en France. Roland pense avoir été mis dans la tenue carcérale dès son arrivée à Evin. Il le disait avec une telle assurance que j’ai alors commencé à douter de ce que j’avais vu. J’ai vite pris la juste mesure de ma fragilité, désormais, insoutenable mais bien réelle, avant de réaliser que l’état psychologique de Roland était encore plus atteint que le mien, foudroyé qu’il avait été par son arrestation, sans que je puisse agir en quoi que ce soit pour le soutenir de là où je me trouvais moi aussi.

Je me suis alors lancée, agente 007 dans l’âme, par l’intermédiaire de ma grande sœur, dans la recherche de la vérité. Je lui ai fait demander à la famille de la personne dont j’avais appris qu’elle avait partagé la cellule de Roland. Ainsi, j’ai pu comprendre que, durant les dix premiers jours de sa détention, celui-ci avait gardé sa valise et était donc dans ses propres habits. Lorsque j’ai entraperçu Roland bataillant avec ses pantoufles, nous étions au neuvième jour de mon arrestation. Je venais de mettre fin à ma première grève de la faim pour pouvoir appeler pour la première fois ma sœur au téléphone, au huitième jour de ma détention. Roland n’a fait son entrée administrative à Evin que le dixième jour de notre arrestation. Je pense que les autorités iraniennes pesaient encore le pour et le contre de l’acte qu’ils avaient commis et espéraient conclure rapidement une négociation avec les autorités françaises.

Le lendemain de cette rencontre, qui n’en fut pas une, on m’appelle à l’interrogatoire.

Roland est ici ! Vous l’avez arrêté comme moi !

- Qui vous l’a dit ? Il vous a menti, il est parti comme je vous l’ai dit, moi !

- Personne ne me l’a dit, je l’ai vu de mes propres yeux !

- Vous vous êtes trompée ! Ce n’était pas lui, il est parti, je vous l’ai déjà dit !

J’ai encore une fois étouffé mes cris, mais la vengeance est un plat qui se mange froid. Un jour j’ai lancé une bouteille d’eau à la tête de cet homme. Ouf, ça va un peu mieux.

Publié initialement sur le site Eurojournalist : http://eurojournalist.eu/fariba-adelkhah-roland-le-cri-etouffe-33/

06 avril 2024

Répression en pagaille et pagaille de la répression (1/2)

 

Dans le complexe pénitentiaire d’Evin, deux grandes institutions rivalisent en y tenant le haut du pavé carcéral : les Gardiens de la Révolution et le Ministère du Renseignement. Mais sans doute faut-il tenir également compte du Ministère de la Justice et de l’armée, si je m’appuie sur mon expérience personnelle. J’ai rencontré une détenue, qui avait été arrêtée avec son mari, et qui était sous le pouvoir du premier. Quant aux militaires, certains sont incarcérés à Evin, mais en règle générale, ils semblent être emprisonnés dans des centres de détention propres, en dehors du complexe, si j’en crois un échange furtif que j’ai pu avoir avec l’un d’entre eux. Il en est notamment ainsi des arrestations intra-institutionnelles, au sein de l’armée, de la Justice ou encore du clergé.

Ces différentes instances ne semblent avoir ni les mêmes vues, ni les mêmes méthodes. Elles se distinguent aussi par leurs locaux. Elles ne communiquent pas entre elles, et même se méfient les unes des autres. Les prisonniers sont ballottés entre le Ministère du Renseignement, les Gardiens de la Révolution et l’institution judiciaire, dans une sorte de pagaille organisationnelle qui engendre de multiples problèmes. Mais ces services se tiennent tous par la barbichette.

On l’a vu, la détention se décompose en deux temps. Les prisonnières sont d’abord dans la main du service qui les a arrêtées. Elles sont détenues dans les bâtiments de celui-ci, et y sont interrogées par ses agents. Ce n’est que dans un deuxième temps, après avoir reçu leur sentence, qu’elles sont transférées dans le quartier ordinaire des femmes qui, dans les faits, à Evin, n’accueille que des détenues relevant des questions de « sécurité ». Les hommes arrêtés pour des raisons politico-sécuritaires, sont mêlés après leur procès, aux condamnés de droit commun, notamment pour malversations financières ou dot et chèques impayés, mais pas aux criminels, ni aux drogués. Précisons également qu’Evin comporte une section réservée aux transsexuels.

En revanche, le Ministère de la Justice ne semble pas disposer de locaux de détention attitrés. Il venait chercher sa détenue chaque matin, pour les interrogatoires et la ramenait le soir, souvent tard. Ainsi, les interrogatoires se passent dans les locaux propres à chaque institution, sur la base des « preuves » qu’elle rassemble et en fonction du droit d’arrêter des personnes qu’elle se reconnaît. Nous parlions entre nous du « traficotage » ou de « l’invention » du dossier – un signe parmi d’autres de l’incompréhension totale, qui règne entre les détenues et leurs interrogateurs, ces experts, ces agents de l’ordre, qui sont préoccupés par un ordre que l’ordre ignore.

Pendant nos déplacements au sein du complexe d’Evin, nous situions assez bien les locaux du Ministère du Renseignement, car ils sont à proximité de la clinique dans laquelle les médecins donnent des consultations pour les prisonnières, et où s’effectuent les examens médicaux. Les locaux des Gardiens de la Révolution sont eux, placés dans une petite ruelle, et sont dissimulés aux regards. Les Gardiens de la Révolution et le Ministère du Renseignement disposent également de « maisons de sûreté », à l’extérieur d’Evin, dans lesquelles certains prisonniers sont conduits, généralement les yeux bandés pour qu’ils ne puissent pas les localiser. C’est ainsi que je ne sais pas où j’ai passé ma première nuit de détention, après mon interpellation à l’aéroport, ni ne puis identifier le lieu de mon premier interrogatoire dans l’enceinte de celui-ci, où j’ai été questionnée et humiliée pendant quatre heures par des jeunes hommes alors que d’autres, hilares, se chamaillaient autour du contenu de mon ordinateur portable.

Si j’en juge par ma seule expérience, forcément limitée, les femmes qui ont été interpellées lors des manifestations de l’automne 2019, puis pendant le mouvement « Femmes, vie, liberté », ne sont généralement restées à Evin qu’un mois, la durée légale des arrestations au terme de laquelle elles étaient soit libérées sous caution, soit transférées dans d’autres lieux de détention. J’ai pu voir moi-même, devant Evin, beaucoup de familles venir prendre des nouvelles de leur enfant pendant cette période. Accompagnée d’une fonctionnaire de la gendarmerie (et non du personnel pénitentiaire), armée d’un pistolet pour la circonstance, de deux policiers et d’un chauffeur, je me rendais à l’extérieur pour des consultations médicales – les deux premières fois menottée, par la suite sans l’être, malgré les protestations des agents aux différents contrôles, qui ponctuent la sortie de la prison. Mais de façon générale, nous, les prisonnières politico-sécuritaires, nous n’avons pas été les témoins directs de ces vagues d’arrestations de 2019 et de 2022. Toutefois, pendant ma détention provisoire, j’ai entendu l’arrivée de plusieurs femmes, et j’ai même partagé avec l’une d’elles ma cellule. Elle était divorcée et turcophone. Habituée à de telles arrestations, elle semblait confiante, dans la capacité de ses parents à payer sa caution.

Il faut noter que la grande majorité des accusées politico-sécuritaires, restent en liberté conditionnelle avant leur jugement. Certaines, peu nombreuses, voient suspendue l’exécution de leur sentence sur une longue période. La date de leur entrée en prison est laissée à l’arbitraire de l’institution judiciaire, qui se décide en fonction, notamment de la place disponible dans l’enceinte du quartier des femmes. Tel fut le cas de Samin Ehsani, une jeune femme de confession bahaï, originaire de Gorgan, née en 1985, activiste des droits de l’enfant, en particulier en faveur des jeunes Afghans. Dans l’attente de l’exécution de sa sentence, prononcée en 2012, et sans nouvelles de celle-ci, elle se maria et menait une vie normale, si tant est qu’on puisse le dire ainsi, dans l’espoir que la suspension de sa peine, si longtemps reconduite, finirait par annuler sa condamnation à cinq ans de détention pour collusion avec l’étranger et atteinte à la sécurité nationale. Sa fille avait cinq ans, quand, un beau jour, les autorités se présentèrent à son bureau et lui demandèrent de les suivre. Elle n’eut pas l’autorisation de dire au revoir à Keyzad, son mari, ni à Nila, sa petite fille ! Je me souviens d’elle, une sacrée Shéhérazade, qui nous racontait souvent, le soir, des histoires comme on le fait avec les enfants dans leur lit, pour les endormir.

Publié initialement sur le site Eurojournalist : http://eurojournalist.eu/fariba-adelkhah-repression-en-pagaille-et-pagaille-de-la-repression-12/

07 avril 2024

Répression en pagaille et pagaille de la répression (2/2)

 

De fait, notre sort de prisonnière était variable, suivant l’autorité qui nous détenait. Entre nous, nous en discutions très librement, sans avoir peur des mots, et même en frimant quant à la qualité de la nourriture dont nous disposions, au « confort » de notre cellule, à nos possibilités de promenade, au comportement des gardiennes. Nous frimions aussi, quant à notre propre comportement, vis-à-vis de nos interrogateurs ou de nos surveillantes, comme par exemple, quand je me vantais d’avoir jeté une bouteille d’eau, à la tête de l’agent qui me questionnait. L’une assurait avoir craché dans le plat qu’on lui avait servi, en disant que c’était de la merde, une autre qu’elle avait répondu à la surveillante, qui lui avait demandé son soutien-gorge, de venir le prendre elle-même – et tout le monde de rire plein d’admiration. Une détenue qui, dans le cadre de sa sentence, devait travailler pour les Gardiens de la Révolution, ne cessait de mettre en avant la rapidité avec laquelle elle obtenait ce qu’elle demandait : « tous les livres ou produits que je demandais, je les recevais le soir même ! ».

J’avais relaté à une codétenue que je l’avais vue partir d’Evin dans une très belle voiture, alors que je rentrais de ma consultation médicale dans un minibus minable : « Fariba joon, je n’ai jamais été transportée que comme cela ! », me rétorqua-t-elle avec fierté et distinction. Nous nous vantions également de la considération ou de l’affection que nous témoignaient certaines surveillantes, certains interrogateurs, des cadres dirigeants de la prison ou le personnel du service juridique : « Il m’a dit qu’il ne me laisserait jamais partir dans tel autre lieu de détention, qu’il me le promettait », ou « Il m’a dit, ne viens plus ici, ce n’est pas un lieu pour toi, tu es belle et intelligente ». Vantardises qui nous faisaient d’ailleurs soupçonner certaines de nos codétenues, d’avoir des relations privilégiées avec l’administration pénitentiaire, ou les services de sécurité. Nous nous leurrions aussi sur ce que nous promettaient ou nous garantissaient certaines autorités judiciaires au sujet de nos droits, ou sur leur conviction que nous étions innocentes de ce dont on nous accusait, ou encore sur ce que nous croyions savoir du monde carcéral et de ses secrets.

Pendant ce temps, les deux principales instances d’Evin, les Gardiens de la Révolution et le Ministère du Renseignement, rivalisaient entre elles sur notre dos, en grignotant des parcelles d’espace, notamment de parking, au sein du complexe pénitentiaire. Elles se distinguaient en matière de locaux, de type d’habillement, de standing de voiture, mais aussi d’intransigeance à notre encontre. Il n’était pas rare que l’une des deux considère comme innocente, voire acquitte une détenue considérée comme criminelle par l’autre. Tel était le sort des environnementalistes, dont j’ai partagé la détention. Le Ministère du Renseignement voulait les libérer, les Gardiens de la Révolution s’y opposaient.

Je suis moi-même passée des mains des Gardiens de la Révolution, qui m’avaient arrêtée, à celles du Ministère du Renseignement, quand j’ai été assignée à résidence en octobre 2020. C’était celui-ci, qui avait obtenu cette décision, en estimant que je relevais de sa compétence, dès lors que j’avais été jugée et condamnée, et que je pouvais sortir de prison en étant mise sous contrôle judiciaire. A cette occasion, j’ai pu mesurer la différence entre les conditions de privation de liberté, de la part de chacune de ces deux institutions. Les locaux du Ministère du Renseignement, dans lesquels j’avais été transférée, dans l’attente de ma sortie d’Evin, étaient beaucoup plus sombres. Les promenades et les douches, étaient restreintes à trois par semaine à peu près – en tout cas pour ce qui m’a concernée, car je ne le dirais jamais assez, Evin est un monde instable de discriminations. Les gardiennes se dissimulaient à nos regards, en s’enveloppant dans leur vêtement « islamique », comme pour nous empêcher de les reconnaître une fois libérées. Les interrogatoires étaient plus stricts – on les subissait les yeux bandés et tournées vers le mur – et beaucoup moins professionnels que chez les Gardiens de la Révolution, conduits de manière presque timide, n’allant jamais au fait, s’en tenant aux chefs d’accusation, sans jamais chercher à apprendre de l’expérience de la détenue que j’étais. Estimant que j’avais déjà répondu à toutes ces questions, supportant mal ces nouvelles normes, je m’enfermais dans le silence, les protestations, les cris, les pleurs. En vérité, je ne comprenais pas que le passage d’un service de sécurité à l’autre, n’avait rien d’évident et faisait l’objet d’âpres négociations entre les deux institutions.

Cela a duré trois semaines, interminables, pendant lesquelles ma famille fut appelée à plusieurs reprises, pour venir me chercher et pour s’entendre dire, une fois arrivée à Evin, qu’il fallait encore attendre quelques jours. Lorsque ma sortie fut actée, elle dut encore patienter pendant sept heures (!) car les Gardiens de la Révolution, mécontents, m’avaient à nouveau convoquée pour un nouvel interrogatoire, avant les dernières procédures de la levée d’écrou. De leur côté, les fonctionnaires du Ministère du Renseignement, m’affirmaient que je n’avais plus rien à faire avec les Gardiens de la Révolution, et que je pouvais refuser de répondre à leurs convocations ou à leurs questions… Cette rivalité, me laissera d’ailleurs par la suite, une certaine marge de manœuvre et de contestation, tout comme aux autres détenues.

Le cirque recommencera, lorsque je devrai retourner en prison en janvier 2022 à la suite, me dira-t-on, d’une décision de justice pour avoir enfreint des dizaines de fois les limites fixées. Trois heures durant, bracelet électronique au pied, je devrai patienter en écoutant deux ou trois responsables, discuter en chuchotant à propos de mon cas, autour de leurs ordinateurs. Ils ne savaient comment faire, pour me réintroduire dans le quartier des femmes. Jusqu’à ce que l’un d’entre eux pousse un cri de joie, ravi de sa trouvaille : « Elle n’a jamais quitté la prison !». Cela voulait dire qu’administrativement, je n’étais jamais sortie d’Evin. Nul besoin, donc, de me réenregistrer. Les ciseaux en main, il s’est jeté pour ainsi dire à mes pieds, pour me retirer le bracelet électronique. Et j’ai été à nouveau placée, dans la cellule que je redoutais, sans fenêtre, celle de la quarantaine pendant la pandémie de Covid. La même Niloufar, l’environnementaliste, n’a pas tardé à venir avec un panier de fruits et de petits gâteaux.

Publié initialement sur le site Eurojournalist : http://eurojournalist.eu/fariba-adelkhah-repression-en-pagaille-et-pagaille-de-la-repression-22/

16 avril 2024

Etre prisonnière politique… (1/2)

 

Il est vrai que le quartier des femmes, à Evin, n’abrite que des prisonnières dites politico-sécuritaires. Mais de là à penser qu’elles sont unies par une cause ou une action, il y a un pas que je ne franchirais pas. En dehors même du fait qu’on ne peut pas donner une définition précise de cette qualification, son attribution ne relève pas d’une décision qu’auraient prise la majorité des femmes qui occupent ce lieu.

D’abord, parce que ce qui fait des femmes des prisonnières « politico-sécuritaires », varie d’une personne à l’autre. Entre la revendication de la liberté de mise et l’envoi de clips à Masih Alinejad, l’opposante acharnée de la République islamique vivant en Amérique, à l’affichage de communiqués ou de textes émanant des Moudjahidines du Peuple, une organisation armée dont l’objectif premier et ultime est le renversement du régime, ou encore à la publication sur Internet d’une revue numérique d’orientation gauchiste, il n’y a rien de comparable.

Ensuite, parce qu’il n’y a guère d’entente parmi les prisonnières, hormis sur les questions d’hygiène – j’y reviendrai dans une prochaine chronique – ni même de solidarité entre elles qui les unirait et leur permettrait d’agir de concert. Les pétitions qui sortent d’Evin ne sont signées que par des groupes circonscrits de détenues, ou par des individualités. Celles qui en prennent l’initiative, n’en parlent pas à leurs compagnes d’infortune, ni ne communiquent sur le pourquoi et le comment de leur acte. Les actions collectives sont rarissimes, sinon pour chanter, faire la fête ou commémorer un deuil. Soit, qu’il est difficile de mettre tout le monde d’accord. Soit, et c’est sans doute un facteur explicatif plus important, que les signataires ne veulent pas ajouter sur leur pétition d’autres noms que les leurs. Ne pas oublier que la militante politique en Iran a des penchants pour le cavalier seul…

Autrement dit, plus politique que moi, tu meurs ! La cause du politique est noble et ne se mêle pas aux autres. On peut y voir une tradition héritée du temps de la monarchie. Le secret de l’action était nécessaire pour mieux se protéger (et protéger les autres) de la répression. Bref, celles qui veulent changer la société sont peu portées à communiquer avec les autres détenues, alors même qu’elles vivent sous l’œil des caméras de façon permanente et que les échanges avec l’extérieur passent quasi exclusivement par le téléphone, évidemment mis sous écoute. Entre les royalistes, les gauchistes, les Moudjahidines du Peuple, les Bahaïs, les adeptes des Darawish (les confréries soufies), les réformatrices, les converties au christianisme, les vraies activistes politiques (ne l’est pas qui veut !), font toujours le choix de n’apparaître que parmi les leurs ou leurs élues.

En définitive, ce qui prévaut dans le quartier des femmes, c’est le mode du ghetto. Et c’est bien là où le bât blesse. Pas d’unité sans dialogue. Pas d’unité non plus si tout le monde veut être leader. De plus, ce mode d’organisation est source de tensions et de conflits permanents entre les femmes dans la mesure où leurs regroupements ne sont jamais stables et où leurs alignements menacent leur équilibre. En prison, plus qu’ailleurs, on passe son temps à confier ses secrets (et ceux des autres), dans l’angoisse d’être dénoncées ou trahies. Bien sûr, chaque courant peut se subdiviser par moments, ou se reconstituer. Les clivages sont aussi importants parmi les membres d’un groupe qu’entre des groupes différents.

Publié initialement sur le site Eurojournalist : http://eurojournalist.eu/fariba-adelkhah-etre-prisonniere-politique-12/

17 avril 2024

Etre prisonnière politique… (2/2)

 

Ainsi, Bahareh Sisoleimani, une intellectuelle de gauche, avait écrit une plainte contre les royalistes dont l’une des membres s’amusait à lancer le slogan « A bas les trois corrompus : le mollah, le gauchiste, le Moudjahidine ! » (en persan cela rime) à chaque fois qu’elle passait à côté de son lit, quand elle s’y reposait. En fait, cette provocation ne faisait que répondre à un slogan antérieur des gauchistes : « A bas l’oppresseur, qu’il soit Shah ou Guide ! ». Les critiques à l’encontre des autres sensibilités politiques que la sienne sont monnaie courante.

Les détenues soupçonnent souvent les autres de recevoir de l’argent de l’étranger, par exemple de Rezah Pahlavi, installé aux Etats-Unis, ou du commandement des Moudjahidines du Peuple, établi en France. Les noms de certains mouvements terroristes sont également évoqués, comme celui d’Al-Ahvaziya, soupçonné de venir en aide aux originaires de sa région d’implantation, le Khouzistan.

Finalement détenues, interrogateurs et autorités pénitentiaires partagent la même culture du soupçon ! Un jour, une Moudjahidine du Peuple avec laquelle je travaillais l’exégèse de l’ayatollah Taleghani, que j’aidais en anglais, et dont je partageais souvent la table au déjeuner, me dit, sans doute pas méchamment, tout à fait naturellement, que si les Français m’avaient recrutée parmi tant d’autres agents possibles, c’est qu’ils étaient très intelligents : « Mieux valait une Fariba qu’une Française de souche !». On comprend pourquoi les Iraniens parlent des Moudjahidines du Peuple comme la branche stalinienne de la République islamique. On disait d’une autre prisonnière qu’elle avait travaillé pour les Gardiens de la Révolution avant de clamer aujourd’hui être leur victime. On est cruelles, entre prisonnières.

Etre prisonnière politique n’est ni une idéologie ni une conviction commune. Le seul dénominateur commun, c’est que toutes les détenues (ou presque) sont à Evin contre leur gré et sont accusées d’avoir mis en péril la sécurité du pays. Or, la plupart d’entre elles rappellent qu’elles n’ont fait qu’émettre des critiques ou défendre des revendications sectorielles ou catégorielles, dans le cadre des libertés d’expression et syndicales reconnues par la Constitution. Par ailleurs le sort des détenues bahaï, adeptes des confréries soufies ou converties au christianisme, laisse de marbre les prisonnières politiques dès lors que l’opposition à la République islamique passe chez elles par le rejet de la religion. Pour autant, elles ne formulent ni les mêmes critiques à l’encontre du régime ni ne déploient les mêmes stratégies. Quand l’avocate Nasrine Sotoudeh, toujours soucieuse de venir en aide à ses codétenues injustement privées de liberté, avait fait une grève de la faim pour les soutenir, une grande affiche n’avait pas tardé à être posée sur le mur de la cuisine, afin que nulle ne puisse l’ignorer. Ses lettres de couleur proclamaient : « Nous ne voulons pas de tutelle ! ». Certaines suspectaient Nasrine Sotoudeh de rouler pour elle-même, notamment dans l’espoir d’obtenir un Prix international, et d’utiliser à cette fin la cause des autres prisonnières.

Dans la plupart des cas, on ne choisit pas d’être prisonnière politique. Il ne s’agit même pas d’une conviction. Prisonnière politique, vous le devenez par la volonté du pouvoir ! Les accusées, avant leur détention, vivent dans la société, travaillent, se marient, font des études, voyagent, ont des enfants, portent des vêtements à la mode, se livrent à la contrebande de valise, spéculent, investissent dans l’immobilier, caressent des projets d’émigration… ou mènent des recherches en anthropologie. En soi, défendre une cause politique ou humanitaire, être dans l’opposition, militer n’est pas une condition suffisante à l’exercice de la solidarité. Prisonnière politique, on le devient à Evin, et on n’est pas plus solidaire entre ses murs que dans le reste de la société. Hachemi Rafsandjani, Lotfollah Meysami ou encore Mohammad Reyshahri ont écrit de très belles pages dans leurs mémoires, en montrant notamment comment les geôles du Shah ont été le moule des alignements et des inimitiés politiques post-révolutionnaires. Les victimes de la répression sont d’abord des êtres humains, avec leur stratégie, leurs intérêts, leurs affects.

Publié initialement sur le site Eurojournalist : http://eurojournalist.eu/fariba-adelkhah-etre-prisonniere-politique-22/

26 avril 2024

Oui, il y a une vie après la prison ! Mais laquelle ? (1/2)

 

Il y a trois ans, quand j’avais envoyé en France mes collages réalisés derrière les murs d’Evin, j’avais écrit qu’il y a sans doute une vie après la prison. J’ai tout de suite voulu décrire quelle était cette vie pendant ma privation de liberté, mais je ne savais pas exactement de quoi elle serait faite ensuite, une fois sortie. J’étais loin de soupçonner qu’elle pourrait s’inscrire dans la continuité du lot d’incompréhensions, de doutes, de suspicions, de procès d’intention, d’accusations qu’avait engendré mon arrestation, et qu’elle serait pour tout dire, aussi déroutante.

Je suis aujourd’hui en plein dans cet « après », six mois après mon retour à Paris. Pour faire bref, et sans en vouloir à qui que ce soit, la vie d’une ancienne prisonnière « politico-sécuritaire », fût-elle graciée, continue d’être sérieusement polluée par sa mésaventure carcérale. « La vie est un long fleuve sanglant », aimait à dire Maxime Rodinson, vous le savez déjà. Je voudrais attirer l’attention sur les méandres de notre vie en société, sur la légèreté avec laquelle nous traitons souvent nos relations, et sur notre irrespect des positions marginales par rapport à l’opinion convenue. Ce disant, je ne cherche à incriminer personne. Je distingue aussi entre les relations fortuites, de pure bienséance, et les relations amicales, plus ou moins intimes. Mais, de manière générale, les rapports avec autrui, sont désormais obérés par mon expérience carcérale.

Les rituels des rencontres au quotidien me donnent souvent envie de dire à mes amis : « Je sais que vous avez fait beaucoup pour moi, mais pour m’aider, peut-être faudrait-il cesser de me le rappeler ». Il s’agit d’un passé que j’aimerais oublier, ou en tout cas, ne pas vivre en ancienne combattante, d’autant plus que je ne l’avais ni voulu ni décidé. J’ai aussi envie de leur dire que je n’y étais pour rien, ni dans mon arrestation, ni (et encore moins) dans ce que celle-ci leur a fait et dans la manière dont ils ont agi en conséquence. Il y a aussi des moments difficiles quand les gens se pensent obligés de (re)venir vers vous, alors que nous n’avions pas de vraies relations auparavant. Ou quand les gens veulent compatir avec ma cause, alors que nous ne partageons pas les mêmes idées politiques. Ou encore, quand on croise par hasard quelqu’un dans la rue qui présente ses excuses, de n’être pas venu plutôt pour aussitôt ajouter : « J’ai voulu respecter ton désir de vouloir rester seule », en arguant que tout le monde me donnait raison de me mettre en quarantaine pour quelque temps.

Qui sont ces Autres, dont on ne dévoilera jamais l’identité, par « discrétion », par « respect » ? Mystère, et je ne suis pas autorisée à le demander. Quelle est la nature de ce désir que j’aurais exprimé ? A qui, et où ? Il n’empêche que je brûle de l’envie de rétorquer à ces interlocuteurs de fortune, qu’ils auraient pu s’en remettre à mon autonomie, à laquelle je tiens et qui me fait tenir. Je suis assez grande pour refuser une visite, si je n’ai pas envie de celle-ci !

Au fond, c’est bien cette autonomie que j’ai perdue au regard des autres. On parle souvent à ma place. Si cela ne représente pas d’enjeux particuliers, dans des relations immédiates et amicales, cela est plus lourd de conséquences, dans les relations sociales générales. Dans un poème plein de sagesse atemporelle et universelle, Hafez dit que ses amis le sont devenus selon leurs calculs, leur fantaisie, leur émoi, sans qu’ils l’interrogent jamais sur ses propres secrets, sur ce qu’il portait de plus profond en lui-même.

Loin de moi l’idée de vouloir dramatiser une situation, qui d’ailleurs n’a rien de dramatique. Simplement, j’en arrive à penser que les doutes et les soupçons, ne me quitteront plus jamais. Parce que, sans doute, j’ai autant de mal à croire les gens, qu’ils ne semblent être capables d’échanger avec moi en toute confiance, du moins dans la sphère sociale.

Qu’on me demande de me retirer d’une réunion universitaire, parce que ma présence pourrait nuire à la sécurité de certain(e)s participant(e)s, soit. Qu’on fasse semblant de m’ignorer sur les réseaux sociaux, qui sont devenus désormais mon terrain de travail, et sur lesquels je passe beaucoup de temps, parce que la majorité des profils font apparaître nom et photo, soit. Je peux toujours, bien sûr, penser que mes amis ne veulent pas de telles relations et ne le peuvent pas. Peut-être aussi, veulent-ils me laisser dans cet isolement, que je désire à mon insu ? Mais ce petit jeu s’apparente à un déni de relations, fondé sur des quiproquos et des non-dits, sur lesquels il me paraît impensable de revenir.

Publié initialement sur le site Eurojournalist : http://eurojournalist.eu/fariba-adelkhah-oui-il-y-a-une-vie-apres-la-prison-mais-laquelle-12/

27 avril 2024

Oui, il y a une vie après la prison ! Mais laquelle ? (2/2)

 

Un soir, sur Club House, je rejoins un groupe – une « room » – qui tantôt fait le procès des autres, tantôt entend dévoiler le procès que d’autres sont en train d’intenter. Dans sa conflictualité, ce groupe me permet de mieux comprendre la complexité des liens entre les gestionnaires des « rooms » et d’obtenir des éléments dans la longue durée sur les enjeux et les implications des échanges. A peine arrivée dans cette « room », de façon inhabituelle, je me fais appeler. On me demande de monter sur le « stage », autrement dit sur le podium où se réunissent les intervenants. Comme cette « room » est restreinte et ne comprend qu’une centaine de personnes, je subodore que l’organisateur éprouve le besoin que je clarifie la raison de ma présence en son sein, chose qui ne se fait jamais en temps habituel. Mais, en chercheur, je pense toujours que toute question posée sur mon travail, pendant mon terrain, est légitime et qu’il est de mon devoir professionnel d’y répondre.

Je me présente donc et je salue la dizaine de participants montés sur le « stage ». Je me vois immédiatement confrontée à une kyrielle de questions d’ordre « politico-sécuritaire », tout à fait similaires à celles que me posaient mes interrogateurs d’Evin. La cohérence du groupe et des personnes qui questionnent tient à une forme particulière de raisonnement : « Si tu ne dis pas et ne penses pas la même chose que nous, c’est que tu es contre nous ». Toute autonomie de pensée ou d’objectif de l’interlocuteur – en l’occurrence interlocutrice – est refusée. A fortiori, quand il s’agit d’un chercheur, cette activité professionnelle ne faisant aucun sens dans certains cercles. La polarisation sur la scène politique, et même publique, est telle qu’il est difficile aujourd’hui d’établir un dialogue avec bien des groupes, et d’échanger ou de débattre à propos de questions de société.

Ce soir-là, je comprends très vite que je ne parviendrai pas à faire passer mon message ni à convaincre de mes intentions. Là où le bât blesse, c’est que, sous le prétexte du combat contre l’oppression, et au nom de la transparence, quelque cent personnes écoutent sans dire mot, sinon pour se joindre aux accusations à mon encontre. Tout argument différent des leurs est immédiatement interprété, comme un signe de complicité avec le régime et doit être dénoncé.

S’enclenche alors une vague d’injures et d’accusations visant à démontrer que je suis une agente de la République Islamique honnie, et que mon incarcération a permis de camoufler les vrais liens que j’entretiens avec celle-ci. A mon tour d’être une « hirondelle » ! Le « modérateur » (hum !) de la « room » pousse le bouchon un peu loin, en laissant entendre, en toute ignorance crasse du sujet, que ma libération a été négociée contre la remise aux autorités iraniennes, du journaliste en exil Rouholla Zam, qui a été exécuté à l’automne 2020 après son départ volontaire de France et son kidnapping en Irak par les Gardiens de la Révolution – il reprend une fake news qu’avait publiée Georges Malbrunot dans Le Figaro. L’attaque est d’autant plus ignoble, que j’ai refusé pendant toute ma détention, de tirer avantage de ma double citoyenneté franco-iranienne en acceptant des promesses d’échange ou des offres de collaboration que me faisaient miroiter mes geôliers.

Le « modérateur » et d’autres participants, me menacent alors explicitement d’une campagne de dénonciation sur les réseaux sociaux, afin d’obtenir mon renvoi de Sciences Po. La violence des propos se fait de plus en plus pressante, et ma parole de moins en moins audible. Je quitte alors la séance en pensant que j’aurais pu être attaquée, comme auparavant, en tant que chercheur – je l’ai été si souvent par la diaspora, avant d’être arrêtée ! – mais que je le suis désormais comme ancienne prisonnière, preuve s’il en est de ma compromission avec le régime. Le fait d’avoir fréquenté ses institutions carcérales, est un élément à charge pour les membres de cette « room ».

Mon casier judiciaire me poursuivra et permettra, ce sera selon, à un ami de s’écarter de moi, à un collègue de me mettre en cause, à l’opposition de nourrir la flamme de la révolution à venir. Ce n’est pas « Surveiller et punir », c’est « Surveiller les punies »… Il y a des libertés qui n’en sont pas une !

Publié initialement sur le site Eurojournalist : http://eurojournalist.eu/fariba-adelkhah-oui-il-y-a-une-vie-apres-la-prison-mais-laquelle-22/

06 mai 2024

Enfin, me voici dans le quartier des femmes (1/3)

 

En ce mois de décembre 2019, je suis toujours au 2Alef, le quartier tenu par les Gardiens de la Révolution, à quelques jours de la célébration de la Nouvelle Année 2020. Sepideh était partie depuis deux mois, et Niloufar l’avait suivie le mois suivant. Je partageais ma cellule avec une activiste étudiante. Elle disait avoir été arrêtée, pour avoir soutenu les droits des étudiants, à commencer par un juste prix des tickets-restaurants. Elle était jeune et très brillante. Son militantisme l’avait condamnée à l’Université. Elle ne pouvait pas postuler pour un doctorat, alors même qu’elle avait réussi les examens de passage. Elle était fière de son autonomie car elle vivait seule, hors de l’emprise de sa famille, dès l’âge de 18 ans. Et elle avait raison de l’être, car en Iran, je ne connaissais pas d’autre cas que le sien. Elle n’aimait pas qu’on lui pose de questions. Elle ne s’intéressait guère à ma présence ou à mon parcours. Ce n’était pas sa première arrestation. Elle semblait connaître les rouages du système pénitentiaire. Elle attendait sa caution, qui devait lui permettre d’attendre libre sa sentence, et qui tardait à venir.

J’allais commencer ma grève de la faim avec Kylie Moor-Gilbert, pour rétablir l’honneur des universitaires accusés d’espionnage ou d’atteinte à la sécurité nationale et pour revendiquer l’autonomie de la recherche scientifique. Deux jours avant notre grève, Kylie m’avait envoyé des mets succulents, notamment une belle salade de fruits à l’européenne. Ce fut fameux, mais je ne puis vous dire comment ce genre de colis parvient à bon port, malgré les règles de la prison ! Sachez tout de même que les trois bouquets, ou mes trois voisines qui avaient subi deux ans de mise en isolement – dont environ un ensemble – avaient la possibilité de commander en toute légalité la nourriture qu’elles voulaient, pourvu que celle-ci n’ait pas à être cuisinée. Elles m’en faisaient généreusement profiter. J’ignore si Kylie, de son côté, put bénéficier de cette tradition carcérale après le départ de ses deux codétenues, Niloufar Bayani et Sepideh Kashani (lesquelles viennent d’être graciées.

Elles figurent sur la photo illustrant cet article prise le jour de leur libération, aux côtés de notre avocat commun Hojjat Kermani, et au milieu des autres membres de leur organisation de défense de l’environnement et de la vie sauvage. Manquent sur le cliché Morad Tahbaz, échangé contre des promesses américaines, vraisemblablement fallacieuses, de déblocage d’avoirs iraniens, et Said Emami, le fondateur de l’ONG, décédé dès le début de son incarcération au secret, sans que l’on connaisse les causes de sa mort, et dont la photo de son visage prise à la morgue était déposée en évidence sur le bureau des interrogateurs de Sepideh et Niloufar, laissées dans l’ignorance de la disparition de leur camarade.

Kylie et moi-même commençons notre grève de la faim le 24 décembre 2019. Kylie avait décidé de la faire « sèche », sans manger ni boire, ce qui la condamnait à mort à très brève échéance. Tel est souvent le choix des prisonniers, dans l’espoir d’obtenir le résultat escompté le plus rapidement possible et de mieux mobiliser l’opinion publique en faveur de leur cause. Tout est calcul en prison ! Quarante-huitheures plus tard, Kylie est emmenée à la clinique. Dans le couloir, elle me crie de rompre ma grève de la faim : « Nous avons atteint les gens qu’on voulait ! ». Ma codétenue, l’étudiante taciturne, me fait comprendre qu’une grève de la faim de deux jours n’aura aucun effet. Il faut des hospitalisations, des ambulances, bref faire du bruit si l’on veut avoir gain de cause. Continuant quant à moi à boire de l’eau, je poursuis seule ma grève de la faim. Privée de la présence de Kylie, Sepideh et Niloufar, un peu orpheline, je m’enfonce dans mes lectures.

Publié initialement sur le site Eurojournalist : http://eurojournalist.eu/fariba-adelkhah-enfin-me-voici-dans-le-quartier-des-femmes-13/

07 mai 2024

Enfin, me voici dans le quartier des femmes (2/3)

 

 Au dixième jour de ma grève de la faim, alors que je suis à nouveau seule dans ma cellule, la porte s’ouvre soudain : « Rangez vos affaires, on va vous transférer. ». On me donne des sacs en plastique : « Mettez tout dedans ». La prison d’Evin est à elle seule, un vrai danger pour l’environnement. Nous y vivons presque en sacs de plastique ! D’autres me sont apportés, qui contiennent les affaires qui m’avaient été confisquées lors de mon arrivée à Evin le 6 juin, je dis bien le 6 juin et non le 5, comme l’assure la date officielle sur les documents administratifs.

En effet, le jour de mon arrestation à l’aéroport, le 5 juin, j’ai été enfermée dans un autre local que je ne peux localiser, puisque j’avais les yeux bandés lorsque j’y fus conduite puis transférée à Evin. Je sais seulement que la pièce, tout en longueur, d’environ 1 mètre sur 2,5 dans laquelle j’ai dormi, était mitoyenne des toilettes. La femme qui m’y mena, me conseilla gentiment de me coucher sur les couvertures, car le sol était froid. Je me souviens aussi de la séance de photo, le lendemain, avant mon transfert à Evin, au 2Alef, le lieu de ma détention provisoire. Je devais tenir sur ma poitrine, un carton d’immatriculation à plusieurs chiffres. Un vieux monsieur, un peu voûté, qui avait l’air de traîner sur les lieux et n’était pas en costume de travail mais plutôt en pantoufles, comme chez lui – je ne sais pourquoi, cela m’a fait penser à une image de maison close, dans certains films ! – ne cessait de me présenter ses excuses, ou plutôt ses regrets alors qu’il ajustait mon numéro d’immatriculation pour qu’il soit bien cadré sur la photo. Il espérait que celle-ci n’allait pas servir in fine, et qu’elle serait vite jetée à la poubelle, lorsque serait annoncée ma libération. Ses phrases de compassion me dérangeaient beaucoup. Comme si une photo et une immatriculation pouvaient en soi changer ma vie !

Je me souviens aussi que deux femmes et un homme m’ont ensuite accompagnée chez le procureur, qui allait m’annoncer la nécessité de ma détention pour quelques jours. J’ai attendu dans la salle de prière du personnel, une pièce très ensoleillée. J’ai piqué du nez, et l’une des femmes qui m’escortaient m’a apporté un coussin, pour y déposer ma tête qui ne tenait plus droit, en attendant l’appel du procureur ou de son représentant. Je n’ai aucune idée du temps qui s’est ainsi écoulé. Quand j’ai été appelée, je me suis réveillée comme d’une longue nuit, dans la brume. J’étais ailleurs, ni effrayée ni inquiète, ni dedans ni dehors, sans attente aucune de la part de qui que ce soit – dans une espèce de no man’s land, dont je continue parfois à vouloir recueillir la moindre donnée, qui pourrait me permettre de saisir le sens de ce monde dans lequel je me trouvais.

Le jeune homme qui m’escortait avec les deux femmes était d’une grande attention à mon égard. Debout dans le bureau du procureur, attendant mon tour, il m’a apporté une chaise, puis il m’a demandé si j’allais bien, puis il m’a apporté de l’eau en me demandant de la boire : « Cela vous fera du bien. ». Je me souviens aussi de n’avoir pas su écrire de ma propre main, ce que le procureur voulait que je fasse. Je me suis contentée de dire que je signerai ce qu’il voulait, ce que j’ai fait sans même prendre la peine de lire le document, ni même de l’écouter quand il me le lisait. Je lui ai dit tout simplement que j’étais d’accord ! J’avais sommeil et je voulais en finir, pour aller me reposer, fût-ce en prison. « Ce que j’aime dans la vie, c’est dormir. », dit le Petit Prince. Et enfin je me souviens du temps magnifique, ensoleillé, qui me ramenait loin dans ma jeunesse. Le soleil de ce quartier d’Evin, lieu de mes promenades adolescentes, quartier résidentiel habité par des gens riches, est un soleil d’une nature particulière, au dernier mois du printemps !

Publié initialement sur le site Eurojournalist : http://eurojournalist.eu/fariba-adelkhah-enfin-me-voici-dans-le-quartier-des-femmes-23/

08 mai 2024

Enfin, me voici dans le quartier des femmes (3/3)

 

En ce début de janvier 2020, on vient donc de me demander de mettre mes propres habits, pour la deuxième fois depuis mon arrestation. La première fois, ce fut quatre jours après celle-ci. On m’avait amenée chez moi, en fait l’appartement où vivait ma mère, avant sa mort. Deux hommes attendaient devant l’immeuble. Cinq personnes m’accompagnent, dont la femme de l’aéroport, pour perquisitionner mon logement. Tout est inspecté et confisqué : ordinateur, téléphone portable, Ipad, enregistreur, disque dur, clefs USB, passeports iranien et français, livret de famille, cartes de visite, livres, clefs, etc. Ce jour-là, ils sont passés partout, y compris dans les appareils de climatisation sur le toit.

C’est long, une perquisition. Ils commandent un repas – du « jugeh kebab » – et ils m’en proposent. Je leur dis que j’ai déjà mangé. La dame se met à l’écart dans une chambre, les hommes s’installent dans le salon. Je vais m’asseoir avec la dame, je n’ai pas le droit de m’écarter d’eux. Elle ne mange pas son plat, elle n’en prend que quelques cuillères, puis elle emballe soigneusement les restes : « Je le mangerai ce soir, avec ma famille. », explique-t-elle.

Après le repas, ils continuent la fouille dans les bibliothèques, les armoires, les coins et les recoins de la cuisine, derrière la télé, dans tous les tiroirs. Ils mettent tout dans ma propre valise, celle avec laquelle je suis arrivée. Ils me tendent une feuille à signer : la liste des choses confisquées, car bien sûr, ils ne confisquent que dans le respect de la légalité et tout me sera restitué si je suis acquittée.

La valise est pleine et se ferme difficilement. Devant la porte, avant de la franchir, ils discutent entre eux sans que je les entende. Ils reviennent sur leurs pas et s’emparent de la dizaine de carnets de note qui sont sur mon bureau. Il s’agit de mes notes de terrain en Afghanistan, pour une recherche sur laquelle je travaillais depuis un an et demi et que j’étais en train de finir. « Cela ne concerne pas l’Iran ! », leur dis-je, presque en les suppliant ! « On vous les rendra si… » me répondent-ils. Je ne les ai toujours pas retrouvées !

La garde m’annonce mon transfert dans le quartier des femmes, dit Band-e Nesvan (le mot band renvoie au barrage, par exemple pour les barrages d’eau, et nesvan, en arabe, signifie femmes). Quelque temps avant ma grâce, le terme a été iranisé, sous la pression des détenues qui se sentaient offusquées de l’usage de la langue arabe ! Même en prison, les femmes gardent leur autonomie de pensée et s’attachent aux détails. On dit désormais Band-e Zanân.

Mes affaires se résumaient à quelques sachets de plastique, comprenant des tisanes, du curry dont on m’avait dit grand bien pour mon système digestif. Je demande à une garde, en catimini, la possibilité de dire adieu à Kylie. Elle me le refuse, alors qu’une autre vient me conduire à l’étage inférieur, côté administration, et non vers le côté où Roland était gardé dans le même bâtiment, que j’étais en train de quitter. Après avoir découvert qu’il y était détenu, je lui parlais souvent en français quand j’étais dans la cour, séparée par un mur du couloir qu’il empruntait pour aller aux interrogatoires. Dès que j’entendais la porte claquer, je parlais en français, bien que nombre de détenues empruntassent ce passage. Cela ne me décourageait pas. Et un jour il m’a répondu. Evin est aussi un univers magique ! Ce fut la dernière fois que je l’entendis, avant qu’il ne soit échangé.

Au bureau de l’administration de l’unité 2Alef, on fait encore tourner la caméra, en me demandant si j’ai été bien traitée. Je les rassure, et je signe, ainsi que d’autres papiers dont je n’ai aucun souvenir. Une voiture me conduit vers la dernière maison, en haut de la colline. On sonne à l’interphone de la porte, une porte ordinaire, comme si on allait rendre visite à la famille. La porte s’ouvre sur un rideau vert, bien épais, en plastique, derrière lequel se trouve une petite cour, avec une rangée de plantations sur la gauche, une fenêtre en face, et deux portes sur la droite. La première, qui communique avec le premier étage, est condamnée. La seconde mène au bureau du personnel auquel on accède en passant devant la cellule de quarantaine, toujours au rez-de-chaussée.

J’ai de la chance, mais je ne le comprendrai que plus tard : la garde de service est Mme Berenji, très patiente avec les détenues, gentille sans jamais être intime, distinguée et professionnelle, elle le restera jusqu’au bout, en dépit de l’impatience, voire de la condescendance ou de la violence verbale de certaines détenues. Une prisonnière moudjahid, mère de deux enfants, incarcérée depuis dix ans, ne manquait jamais de demander l’installation d’un ascenseur dans le quartier des femmes : « Il nous servira à nous aujourd’hui, Mme Berenji, mais à vous aussi, quand nous aurons pris le pouvoir et que vous serez à notre place ! ».

Publié initialement sur le site Eurojournalist : http://eurojournalist.eu/fariba-adelkhah-enfin-me-voici-dans-le-quartier-des-femmes-33/

16 mai 2024

Sacrées codétenues ! (1/3)

 

En janvier 2020, lorsque j’ai été transféré du quartier des Gardiens de la Révolution à celui des femmes, celui-ci comprenait notamment trois grands dortoirs que j’appelais des lofts, quitte à faire rire mes nouvelles amies. Il s’agissait d’espaces ouverts, communiquant les uns avec les autres. Une autre salle, située à l’opposé de cette unité, au même étage, était occupée par les femmes kurdes, de 15 à 20 personnes que certaines qualifiaient de Daeshi – de militantes de Daesh. Des femmes sunnites dont les maris étaient supposés combattre en Irak, à moins qu’ils n’aient été tués sur le front. Néanmoins elles ne me semblaient pas être toutes mariées (ou veuves).

Elles vivaient à deux pas de nous, certaines avec leurs enfants, y compris des tout petits, qu’elles gardaient avec elles jusqu’à l’âge de l’école, et qu’elles confiaient alors à leur famille, à l’extérieur, sans que l’on sache où exactement. Les communications avec elles étaient interdites, et donc des plus limitées. Elles passaient devant nous pour aller dans la cour, deux fois par jour. Elles y restaient une heure pendant laquelle nous ne pouvions accéder à cette dernière. Par ailleurs, l’obstacle de la langue ne facilitait pas les choses. Je les voyais souvent à la clinique. Elles y venaient en groupe, enveloppées de leur tchador fleuri selon la tradition de leur région, et elles se montraient très respectueuses des normes religieuses.

Avant de rejoindre le quartier des femmes, quand j’étais encore en détention provisoire, je croyais qu’elles étaient Moudjahidines du Peuple. Je me faisais une idée bien traditionnelle des sympathisantes de cette organisation ! Certaines de mes codétenues choyaient leurs enfants, en particulier Gandom, une royaliste avec laquelle j’avais sympathisé. Elle les prenait souvent dans les bras, leur apportaient des friandises, leur offrait des cadeaux.

Et un beau jour, on les a vues partir. Un matin les gardes sont venues tôt pour fermer la porte vitrée de notre unité, composée des trois salles attenantes, et elles nous ont demandé d’y rester, le temps de l’évacuation des Kurdes. Celles-ci étaient déjà prêtes, avec leurs nombreux sacs en plastique noirs, sans doute averties de leur transfert, mais elles ne nous en avaient pas prévenues. On a assisté à leur départ, comme à un défilé. Elles passaient les unes derrière les autres, souriantes avec leurs enfants, la tête penchée vers nous, derrière la porte vitrée, se succédant, et nous regardant en agitant les mains, en envoyant des baisers. Certaines marquaient un bref temps d’arrêt derrière la porte, les larmes aux yeux. De notre côté, des détenues criaient de joie et leur envoyaient en retour des bises, parfois à peine réveillées, ébahies, un sourire énigmatique aux lèvres. D’habitude, personne n’avait le droit de faire du bruit avant 9h du matin. Mais l’horaire du départ d’Evin, pour qui que ce soit, n’est pas une heure comme les autres. Nous avons même entonné un hymne, comme le veut la tradition quand des femmes quittent le centre pénitentiaire. Il paraît que ces prisonnières y étaient restées trois ans. Nous n’avons plus jamais entendu parler d’elles. Sont-elles retournées au Kurdistan, dans l’anonymat le plus complet, comme elles étaient entrées à Evin ?

Revenons au jour de mon arrivée dans le quartier des femmes, en ce mois de janvier 2020. Sepideh s’est immédiatement occupée de moi, comme elle sait le faire, d’une main de maître. Nasrine Sotoudeh est également venue me saluer très chaleureusement. J’apprends de la bouche de Mme Berenji, la chef des gardiennes, qu’il y a une représentante des détenues (vakil band) qui fait le lien avec l’administration carcérale et s’occupe de la gestion de notre lieu de cohabitation forcé et qui, donc, va m’expliquer la réglementation intérieure qu’il convient de ne pas prendre à la légère. Une réglementation que je découvre, au fil des jours et de mes allers et venues, écrite sur des papiers aux formats divers, avec des feutres en couleur, ma foi souvent décolorés, et affichés un peu partout sur les lieux de passage et d’usage, tels que la bibliothèque, la cuisine, les sanitaires, la salle de gym. Une réglementation qui sera toujours l’objet de nos réunions et de nos concertations à ne pas en finir, parce que, comme toute réglementation destinée à réguler la coexistence des personnes concernées, celle-ci n’est pas toujours respectée. Elle suscite de nombreux désaccords entre elles et devient un motif de conflits. L’une des fonctions de la représentante, élue pour un trimestre, est d’arbitrer ceux-ci. Lors de mon arrivée, c’était Nasrine Sotoudeh qui avait cette responsabilité après avoir été élue, un peu auparavant, contre Nargues Mohammadi. Avocate (vakil) de profession, elle ne comptait jamais son temps pour rendre service à ses codétenues, les conseillant, écrivant pour elles des lettres.

Publié initialement sur le site Eurojournalist : http://eurojournalist.eu/fariba-adelkhah-sacrees-codetenues-13/

17 mai 2024

Sacrées codétenues ! (2/3)

 

Une fois achevées les formalités administratives, ayant reçu mon petit sac composé d’un dentifrice Pooneh, d’une brosse à dents verte, d’un peigne en plastique bleu, de pantoufles, elles aussi en plastique bleu, d’une trop petite serviette brune et d’un slip fleuri, je suis prête à suivre Sepideh pour monter à l’étage. On me demande si j’ai besoin de serviettes hygiéniques. Je réponds que pour moi, ce sera bientôt Easy Life ! Petit sourire de Mme Berenji, et un éclat de rire de Sepideh. Nous nous mettons en route. On longe un couloir de 10 mètres de long et de 1m80 de large, et on passe devant le dortoir des gardes. Nous tournons à droite avant que le couloir ne continue vers la salle de gym et la cour. Il me faut quitter mes chaussures et enfiler mes pantoufles bleues, celles que je viens de recevoir, les mêmes que nous savons mettre et retirer les yeux fermés et dont Roland avait tant de mal à venir à bout. J’obéis à l’ordre de Sepideh et soigneusement, je place mes chaussures sur l’étagère conçue à cet effet avant de monter les escaliers. Je ne les reprendrai qu’occasionnellement quand je quitterai le quartier des femmes pour me rendre au parloir rencontrer mon avocat – en fait, cela ne se produisit qu’une fois, avec l’un de ses confrères à qui il avait transmis mon dossier avant de quitter l’Iran, sans que celui-ci ne puisse véritablement le représenter devant la justice et me défendre devant le tribunal –, pour aller à la clinique de la prison ou chez le dentiste à l’extérieur de celle-ci, pour la visite hebdomadaire de ma famille, ou encore pour répondre aux convocations de l’administration pénitentiaire et judiciaire.

Sepideh est déjà dans ses pantoufles, mais elle, elle en a de belles, pas des pantoufles banales en plastique : des Birkenstock ! Oui, Evin est aussi ce lieu de distinction où l’on affiche ses modes de consommation. L’une de mes amies a attendu quelques mois et s’est retenue de commander une autre paire de chaussons adaptée à ses problèmes de dos pour ne porter que ses propres Birkenstock originales que sa fille allait lui envoyer en passant sous les fourches caudines de services d’inspection de tout genre.

Devant les escaliers, et avant de monter, je vois écrit sur ma droite : « Epicerie » (foroushgah), et un tableau sur lequel sont inscrits les prix de certains des aliments qu’on y trouve. Sepideh, me voyant regarder, me dit tout de suite que l’épicerie n’ouvre que demain, qu’il est déjà tard, qu’elle ferme à 16h. Nous montons les escaliers, et une fois à l’étage, il faudrait encore enfiler d’autres pantoufles pour entrer dans l’unité d’habitation. On fait à l’iranienne : l’espace d’habitation est sacré et on ne le souille pas avec des chaussures de l’extérieur. Mais je n’en ai pas d’autres. C’est Sepideh qui m’en donne une nouvelle paire, en me demandant de laisser les miennes sur l’étagère qui est disposée à l’entrée de la salle, en me conseillant d’y écrire plus tard mon nom ou mes initiales afin de ne pas les confondre avec celles des autres. Les pantoufles, c’est une obsession des prisonnières. On en trouve encore à l’entrée des sanitaires : les unes mises à la disposition de toute une chacune, les autres personnalisées par un nom ou des initiales. Une manie des détenues, que je découvrirai en arrivant, est de partager le moins possible, fût-ce avec ses amies : ni les chaussons ni la pince à épiler ou le coupe-ongles. On lave et désinfecte tout objet de ce genre.

Nous sommes enfin prêtes à franchir la porte vitrée sur la gauche, en face de la porte de la salle dédiée aux femmes kurdes. Derrière les rangements réservés aux pantoufles, se trouve l’espace de prière, de 2m30 sur 1m80 environ, avec tapis au sol et une table pour celles qui ne peuvent plier les genoux. Trois rangées de livres religieux sont disposées sur une étagère accrochée au mur. On y trouve le Coran, le Mafitih (un recueil de prières réservé aux chiites), le Sahifeh (le livre de méditation et de morale, sous forme de prières, du Sixième Imam), le Nahjol Balagheh (un recueil composé de lettres, de discours et de prêches de l’Imam Ali). En tant que responsable de la bibliothèque pendant un moment, j’y ai trouvé un jour, enfoui au milieu des autres ouvrages, deux petits livres destinés aux croyants bahaï. On m’a dit qu’on pouvait aussi trouver la traduction de la Bible, que certaines des converties s’accaparent pour la lire en cachette dans leur lit.

Publié initialement sur le site Eurojournalist : http://eurojournalist.eu/fariba-adelkhah-sacrees-codetenues-23/

18 mai 2024

Sacrées codétenues ! (3/3)

 

Sepideh prend en main mon intégration. Une fois entrée dans l’unité, elle me demande de m’asseoir sur une chaise en plastique, disposée devant deux tables en plastique elles aussi, toute blanches. Et d’ajouter : « Ne bouge pas d’ici, je te ferai signe ». Cela a duré longtemps, presque deux heures – un temps inhabituel ! Normalement, la représentante des détenues rencontre la nouvelle venue et lui présente le lit qui lui revient en fonction d’une réglementation écrite et d’une répartition par salle fixée à l’avance, sur une sorte de livret faisant état de la constitution du lieu, produit à l’issue de longues discussions et de consultations sur plusieurs années. Un livret que les représentantes élues de l’unité se passent les unes aux autres. La représentante en fonction donne également des couvertures : soit de très belles, convoitées par toutes, que l’on trouve sur le marché iranien, laissées par les anciennes occupantes; soit, si on est nombreuses et qu’on en manque, des couvertures qu’on qualifie de « militaires », noires ou grises, mises à disposition par l’administration carcérale et qui nous arrivent sous plastique, après avoir été nettoyées. On peut aussi fournir un oreiller s’il y en a, ce qui n’est pas toujours évident, et des draps de dépannage, en attendant que la détenue se charge, une fois installée, de ses propres affaires en sollicitant l’aide de sa famille par le biais des colis qui sont autorisés une fois par mois, ou en commandant directement à la personne en charge de l’épicerie. On lui donne également une assiette, une cuillère et un verre, dans la mesure du possible.

La représentante peut être assistée dans ses démarches et ses autres charges par les membres de son conseil de gestion. Celui-ci est composé des déléguées des trois salles, une par salle, et de la représentante du trimestre précédent qui assure la continuité et partage son expérience.

Toutefois, pour moi, ce n’est pas comme cela que les choses se sont déroulées. Sans rien savoir de l’organisation interne du quartier des femmes ni du conflit qui avait éclaté dans ses coulisses, au moment même de mon arrivée, j’attendais dans la deuxième salle, sans m’ennuyer pour autant. A première vue, on ne voyait que des rideaux se succéder les uns les autres. Des rideaux de toutes les couleurs, mais un peu tristes, grâce auxquels les détenues cherchent à se cacher du regard d’autrui et aussi et surtout des caméras de surveillance, pour protéger un tant soit peu leur intimité en dépit de la promiscuité carcérale. Pour les confectionner, il y a toujours une experte. Un savoir-faire qui se transmet et qu’on détient. Il faut beaucoup de fil, mais pas n’importe lequel, et il faut aussi savoir crocheter ces fils auxquels on accroche les rideaux. Quand j’ai eu droit à un premier étage des lits superposés, beaucoup plus tard, c’est Nasrine Sotoudeh qui les a crochetés pour moi.

L’aménagement était similaire d’une salle à l’autre. Des lits superposés à deux étages, tout autour de la salle, et des chaises et des tables suivant sa taille et donc le nombre de détenues, en son centre : 16 personnes dans la salle 1, 14 dans la salle 2, et 12 plus le lit de secours pour les personnes à mobilité réduite dans la salle 3. Les rideaux, de toutes les couleurs et de tous motifs, permettaient une sorte d’autonomie et d’invisibilité, surtout pour les occupantes du premier étage. Le second étage, auquel on avait accès par une échelle métallique, était lui aussi entouré de rideaux, mais on pouvait facilement voir ses occupantes, notamment quand elles étaient assises.

Après sept mois passés au secret dans le quartier des Gardiens de la Révolution, j’ai été impressionnée par les fenêtres dégagées au bord desquelles il y avait diverses plantes, en bonne santé. Il me fallut attendre le lendemain pour apprécier la vue donnant sur des collines, et deviner le mirador d’un vigile, un peu plus haut. Il y avait aussi un coin réservé aux fleurs dont on semblait bien prendre soin, un écran de télévision, et des bibliothèques dans le couloir en face, qui donnait sur la salle numéro 1.

Pendant que j’attendais, assise, le défilé ininterrompu des détenues – 39, je pense, pour 40 lits, plus le lit de secours – retenait mon attention et m’occupait bien l’esprit. Je me souviens que quand Faezeh Hachemi nous a rejointes, quelques mois plus tard, en habituée des lieux, elle est passée devant nous en nous saluant, chacune d’entre nous. Quant à moi, j’étais perdue. N’ayant jamais été emprisonnée, j’ignorais les règles d’Evin et mon imagination ne m’était d’aucun secours. J’ai obéi à l’ordre de mon premier – et dernier – amour de prison, Sepideh, et n’ai pas bougé de ma chaise.

Pendant ce temps, et toute à leurs affaires, les prisonnières passaient. Les unes me saluaient avec un sourire, en se présentant. Les autres se bornaient à une brève salutation, sans s’arrêter. D’autres encore s’asseyaient à mes côtés en me demandant si je poursuivais ou non ma grève de la faim, maintenant que je n’étais plus à l’isolement. Je voyais que certaines avaient entendu parler de moi et que la nouvelle de mon arrestation avait circulé, chose qu’on ne m’avait jamais dite lorsque j’étais dans le quartier des Gardiens de la Révolution, malgré l’arrivée régulière de nouveaux détenus. J’ai ainsi entendu des noms que j’ai hélas vite oubliés, sachant que j’avais du temps devant moi, mais aussi les affiliations de mes futures voisines que je n’allais pas oublier, elles, et pour cause ! J’avais si souvent entendu parler des détenues à Evin, et travaillant sur l’Iran, je ne pouvais pas ignorer les groupes politiques ou autres qui y étaient représentés : Moudjahidines du Peuple, bahaï, royalistes, darwish, le groupe des 14 femmes, les Kurdes, les journalistes, les gauchistes, les réformistes et les acteurs du Mouvement vert de 2009, les activistes de tout bord telles que les environnementalistes, les défenseurs des droits de la classe ouvrière ou des étudiants ou encore des enfants des rues ou afghans, les militantes de la liberté vestimentaire, sans oublier bien sûr les célébrités de la prison, telle Nazanine Zaghari…  Assise, je les regardais, je les écoutais, je répondais à leurs questions, et je savais déjà que j’avais affaire à des femmes fortes, de sacrés caractères. La cohabitation n’aurait rien de facile ! Mais je savais aussi que j’avais beaucoup de chance d’être au milieu d’elles et avec elles.

Publié initialement sur le site Eurojournalist : http://eurojournalist.eu/fariba-adelkhah-sacrees-codetenues-33/

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©Image : Collages de Fariba Adelkhah