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Suivre l’écologisation des pratiques d’aménagement urbain. Entretien avec Agnès Bastin

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Le Centre de recherches internationales (CERI Sciences Po/CNRS) se réjouit du recrutement récent d'Agnès Bastin, au poste de maîtresse de conférence à l'université Gustave Eiffel, au sein du Lab’Urba (Laboratoire d'action collection urbaine). Lauréate du Grand prix de thèse sur la ville (PUCA) en 2023, Agnès nous présente ici sa recherche doctorale menée au CERI, en études urbaines, une discipline peu représentée au sein du laboratoire, ainsi que ses projets actuels et à venir.

 

Vous avez suivi un cursus de géographie et d’aménagement à l’Université Paris 1 et à l’École Normale Supérieure de Paris, et vous avez ensuite rejoint le Centre de recherches internationales de Sciences Po dans le cadre d’une thèse, soutenue en 2022, sous la direction d’Eric Verdeil. Pouvez-vous nous présenter les principaux arguments de ce travail doctoral ?

Mon travail de thèse s’intéresse aux enjeux urbains de la transition socio-écologique à travers la question du métabolisme territorial. Cette expression rend compte, de manière imagée, de la consommation matérielle et énergétique induite par les systèmes urbains, c’est-à-dire à la fois leur construction et leur fonctionnement. Les analyses de flux de matière, qui quantifient les matières consommées, stockées et rejetées par les villes, ont montré que les ressources minérales (granulats pour le béton, notamment) constituent la plus importante matière solide mobilisée par les systèmes urbains. Or, ces ressources sont non renouvelables et ont d’importants effets environnementaux et sociaux.

La thèse est partie de ce constat : les matériaux de construction et les déchets de chantier constituent des enjeux environnementaux majeurs. C’est la matière avec laquelle travaillent les acteurs de la fabrique urbaine. Pourtant, l’empreinte matérielle des décisions d’aménagement demeure un impensé des politiques urbaines et environnementales. Je me suis donc intéressée aux transformations du métabolisme des matériaux de chantier à Paris et à Bruxelles, deux régions urbaines qui ont initié des politiques de réemploi et de recyclage visant une « économie circulaire » des matériaux et déchets de construction.

Ces politiques se développent dans un contexte de déstabilisation socio-écologique du métabolisme des matériaux de chantier. Les terres et les bétons sont historiquement gérés par les acteurs du bâtiment et des travaux publics qui ont organisé des filières de stockage et de valorisation en sous-couches routières, en comblement de carrières ou en aménagements paysagers. Seule une très faible part de ces matières réintègre le cycle de la construction de bâtiments. Ce fonctionnement est mis en question par la conjonction de plusieurs phénomènes : la raréfaction des ressources minérales pour approvisionner les chantiers, l’augmentation de la production de déchets et la montée de contestations du stockage d’un côté et de l’extraction de l’autre.

La thèse s’intéresse ainsi aux recomposi­tions en cours de ce métabolisme, sous trois angles : les transformations des fi­lières économiques de gestion des terres et des gravats, l’émergence de politiques publiques d’économie circulaire ciblant les déchets de chantier, et le rôle d’expé­rimentations de pratiques de recyclage dans la construction. La comparaison entre Paris et Bruxelles permet de repérer des trajectoires différentes caractérisées par un déve­loppement plus précoce du recyclage en Belgique et une permanence plus marquée des pratiques de stockage en Île-de-France. La structuration histo­rique de ces filières et, en particulier, le rôle plus ou moins grand des acteurs des travaux publics, dotés de forte capacité d’influence, contribue à expliquer des verrouillages normatifs et réglementaires qui limitent le développement du recyclage et de la sobriété.

Il s’agit d’une thèse en études urbaines, une discipline peu représentée dans notre laboratoire jusqu’à présent, ce qui vous a placé dans une situation unique. Qu’est-ce que cela vous a apporté en termes de croisement des approches et transdisciplinarité ?

C’est une question difficile. J’ai d’abord trouvé des ami.es avec qui échanger sur la conduite d’une recherche doctorale et sur des tas d’autres choses. Nos cultures disciplinaires n’avaient finalement pas beaucoup d’importance.
Plus sérieusement, je dirais que le cadre du CERI m’a beaucoup apporté pour mieux situer l’aménagement et l’urbanisme dans le paysage des sciences sociales. Par exemple, j’avais en partage avec d’autres doctorant.es la question du pouvoir local. Mais, alors que pour beaucoup d’entre elles et eux, la question était « qu’est-ce que ce pouvoir local nous dit des transformations de l’État ? », ma question était davantage « quelle est la capacité de ce pouvoir à avoir des effets sur l’organisation matérielle de la ville ? ». La prise de conscience de ces différentes m’a beaucoup aidée à ouvrir mon questionnement (par exemple, sur des questions d’économie politique) mais aussi à le délimiter.

Que retenez-vous de votre travail de recherches doctorales au CERI ?

J’ai mis du temps à me sentir légitime à participer aux discussions scientifiques du laboratoire, bien sûr en tant que jeune chercheuse mais aussi du fait de mon horizon disciplinaire. Cependant, je retiens les multiples sujets et objets de convergence. Par exemple, les discussions du séminaire Retours de terrain m’ont été très précieuses : qu’est-ce qu’un terrain et comment le construit-on ? Que tirer de nos observations de terrain, y compris des matériaux visuels ? La recherche de terrain est centrale au CERI et beaucoup de chercheur.es sont confrontées à des terrains dits « dangereux » ou « sensibles ». Par conséquent, les discussions, débats et controverses concernant la construction de ces catégories, la pratique sur le terrain et les relations de domination qui s’y jouent ou encore les conditions d’une recherche indépendante, sont très fréquentes, animées et riches. Elles m’ont passionnée et m’ont beaucoup aidée à réfléchir à ma propre pratique, que j’avais tendance à peu questionner du fait de terrains européens proches.

Vous avez récemment travaillé sur la question de l’écologisation des pratiques d’aménagement urbain dans le cadre d’un projet pour la Caisse des Dépôts. Pouvez-vous nous définir cette notion d’écologisation ?

La notion d’écologisation est d’abord une manière de prendre de la distance par rapport au terme de « transition écologique » qui se déploie désormais dans le monde politique avec un contenu imprécis. Elle désigne un processus de transformation des sociétés par les savoirs écologiques, qu’ils viennent des sciences du vivant ou de la Terre, et les raisonnements propres à ces expertises. Par conséquent, ce terme n’est pas synonyme « d’environnementalisation ». Il ne désigne pas la prise en compte de l’environnement dans les décisions mais plutôt la transformation des modalités de prise de décision par l’intégration de raisonnements écocentrés, intégrant les spécificités des fonctionnements écologiques. Derrière l’écologisation se joue donc aussi la recomposition des relations entre sociétés humaines et biosphère.

Quels ont été vos cas d’étude ?

J’ai travaillé sur des sociétés d’aménagement publiques locales dans différentes villes française : la métropole lilloise (Lille-Roubaix-Tourcoing), Rennes, l’aire métropolitaine Nantes-St-Nazaire, Paris, Montreuil…

Vous rejoignez l’université Gustave Eiffel et plus précisément le Lab’Urba. Quels sont vos projets?

En ce qui concerne l’enseignement, je vais assurer des cours d’action publique locale et d’urbanisme à des étudiant.es de licence et de master au sein du département de génie urbain. Ces étudiants combinent des profils issus des sciences de l’ingénieur et des sciences sociales, ce que je trouve passionnant !

En ce qui concerne la recherche, je souhaite poursuivre mes travaux en cours sur l’écologisation des pratiques d’aménagement en continuant ma collaboration avec le projet ANR Ecomodam porté par Daniel Florentin (Mines Paris PSL, LATTS). Nous y développons notamment une réflexion sur le rôle des métriques comme levier de transformation et d’écologisation des pratiques à partir des travaux en comptabilité écologique. Comment transposer ces réflexions à l’aménagement ? Comment les méthodes mises en œuvre dans le champ des comptabilités écologiques peuvent-elles dialoguer avec les travaux sur le métabolisme urbain qui proposent également des comptabilités alternatives aux comptabilités financières ? Je vais également prendre part à un programme de recherche sur les circulations de terres excavées dans différentes métropoles porté par Laetitia Mongeard, au sein du Lab’urba.

À moyen terme, il s’agit pour moi de nourrir un agenda de recherche portant sur le recyclage urbain et les déchets de la production urbaine (friches, bâtiments, matériaux issus de la déconstruction). Comment ces déchets sont-ils pris en charge par les politiques publiques dans un contexte de finitude des ressources ? Comment les filières de construction et de démolition s’écologisent-elles ? Quels rôles les acteurs de l’aménagement jouent-ils dans ces transformations ?

 

Propos recueillis par Miriam Périer

 

Retrouvez les publications d'Agnès Bastin sur CERI/lab :

- Paroles de thèse
- Métabolismes

 

La revue Metropolitiques a publié un article de synthèse présentant la thèse d'Agnès Bastin, à l'occasion du Prix de la thèse sur la ville 2023. Retrouvez le ici.

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©Image : Agnès Bastin