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11.12.2024
Enquête "Fractures françaises" : L’étrange défaite d’Emmanuel Macron
Selon Bruno Cautrès et Luc Rouban, chercheurs CNRS CEVIPOF, depuis l'élection d'Emmanuel Macron en 2017, le désaveu à l’égard du personnel politique n’a jamais été aussi prononcé. Ils livrent leur analyse à partir de la douzième vague de l’enquête annuelle « Fractures françaises », réalisée par Ipsos pour le Cevipof, la Fondation Jean Jaurès, et l’Institut Montaigne et « Le Monde ».
Un étrange paradoxe se révèle au fur et à mesure que la crise politique française s’aggrave : jamais, depuis les Gilets jaunes, Emmanuel Macron n’a été aussi impopulaire et politiquement affaibli, et pourtant, les événements semblent aujourd’hui valider le diagnostic initial qu’il avait posé en 2017. À l’époque, E. Macron avait été élu sur la promesse d’un dépassement des clivages politiques traditionnels, ainsi que sur la volonté de réformer une classe politique et des corps intermédiaires jugés inefficaces pour répondre aux attentes des Français. Sept ans plus tard, les Français se retrouvent confrontés à une Vᵉ République dysfonctionnelle : un parlement au centre du jeu mais incapable de former des majorités stables, un gouvernement obligé d’ajuster son projet de budget au gré des menaces de censure du Rassemblement national, une gauche profondément divisée et qui peine à capitaliser sur l’élan du Nouveau Front Populaire, un « socle commun » fragile qui gouverne sans que ses choix n’aient été validés en amont par le peuple souverain.
Les effets inattendus de la dissolution donnent ainsi une résonance troublante à l’analyse initiale d’Emmanuel Macron selon laquelle c’est la politique elle-même qui constitue un frein pour la France et qui est au cœur de notre drame national. La dernière vague de l’enquête Fractures françaises montre que c’est bien le système politique, notamment la classe politique, qui est devenue aux yeux des Françaises et des Français le problème principal de la France. Jamais le personnel politique n’a subi un tel désaveu dans l’opinion depuis 2017 : 83% des enquêtés estiment que les femmes et les hommes politiques agissent principalement pour leurs intérêts personnels, 78% pensent que leurs idées ne sont pas représentées. Le comportement des partis politiques à l’Assemblée nationale est largement désapprouvé, le RN étant le mieux placé (37% d’approbation), devant les Écologistes (32%), LR et le PS (30% chacun), Renaissance (24%), le PCF et Horizons (22% chacun) et in fine LFI (19%).
Certes, on pourra reprocher à Emmanuel Macron d’avoir dissout l’Assemblée nationale au mauvais moment, ou sans motivations fondées, d’avoir retenu une lecture présidentialiste de la Vᵉ République, favorisant la verticalité du pouvoir, d’avoir été le ferment du chaos. Mais on peut également proposer une autre lecture : celle d’un accoucheur socratique d’un tabou de la société française, celui d’une classe politique incapable de changer pour le mieux le pays, de faire face aux enjeux de la mondialisation, du réchauffement climatique, des nouvelles technologies, des migrations. Sans forcer le trait des données de l’enquête Fractures françaises, on peut résumer l’image du personnel politique et des partis dans le pays comme celle d’une caste qui passe son temps à parler sans solutions, sans reconnaître ses erreurs, sans pouvoir modifier la vie quotidienne. Une caste gesticulatoire face à la France des Jeux olympiques ou de la restauration de Notre-Dame qui a montré sa capacité à « faire nation » et à obtenir des résultats concrets, visibles, empiriques. Paradoxe des paradoxes : c’est dans ces deux évènements, non politiques, que la promesse macroniste de l’efficacité du savoir-faire français, qui transcende les clivages, semble s’être le mieux incarnée.
En revanche, l’échec du macronisme sur la transformation de l’espace politique est aujourd’hui patent. L’enquête Fractures françaises montre à quel point son électorat reste très particulier, se distinguant de tous les autres. Il est le seul à considérer que la mondialisation est une opportunité pour la France (62% contre 36% en moyenne), que la France n’est pas en déclin (41% contre 13%), que son avenir est plein de nouvelles possibilités (66% contre 40%). Il est également le seul à combiner un libéralisme économique plus modéré que celui des électeurs LR à un libéralisme culturel proche de celui de la gauche, notamment sur le terrain de l’immigration. Mais cette recherche d’un point original d’équilibre n’a pas conquis les catégories populaires ou moyennes. Elle ne parle qu’aux diplômés du supérieur et aux cadres.
Les enjeux démocratiques de la séquence électorale de 2024 sont donc extraordinaires au sens plein du terme. C’est bien la question de l’efficacité de l’action publique qui a fait son grand retour, nourrissant l’avancée du RN et les louvoiements de Michel Barnier. L’enquête Fractures françaises nous montre ainsi que l’idée d’une majorité relative à l’Assemblée, qui permettrait de vrais débats et des compromis, a perdu de sa séduction : elle était soutenue par 70% des enquêtés en 2022 et elle l’est par 53% d’entre eux en 2024 au profit du recours à la majorité absolue, plus rapide et plus efficace. Ce registre de l’action était précisément celui du macronisme. Une étrange défaite pour Emmanuel Macron qui aura finalement poussé la France à se regarder elle-même.
Bruno Cautrès et Luc Rouban, chercheurs CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po
Analyse publiée dans Le Monde le 4 décembre 2024
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