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24.04.2020
Lettre de Bergame, emblème d’une Europe souffrante et solidaire
Nous reproduisons ci-dessous le témoignage personnel de Giovanni Moro, daté du 19 avril 2020.
En écoutant le discours du président de la République s'adressant aux Français, le 13 avril, en pleine épidémie, je me suis arrêté pour réfléchir à l'hommage que Monsieur Emmanuel Macron a rendu à ma ville. "Oui, nous ne gagnerons jamais seuls", a déclaré le président, "parce qu’aujourd’hui à Bergame, Madrid, Bruxelles, Londres, Pékin, New York, Alger ou Dakar, nous pleurons les morts d’un même virus".
Ces derniers jours, je suis rentré à Bergame, dans le nord de l'Italie, une ville d’environ cent vingt mille habitants érigée aux pieds des “Alpi Orobie”, où je suis né et où j'ai fait mon lycée. C'est cette ville et ces montagnes que j'ai quittées en 2017 pour partir étudier en France, à Sciences Po Paris, où j'ai appris la langue dans laquelle je vous écris. Bergame est une petite ville charmante de Lombardie, en comparaison des grandes métropoles mentionnées par le Président. Une province, qui aujourd'hui est martyrisée par le coronavirus, enregistrant une augmentation, selon l’Institut National de Statistique italien, de 337% des décès par rapport à l'année dernière pour causes imputables à la pandémie. Le maire de Bergame, Giorgio Gori, affirme que près d’un demi-million de personnes pourraient avoir été infectées dans cette province, ce qui représente la moitié de sa population.
Comme tous ceux qui vivent loin de chez eux en raison de leurs études ou de leur travail, mais se retrouvent subitement à vivre avec leurs proches en ce temps de crise, je pense pouvoir partager la même appréhension face à une situation inédite qui entraîne des changements majeurs au sein de notre mode de vie. Mais qu'est-ce qui a pu changer dans la vie d'une famille en si peu de temps ? Tout, nous apprend ce virus qui, ici à Bergame, déchire l’affection, la douceur, la chaleur, bouleverse le rythme quotidien, et crée des abîmes. La famille, comme notre ville natale, est tout ce que nous avons : elle reste notre refuge, le lieu de communion vers lequel on ne peut pas se passer de revenir, a fortiori lorsqu’il faut partager la douleur. Bergame est devenue l’épicentre européen d’un drame qui nous plonge dans le deuil des êtres chers. Cela m'attriste de voir des images de rangées de convois militaires transportant les corps hors de la ville pour être incinérés, parce qu’il n'y a plus de places disponibles au cimetière. Cela me fend le cœur de savoir que les personnes qu’on aime meurent à l'hôpital seules, sans leurs proches à leur côté, ou, pire, à la maison, sans avoir accès à des soins médicaux.
Cependant, les Italiens serrent les dents et, l’âme stoïque, austère, s’apprêtent à se retrousser les manches, prenant leur courage à deux mains pour rebâtir ensemble tout ce qui a été détruit. Ici chacun contribue dans la mesure où il peut : il y a ceux qui sauvent des vies en travaillant à l’hôpital ; et ceux qui sauvent des vies en restant à la maison. "Je vais renaître, tu vas renaître" sont les mots d'une chanson qu'un auteur-compositeur local a dédiée à Bergame, et qui résonnent dans toute l'Italie, en nous donnant ainsi un nouveau souffle de vie. Sur les balcons on voit nombreuses bannières avec des mots d’encouragement comme « Berghem mola mia », en lombard, « courage, tiens bon, Bergame ». Si aujourd'hui cette ville, bien que durement touchée, réussit à lutter contre le virus, c'est parce que ses citoyens font appel aux valeurs qui la distinguent. C’est pourquoi je souhaiterais que Bergame soit considérée comme un emblème européen non pas seulement pour sa souffrance, mais aussi pour son esprit du sacrifice, de résistance, de l’union des volontés. Le peuple de cette ville et de ses vallées verdoyantes traversant les Alpes est traditionnellement réservé, modeste, discret : aujourd’hui Bergame pleure en silence et secrètement la mort des êtres chers mais n'a jamais perdu une bataille. Jamais cette ville n’a cessé d’être héroïque, depuis que, à l’heure de l'Unification de l'Italie, elle s’est distinguée par le nombre d’habitants qui se sont joints à Garibaldi lors de l'Expédition des Mille en 1860. Les murs des fortifications de la Ville Haute, théâtre du Risorgimento, témoignent de la bravoure atavique de Bergame. Inscrits sur la Liste du patrimoine mondial de l'UNESCO, ils protègent la vieille place, décrite par l’architecte Le Corbusier comme la plus belle d'Europe. Bergame est, par ailleurs, un mélange d'histoire et de modernité, parce que c’est un centre de l’économie italienne ; c’est le cœur de son football aussi : Atalanta nous rend fiers de voir notre équipe pour la première fois cette année en Ligue des Champions. En ce moment, dans nos familles, dans nos villes, on n’a besoin que de cet esprit d'équipe, de cette audace, de cet effort collectif pour vaincre ensemble le virus. Je souhaiterais qu’en Europe nous essayons tous de combattre avec l'esprit de camaraderie de Bergame, qui, par le civisme de ses citoyens, accède à la plus haute valeur du sens de la communauté. En Italie on se dit que “andrà tutto bene”, que “tout ira bien” : nous en sommes convaincus. Nous avons raison d’y croire fermement, parce que cela nous donne le courage de résister. Tout ce qui afflige l’Italie ne peut pas étouffer l’envie de regarder au-delà, tout simplement ce désir de vivre, qui a toujours caractérisé cette robuste terre depuis Bergame jusqu’à Palerme. Cela ne peut pas nous empêcher de planifier à l’avance : d'imaginer le moment joyeux où nous hériterons de la flamme olympique de Paris 2024, pour célébrer, ici, en Italie, les Jeux Olympiques d'hiver 2026. Lorsque la pandémie sera terminée, la beauté du sport saura nous unir à nouveau, et, ensembles, nous serons plus rapides, plus hauts, plus forts.
Les paroles du Président Macron sont ici accueillies comme une manifestation de l’humaine empathie qui, face à la destruction, nous donne le courage de joindre nos forces à celles de nos compatriotes européens. Elles renouvellent l'esprit de fraternité qui nous unit, citoyens d’Europe, dans notre guerre contre un commun ennemi invisible. Cela me rappelle ce sentiment de sympathie, que j'ai vécu moi-même pendant mes années à Sciences Po Paris et dans la famille française qui m'a accueilli durant mes études : un sentiment de grâce, d’harmonie, dont nous avons tellement besoin en ce moment. Je trouve réconfortant de penser qu'au-delà de ces Alpes, il y a un peuple qui, bien que souffrant autant que nous, démontre toute la compassion pour la tragédie que vivent ma ville et mon pays.
Cette compassion est l'essence de notre amitié européenne qui repose sur deux piliers : se réjouir ensemble, mais aussi souffrir ensemble. Cet appel fort du Président Macron à l'Europe est précieux dans une période de désespoir. Une crise, comme le trahit son étymologie, n'indique pas seulement une aggravation d'une situation, une insoluble aporie, mais présente aussi une connotation positive : un moment de crise doit être, surtout, une période de réflexion, d'évaluation, de discernement, et peut se transformer en condition préalable nécessaire à une renaissance, à une Europe florissante portant les valeurs humaines qui nous réunissent en ces jours sombres. Aujourd’hui, dans nos familles, dans nos villes, il faut nourrir l'espoir, consistant, comme l’a dit le Président de la République italienne Mattarella à l'aube de la nouvelle année, « dans la possibilité d'avoir toujours quelque chose à atteindre ». Ces-jours-ci, l'espérance est celle de voir, au nom de la douleur qu’on partage, l’Europe renaître plus solidaire, s’inspirant des citoyens d’Italie, de France, d’ailleurs qui luttent avec la seule arme de l'abnégation pour défendre la concorde entre nos peuples. Le Président Macron évoque notre identité européenne comme une splendide opportunité de résilience, de refondation et de rénovation du projet de coexistence pacifique. Avec cet esprit, notre expérience collective face au coronavirus pourra donner une nouvelle vie au projet d'intégration européenne, dans le sillage de nos pères fondateurs, dont l'héritage est maintenant plus vivant que jamais. Bergame est la ville qui ouvre les bras pour mettre en œuvre l’intérêt communautaire, parce que, comme résonnent ici les mots du Président Macron, « nous ne gagnerons jamais seuls ». C’est pourquoi, au cours de la pandémie, tout comme à l’issue de la Seconde Guerre Mondiale, nous devons répondre à l'appel irrésistible de l’Europe unie : nous devons continuer à imaginer la vie ensemble, à ne pas renoncer au tendre souvenir des douceurs du lendemain, à être nous-mêmes signes d'espérance pour la reconstruction commune de l’avenir.
Giovanni Moro, étudiant en troisième année (campus de Reims), confiné dans sa ville natale en Italie.