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10.06.2024

Un atelier artistique qui lie écriture, musique et devoir de mémoire : interview croisée

Hélios Azoulay (crédits : A.Yusifov)

Dans le cadre de leur formation de Bachelor, les étudiants du Collège universitaire participent à des cours expérientiels visant à analyser les enjeux contemporains au travers des pratiques artistiques. Parmi ces ateliers se distingue celui de M. Hélios Azoulay, enseignant emblématique de Sciences Po qui a choisi de transmettre ses savoirs et méthodes autour du thème “Écrire, Composer. Faire art, faire mémoire”.

Interview croisée d’un professeur engagé et de deux de ses étudiantes, Salma et Sofia. 

Présentez-vous brièvement

M. Azoulay: Je suis écrivain, compositeur, clarinettiste, comédien. J’ai créé plusieurs festivals de musique, et je dirige l’Ensemble de Musique Incidentale avec lequel j’interprète notamment, depuis bientôt 15 ans, les musiques composées dans les camps de concentration. 

Salma Hashem: Je suis étudiante en Sciences Politiques à l’Université Américaine du Caire (AUC) et ai effectué mon semestre d’échange à Sciences Po Paris ce printemps. 

Sofia Ontkovicova:  Je suis de nationalité slovaque. Je viens de finir ma deuxième année de Bachelor à Sciences Po, ayant suivi la majeure Politiques et Gouvernement.

M. Azoulay, qu’enseignez-vous à Sciences Po?

En me basant sur ces musiques bouleversantes (composées dans les camps de concentration), mais également sur les poèmes et les dessins qui sont revenus d’Auschwitz, Buchenwald, Treblinka, Theresienstadt, je m’efforce de faire entendre, de localiser l’endroit, en nous, où l’art se déroule quand l’homme est confronté à l’urgence. Dans la poche de la catastrophe, ces œuvres sont de purs miracles. La tragique leçon de ces traces prouve qu’il existe un art surgi de la nécessité intérieure la plus profonde, indiscutable, avec laquelle on ne négocie pas, et qui est bien loin d’un art rassasié, subventionné. C’est cela qui me passionne, en tant qu’artiste et en tant qu’homme. C’est ce que j’enseigne. C’est ce que les élèves pratiquent. Ecrire sans reculer.  

Dans quelle mesure cet atelier aide-t-il les étudiants dans la compréhension d’enjeux étudiés en sciences humaines et sociales ?

M. Azoulay: Le plus grand enjeu des sciences humaines est d’affiner la science d’être un homme. Dans mes ateliers, si l’on excepte les données historiques et artistiques nécessaires pour comprendre comment, pourquoi, par quels labyrinthes, par quelle grâce, par quelle folie, par quel courage, ces œuvres sublimes et délicates ont existé, je crois que mon enseignement consiste à ouvrir certaines portes que nos sensibilités délaissent. La sensibilité est une intelligence. Mes cours sont des cours d’enthousiasme. Il s’agit de faire de soi un sismographe. Créer consiste à entendre la délicate mélodie de qui nous sommes et d’en traduire le récit limpide et brutal. Et croyez-moi, y parvenir mine de rien, c’est du boulot ! 

Salma Hashem:  Ce cours m’a permis d’écrire de manière plus spontanée, plus réelle à moi-même, et de m’exprimer davantage. Le cours nous a aussi aidés à comprendre le concept de « faire mémoire », un concept que j’avais étudié en histoire et en sciences politiques, et que j’ai pu ici relier également avec l’art, la musique, et l’écriture. Il nous a poussés à voir la perspective de l’art créé dans les conditions les plus cruelles, comme les camps de concentration. J’ai pu ainsi relier ma création artistique avec mes connaissances historiques et politiques, et avec les enjeux contemporains et les guerres d’aujourd’hui. 

Sofia Ontkovicova: Par exemple, nous avons parlé de et regardé des dessins de Bedrich Fritta, un graphiste et caricaturiste qui a été déporté à Theresienstadt en 1941 et qui est mort à Auschwitz en 1944. Les dessins dont il est question ont été réalisés par celui-ci comme un cadeau d’anniversaire pour son fils et ont vu le jour dans les camps nazi. Parus sous la forme du livre de monsieur Azoulay , Pour Tommy, ils sont un exemple de la résilience, du courage et de la créativité humaine même dans les lieux et sous les conditions les plus brutales à imaginer. J’ai beaucoup apprécié le partage de ces histoires et de cet art qui nous ont fait voir l’immense force qui se trouvait au sein de la brutalité pure de ce moment indescriptiblement tragique de l’humanité. Par conséquent, au niveau académique, cet atelier permet de comprendre qu’il y a toujours des différentes formes de résilience et de résistance contre l’oppression, la persécution et même le génocide. Il rappelle à quel point il est nécessaire d’apprendre de l’histoire et de soutenir la résilience et la résistance des opprimés à tous moments, peu importe où cela ait lieu - en Europe, en Amérique, en Afrique, en Asie ou au Moyen Orient.

Dans le cadre de ce cours, comment placez-vous les pratiques artistiques comme un outil de transmission de savoir?

M. Azoulay: L’art c’est le grand savoir. L’art détient le présent. Comme un parfum dans un flacon. C’est pourquoi l’art des camps est si poignant, si direct. C’est un pur témoignage, réel et objectif. Créer, c’est témoigner. Et pour débloquer cette voix, la seule méthode valable, c’est la liberté. Contrairement à ce qu’on apprend sagement à l’école (« Fais un plan, ensuite tu feras ce que tu voudras ! »), le préalable dans ce cas, c’est la liberté. Tout d’abord, sois libre ! Dos au mur, le plan devient réflexe, comme l’unique façon de s’en sortir, de survivre. En art, il faut désapprendre l’école, se jeter à l’eau, réapprendre à nager. Cela peut paraître absurde, mais un artiste fait tous les jours l’épreuve de l’absurde avec l’orgueil de penser qu’il mettra la main sur quelques mots plus beaux, plus hauts, plus précis que les autres pour dire ce que ses yeux traversent. 

Qu’est-ce que cet atelier artistique vous a apporté? 

M. Azoulay: Enseigner, c’est affiner sa parole. Au-delà de la démagogie du professeur « qui apprend tellement de ses élèves », ce que je peux sincèrement dire, c’est que la seule chose qui s’enseigne, qui se transmet, qui éduque, qui élève, c’est ce qui vous interroge personnellement. Enseigner n’est pas renseigner. Enseigner consiste à chercher devant témoins, à tenter de répondre à des questions auxquelles vous n’avez pas la réponse. Vous avez juste l’intuition que ça se passe quelque part par là. Parce que la seule chose qu’on apprend aux autres, c’est à chercher. 

Sofia Ontkovicova: Finalement, selon les mots de monsieur Azoulay, l’objectif artistique de cet atelier était de libérer quelque chose en nous. D’après moi, cela faisait référence certainement à nos compétences d’écriture ou d’autres mais aussi au fait de libérer en nous la manière dont nous pouvons voir et comprendre le monde, d’essayer d’ouvrir notre compréhension vers un au-delà de ce que nous connaissons sans même forcément comprendre comment le faire et ce qui s’y trouve. 

En ce sens, je dirai que l'atelier a certainement réussi à libérer la créativité de ceux qui l’ont suivi et , ce qui est encore plus important, il a réussi (au moins à mon avis)  de nous libérer de certaines de nos limites que nous portons en nous-mêmes. 

AVEZ-vous une anecdote a nous raconter? 

M. Azoulay: Les cours étaient criblés d’éclats, d’éclaircies, de rires, de sensibilité et d'émotions. J’ai pris énormément de plaisir. J’espère simplement que celui-ci était contagieux. 

Salma Hashem: Un des exercices qui m’ont marqué est lorsque notre professeur nous a demandé d’utiliser une seule feuille blanche pour toute la classe, où chacun devait écrire une seule phrase ou mot, puis la passer à la personne suivante pour qu’elle fasse de même. Comme pour la plupart des exercices, M. Azoulay nous a mis de la musique, et celle-là était particulièrement dynamique pour nous inciter à être rapides. Le but était d’écrire la première phrase qui nous venait à l’esprit, et de passer la feuille pour avoir le plus de répliques possibles. À la fin de l’exercice qui a duré un maximum de trois/quatre minutes, nous avions un dialogue unique et atypique qui témoignait d’une collaboration originale entre camarades, où chacun faisait preuve de créativité singulière et profonde. 

Avez-vous une production réalisée dans le cadre de cet atelier à partager ?

Salma Hashem: Ce court poème me tient à cœur, je l’ai rédigé lors d’un de nos cours plus tard dans le semestre, et où j’étais également influencée par l’aspect musical de l’atelier :

“Ils nous ont oubliés sur le palier de la porte, 

dans une musique sanglante, 

un bébé entre les mains.

Une musique presque réconfortante, 

presque accueillante. 

Si on tend l’oreille un peu plus, 

des pleurs se faufilent entre les notes. 

Le soleil tente de se cacher, 

il ne veut pas être témoin ce soir.”

Sofia Ontkovicova: 

Cette production écrite est issue d’un exercice qui consistait à écouter un morceau de musique de quelques minutes et simplement commencer à écrire pendant 5 minutes par la suite.  

Un enfant qui danse. Il danse sur une prairie, tout seul, entouré de fleurs. Il danse pour rien et pour tout, pour personne et pour tout le monde. Il danse pour lui en posant ses petits pieds sur les rires et les cris de sa vie. Il rigole et il pleure, il tourne et il tombe pour tourner encore plus rapidement par la suite. Il suit la musique de ses souvenirs. Nous, on ne l’entend pas. C’est un enfant qui danse pour survivre à la vie. Il danse légèrement comme une feuille emportée par les courants du vent. Une larme presque transparente coule lentement sur sa joue. Et puis, il disparaît.

Les ateliers artistiques sont des modules pédagogiques obligatoires dispensés sur l’ensemble des campus du Collège Universitaire auprès des étudiantes et  étudiants de 1re et 2e année. Ils se déroulent sur une période de 12 séances de deux heures hebdomadaires (soit un format de 24 heures semestrielles). Ces enseignements, couvrant des domaines artistiques variés (allant du théâtre à la photographie en passant par la danse et la musique) ont pour objet d’explorer les potentialités d’expression et de représentation des arts dans leurs finalités sociales et politiques.

Portes Ouvertes Bachelor virtuelles, le samedi 30 novembre 2024

Journée portes ouvertes bachelor
(crédits : Sciences Po)

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