Accueil>Arabie Saoudite : vers un système universitaire normalisé par Elsa Bedos
24.06.2021
Arabie Saoudite : vers un système universitaire normalisé par Elsa Bedos
Arabie Saoudite : vers un système universitaire normalisé
Votre recherche doctorale a visé à comprendre pourquoi et comment l’Arabie Saoudite a mis en place une politique d’évaluation de son enseignement supérieur. Pourquoi ce sujet ?
Elsa Bedos : Mon objectif était tout d’abord que ce travail de recherche me permette de progresser professionnellement dans ma spécialité, l’administration de l’enseignement supérieur et de la recherche. J’avais travaillé à l’Agence pour l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur sur l’évaluation d’universités en France(1). Ensuite, j’ai une formation liée à la langue et au monde arabes où j’ai séjourné plusieurs fois, parfois longuement notamment dans le cadre de mon master de recherche en sociologie comparée en Arabie saoudite. Enfin, j’avais particulièrement apprécié l’une de mes enseignantes de Master – Christine Musselin, sociologue de l’enseignement supérieur – pour ses cours de méthodologie d’enquête. J’avais aimé son mélange d’exigence et de bienveillance et savais que pour l’aventure de la thèse, j’aurais besoin d’être guidée tout au long du chemin. En dialoguant avec elle, j’ai mis le doigt sur l’existence de la commission saoudienne d’évaluation et d’accréditation de l’enseignement supérieur (National Commission for Academic Assessment and Accreditation – NCAAA). Voilà comment est né mon projet de thèse sur l’analyse de la mise en place de cette agence et la politique qui y présidait.
Cette politique s’inscrivait dans un mouvement mondial et se nourrissait de nombreux outils et modèles étrangers. Y-avait-t-il eu une réflexion nationale – et/ou au niveau des établissements – relative à ces sources d’inspiration ? Ces modèles avaient-ils été adaptés à la culture saoudienne ?
Riyadh – King Saud University – University Grand Mosque. © Stephen Downes; CC BY-NC 2.0, via Flickr
E.B. : Les universités saoudiennes sont internationalisées depuis longtemps, à travers les enseignants qui, pour une grande part sont des non-Saoudiens venant d’autres pays où ils ont été formés et pour l’autre part, sont des Saoudiens formés à l’étranger, le plus souvent dans des pays anglophones (États-Unis, Royaume-Uni, Australie, Nouvelle-Zélande…). Les universitaires qui dirigent l’agence saoudienne d’évaluation et d’accréditation de l’enseignement supérieur, au moment d’inventer la politique publique saoudienne d’évaluation et d’accréditation au début des années 2010, ont fait appel à des consultants extérieurs, australiens, états-uniens, britanniques pour étudier et comparer les systèmes étrangers. Ce recours à une expertise internationale et à la comparaison internationale n’est pas propre à l’enseignement supérieur saoudien. C’est même fréquent dans les administrations publiques saoudiennes. La planification et l’élaboration de grandes politiques publiques se construit souvent avec l’appui de cabinets de conseil internationaux ou d’administrations étrangères. J’ai d’ailleurs observé – et participé – à l’élaboration du plan pour la recherche et la technologie (maarifah). Dans les universités évaluées, les personnes que j’ai interviewées étaient conscientes d’être soumises à un processus inspiré de modèles extérieurs. Certains regrettaient une importation en bloc sans adaptation à la situation saoudienne, sans démarche progressive et incrémentale permettant aux universités de s’adapter à ces nouvelles pratiques et modalités de travail induites par l’évaluation. De fait, à cette époque la NCAAA, était prise au piège de son propre processus d’accréditation trop complexe, trop éloigné de la réalité des universités saoudiennes, qu’il lui était impossible d’en délivrer. Cet ensemble a été importé par des “passeurs” saoudiens habitués à participer à des colloques internationaux, à évoluer dans des réseaux de techniciens de l’assurance qualité dont ils partagent le vocabulaire et les convictions sur la capacité de certains outils d’actions publiques à résoudre des problèmes.
© 2021 British Council
Parmi ces outils, celui des learning outcomes a fait l’objet d’un travail d’appropriation particulièrement approfondi parce qu’il est censé valoriser le diplôme délivré et rendre employable les étudiants et donc résorber le chômage des jeunes Saoudiens. Cette importation repose sur l’implication de quelques acteurs centraux comme le British Council en Arabie saoudite et l’agence d’assurance qualité de l’enseignement supérieur du Royaume-Uni avec lesquels les responsables de la NCAAA sont en interaction régulière. Pour se sortir de l’impasse de l’échec de la plupart des universités saoudiennes à être accréditées, la NCAAA a fait preuve d’inventivité pour ne jamais atteindre l’étape où elle doit délivrer l’accréditation: ses dirigeants ont choisi d’allonger le processus en amont, notamment par des conditions d’éligibilité de plus en plus élaborées et par une réorientation de son activité vers l’offre de formations aux universités pour les acclimater à sa technique d’évaluation-accréditation.
Un de ses enjeux était d’améliorer l’employabilité des jeunes saoudiens : A-t-elle atteint son but ?
E.B. : C’est bien l’un des paradoxes de cette politique. Ceux qui l’ont mise au point affichent partout, à l’écrit et à l’oral, l’objectif d’améliorer leur enseignement supérieur pour rendre les diplômés saoudiens plus employables. Mais à aucun moment, ils ne s’adressent aux entreprises ou autres administrations publiques dont la mission est de former à des professions en vue d’une insertion professionnelle, comme, par exemple, celle chargée de développer des formations non-académiques et professionnalisantes. Cette césure rend compte de conflits de périmètres entre ministères et entre administrations. L’agence d’évaluation et d’accréditation de l’enseignement supérieur souhaitait étendre sa compétence à l’ensemble des formations délivrées qu’elles soient académiques ou professionnalisantes, mais n’y est pas parvenue.
Lancée deux ans après les attentats contre les Twin Towers, cette réforme s’était aussi donné des objectifs moraux. Quels étaient-ils et à quoi cela a-t-il abouti ?
E.B. : Je ne parlerais pas d’objectifs moraux, même s’il est juste de situer le début de la réflexion autour de la réforme de l’enseignement supérieur saoudien sur ce plan. Très vite, cette dimension a été évacuée et je parlerais plutôt d’une volonté de répondre à ce qui est perçu par les dirigeants saoudiens comme un risque politique de déstabilisation voire de renversement du régime, découlant des accusations, venues essentiellement des États-Unis et d’Europe puis dans un second temps d’Arabie saoudite, qui construisent l’éducation saoudienne en “problème public”, suite aux attentats perpétrés aux États-Unis en septembre 2001 (quasiment tous ceux qui étaient impliqués dans ces attentats étaient de nationalité saoudienne): elle serait responsable de fabriquer des terroristes.
Al-Mahala | King Khalid University. © Abdulaziz Asiri, own work, CC BY-SA 3.0
La réussite du gouvernement saoudien est de parvenir, à travers ce qui s’est appelé le sixième “Dialogue national”, à techniciser le problème de l’éducation saoudienne, à le faire glisser du registre des valeurs morales (lutter contre l’extrémisme, développer l’esprit de tolérance) à celui de la technique moins chargée symboliquement : les curricula, le développement des technologies au service de l’enseignement, les qualifications et la mesure de la performance des enseignants, l’évaluation de la qualité. Le « Dialogue national » constitue une scène publique qui travaille à « réétiqueter » le problème éducatif saoudien : d’un problème de qualité exprimé en termes de déviance idéologique (le « wahhabisme »), il devient un problème technique . Cette technicisation s’accompagne d’un recours à des savoirs experts et à un appareillage linguistique : performance, évaluation, indicateurs, « bonnes pratiques », learning outcomes, assurance qualité, benchmark… En opérant ce déplacement, cette opération a dépassionné le débat et permis de réorienter l’incertitude – que la crise internationale consécutive aux attentats du 11 septembre 2001 avait mise sur le devant de la scène – en la fixant sur la qualité de l’enseignement supérieur. La rencontre avec la NCAAA s’opère autour de la notion de qualité, l’évaluation et l’accréditation constituant les deux piliers de cette dernière. La NCAAA s’installe comme « spécialiste » de la qualité, en proposant une méthode au service de l’assurance qualité.
Si d’une manière générale, ce type de réformes en multipliant les outils de contrôle limite les libertés académiques, vous montrez qu’en l’occurrence les contraintes « idéologiques » pesant sur les enseignants ont été réduites. Comment expliquez-vous cela ?
E.B. : Dans l’université où j’ai observé la mise en œuvre de ce dispositif, j’ai montré comment ce dernier avait transformé sa structure administrative par la création d’une nouvelle chaîne hiérarchique dédiée à la qualité, les agents de la qualité, et la mise en procédures d’enseignement. J’ai notamment pu constater l’imbrication de plusieurs formes de bureaucratisation simultanées : rationnelle-légale (wébérienne(2)), managériale (New Public Management – NPM(3)) et rationalisée.
© Shutterstock
L’introduction d’outils d’évaluation et d’accréditation, inspirés du NPM, était présentée par les agents de qualité comme en rupture avec le système bureaucratique antérieur. En réalité, ces outils, comme les pratiques de travail qui les accompagnent, prolongeaient le processus bureaucratique, caractérisé par une inflation de l’écrit et des procédures. Les agents de la qualité imposaient un travail formel d’écriture de dossiers et de rapports. Ces processus étaient censés transformer la pédagogie des enseignants et de l’enseignement à l’université. À partir de ces pratiques, j’ai proposé de saisir et de qualifier le régime saoudien, en prenant le contrôle comme objet d’étude. J’ai analysé la qualité comme révélant la manière dont des pratiques et des discours peuvent combiner, simultanément, des éléments de gouvernements démocratique et autoritaire. Le NPM est d’abord une doctrine nord-américaine et européenne, dont divers travaux ont montré, en contexte démocratique, que la diffusion du contrôle formel réduit les marges de liberté, notamment académique. L’apport de mon travail est de montrer à l’inverse que, en contexte autoritaire, dans un gouvernement où sont mises en œuvre des formes de contrôle politique et moral, focalisées sur les individus et leurs pensées, la diffusion du NPM a contribué à desserrer le contrôle politique et moral. En définitive, ce cas donne un aperçu éclairant sur l’action publique, l’intrication entre réforme instrumentale, bureaucratisation et modalités de gouvernement.
En revanche, côté administration, ces réformes ont eu des effets bien différents…
E.B. : En effet, en m’intéressant aux transformations organisationnelles, j’ai observé que les agents de la qualité se saisissaient de la réforme, à des fins de promotion professionnelle et j’ai montré comment ils constituaient une « magistrature technique ».
Entrée principale de l’université Mohamed bin Saoud. Source : Facebook de l’université
En identifiant plusieurs profils et des stratégies multiples, j’ai révélé l’hétérogénéité qui caractérise la chaîne de la qualité. Ainsi, les universitaires d’origine saoudienne déploient des logiques d’action similaires, empruntant des trajectoires professionnelles semblables et jouant de leurs interconnaissances. Les universitaires non saoudiens développent, eux, des stratégies de survie professionnelle. Tous cependant mêlent compétences académiques, administratives et managériales. Cette hybridation est la ressource centrale des agents de qualité dans leur conquête du pouvoir au sein.
Vos interlocuteurs se sont-ils montrés ouverts et impliqués ?
E.B. : Dans l’ensemble, j’ai été bien accueillie. Je suis arrivée sans prise de contact préalable. Même si cette situation est plutôt inconfortable, mais d’expérience je savais que j’allais en trouver sur la place. Au départ, il faut rencontrer 2 ou 3 personnes qui vont jouer un rôle d’intermédiaire et de médiateur auprès d’acteurs que je souhaite interviewer. Et de fait, j’ai été mise en relation avec des interlocuteurs à la commission d’évaluation et d’accréditation saoudienne et aussi dans plusieurs universités, de tailles et de statuts différents, dont certains ont joué un rôle central pour ma mise en relations. J’ai quand même vécu un instant de solitude quand le président de la commission nationale d’évaluation et d’accréditation m’a demandé de cesser de conduire des entretiens et d’observer les gens qui y travaillaient. La relation de confiance s’était rompue après un entretien avec l’une des salariées. L’entretien s’était pourtant bien passé, de mon point de vue. Elle m’avait donné beaucoup de matériaux intéressants. Cet incident s’est produit alors que j’avais réalisé suffisamment d’entretiens heureusement. Finalement, cette déconvenue a été une chance parce qu’elle m’a obligée à embrasser l’ensemble du processus, depuis la genèse de la politique publique jusqu’à sa mise en œuvre.
En tant que femme, avez-vous eu le sentiment d’être accueillie avec tout le sérieux que requièrent des entretiens de recherche ?
E.B. : Au sein des universités où j’ai réalisé mon enquête, la ségrégation entre hommes et femmes y est institutionnalisée, conduisant à la délimitation d’espaces réservés à l’un ou l’autre genre (campus féminin et campus masculin). En ce qui me concerne, les règles de ségrégation ont été appliquées avec plus ou moins de rigueur. Bien souvent, ce n’était qu’une fois arrivée sur le lieu des entretiens que je comprenais si j’allais rencontrer des hommes, des femmes ou les deux. Si la ségrégation de genre est institutionnalisée dans les espaces publics, une fois ce cadre posé, rien n’était figé. Des intermédiaires saoudiens m’ont permis d’accéder à des espaces totalement réservés à des hommes, des universitaires hommes ont accepté -de transgresser la règle de ségrégation de genres en me rencontrant dans des espaces où les acteurs estimaient pouvaient se départir de cette norme : les lobby de grands hôtels internationaux ainsi que le collège de médecine de l’université où j’ai passé le plus de temps. L’incertitude dans laquelle je me trouvais a aussi constitué une opportunité car elle matérialisait la possibilité d’un contournement de la règle. Ces expériences, après analyse, ont révélé des mécanismes sociologiques : la composition de hiérarchies appliquées aux nationalités, grades universitaires et professions.
A group of women Saudi returnees wait for their turn to disembark, ©UNICEF Ethiopia/2013/Ayene
Ainsi, les universitaires occidentaux rencontrés se sont comportés comme s’ils n’étaient pas totalement soumis aux mêmes règles que celles qui s’imposent aux nationaux et aux autres étrangers. Ils estimaient possible de s’en affranchir comme une normalité, pour eux et pour moi. Les hommes de nationalités étrangères non occidentales (arabes ou asiatiques) ont répondu à mes sollicitations avec une plus grande variété de comportements face à la règle de ségrégation et à sa transgression. Cette variété ne renvoie pas seulement à la hiérarchie des nationalités mais aussi au statut professionnel et au capital politique de la personne qui m’avait orienté vers eux. Elle révèle aussi l’étendue de la zone d’interprétation de la règle et de son contournement, ce qui explique les situations de rebondissements auxquelles j’ai pu être confrontée. Les Saoudiens, universitaires ou fonctionnaires, ont tous accepté de me rencontrer, y compris sur des lieux de travail où aucune femme n’était présente. Mon statut d’Occidentale et de chercheuse, implicite visait à la construction d’une image positive de l’Arabie saoudite, capable de transgresser la règle de ségrégation, de permettre à une femme de faire son travail. Il s’agissait aussi d’essayer d’influencer mon analyse de la société saoudienne en prenant à rebours mes préjugés supposés. Ils tentaient par-là de convaincre l’« Occident » de l’existence d’une Arabie saoudite ouverte à la discussion et dans sa manière de traiter avec les femmes. Ces expériences montrent l’étendue des situations possibles et des interprétations de cette règle, pourtant présentée de manière si monolithique, en Arabie saoudite ou à l’étranger. Elles rappellent le principe, déjà mis en évidence par Durkheim , qu’une infraction à la règle n’entraîne pas mécaniquement une sanction et que la dérogation à une règle est un phénomène normal. De surcroît, elles montrent que la respecter ou la transgresser exprime des stratégies individuelles, enchâssées dans des mécanismes socio-politiques qui dépassent la question de la règle.
Propos recueillis par Hélène Naudet, direction scientifique