Entretien avec Sarah Gensburger, nouvelle chercheuse au CSO
Entretien avec Sarah Gensburger, nouvelle chercheuse au CSO
- JANUARY 18, 2015 - PARIS: "Je suis Charlie" - mourning at the 10 Rue Nicolas-App
Entretien avec Sarah Gensburger
Sarah Gensburger rejoint le Centre de sociologie des organisations en ce début d’année 2023 en tant que directrice de recherche CNRS, politiste, sociologue et historienne.
" J’ai fait le constat que les politiques de mémoire contemporaines, axées sur le rappel des passés violents, n’atteignent pas l’objectif de promotion de la tolérance et de pacification des sociétés que leur donnent leurs artisans et promoteurs dans les sociétés démocratiques ou de sortie de conflit. "
Quelles motivations vous ont poussé à choisir le CSO ?
Après douze ans à l’Institut des Sciences sociales du Politique (UMR 7220), j’ai souhaité changer d’environnement pour pouvoir renouveler mon travail et explorer de nouveaux domaines. Le CSO s’est alors imposé à moi pour plusieurs raisons.
Je souhaitais intégrer un laboratoire dans lequel les questions de mémoire - dont je suis spécialiste - ne soient pas traitées, mais dans lequel les chercheurs travaillent, de manière originale et créative, sur des enjeux transversaux de la sociologie et de la science politique contemporaines comme ceux liés aux mutations de l’Etat, à la gouvernance, à l’administration ou encore à la redéfinition du travail et à la mobilisation de l’expertise. Ce sont des enjeux que je rencontre sans cesse lorsque je prends pour objet les rapports entre mémoire et politique. M’inscrire dans le collectif du CSO est une façon d’enrichir mon travail personnel en me nourrissant des travaux et méthodologies de mes collègues comme de construire de nouvelles collaborations.
J’ai également choisi le CSO car je suis convaincue par la manière dont on y pratique la recherche, c'est-à-dire collective, collégiale et interdisciplinaire avec un juste équilibre entre dialogue avec le monde académique hexagonal et insertion dans un univers international qui est celui de la recherche contemporaine.
Vos travaux portent sur l’action publique et les transformations de l’État à travers l’étude des « politiques de mémoire ». Comment êtes-vous arrivée à vous intéresser à cette question ?
Cela fait maintenant plus de quinze ans que je travaille, en sociologue et politiste, sur les questions de mémoire donc ce serait, c’est le cas de le dire, une longue histoire à vous raconter. Pour résumer, je me suis intéressée à cette question à partir de deux constats.
D’une part, après ma thèse qui portait sur la manière dont la catégorie commémorative de “Juste parmi les Nations” s’est diffusée en France, j’ai conduit une enquête ethnographique au sein de l’Etat et de ses administrations pour dépasser la seule lecture des commémorations en termes d’usages politiques du passé. J’ai essayé de comprendre ce que constituent ces politiques de mémoire pour les administrations et les fonctionnaires qui les mettent en oeuvre. Pour ce faire, j’ai transformé la manière dont ces questions étaient abordées jusqu’ici, le plus souvent par thème historique et segmentée ici “la mémoire de la Shoah”, là “la mémoire de l’esclavage” ou encore “la mémoire de la guerre d’Algérie”, pour m’intéresser à la mémoire de manière transversale comme une catégorie d’action publique. J’ai analysé de manière critique les fausses évidences contemporaines de “concurrence des mémoires” ou de “questions mémorielles”. Une partie de ces recherches sera publiée en septembre prochain au CNRS Editions sous la forme d’un ouvrage intitulé Qui pose les questions mémorielles ?.
D’autre part, et cette fois-ci en aval, j’ai fait le constat que les politiques de mémoire contemporaines, axées sur le rappel des passés violents, n’atteignent pas l’objectif de promotion de la tolérance et de pacification des sociétés que leur donnent leurs artisans et promoteurs dans les sociétés démocratiques ou de sortie de conflit. Cela m’a amenée à essayer de comprendre les effets sociaux de ces politiques de mémoire : ce que font effectivement les gens de ces politiques, qui s’y intéressent (ou pas) et donc les feedbacks de ces politiques, au-delà de la transmission de récits sur le passé. Ce deuxième axe occupe une large part de mes travaux en cours.
Au prochain semestre, vous assurez un cours sur « La Shoah à Paris : nouvelles approches » au Collège universitaire. Que souhaitez-vous transmettre aux étudiants ?
Je suis très impatiente de commencer cet enseignement. Je suis une chercheuse avant tout et je souhaite transmettre aux étudiants la curiosité et le plaisir de l’enquête. Dans ce cours, mon objectif est non tant de transmettre des connaissances que des savoir-faire. Nous allons ainsi collectivement aborder l’ensemble des dimensions sociales et politiques qui ont rendu la Shoah possible à Paris, où vivaient les deux tiers des Juifs de France en 1940, à partir d’une étude spatialisée de l’événement. Le cours est construit autour d’un objectif : retracer, à partir d’une multitude d’archives, l’histoire de la Shoah dans l’espace de ce que j’ai appelé “le quartier de Sciences Po”. J’espère que nous pourrons produire un podcast pour raconter cette histoire à partir du travail des étudiants et étudiantes et la partager avec la communauté pédagogique de Sciences Po plus largement.
Depuis plusieurs années, je m’intéresse aux podcasts comme une nouvelle manière de raconter la recherche en français (La mémoire dans la peau) comme en anglais (The Connecting Memories), et notamment en histoire sociale dans l’espace de la ville. J’ai par exemple co-créé la série de podcast “Ça s’est passé ici” qui raconte l'Histoire à l'endroit où elle a eu lieu, en explorant un quartier, une rue, un bâtiment et en donnant la parole - grâce aux archives - à ceux qui l'ont vécue.
Plus largement, ces dernières années, j’ai considéré l’espace parisien comme un lieu de recherche privilégié. En sociologue cette fois-ci, j’ai, par exemple, conduit une enquête ethnographique très singulière dans le quartier des attentats de 2015 à Paris dont j’ai rendu compte dans un blog d’abord puis dans un livre illustré d’une centaine d’images de terrain (https://lup.be/products/108162).
Le 18 janvier, vous publiez avec Sandrine Lefranc « La mémoire collective en question(s) », ouvrage collectif en hommage à l’œuvre de Marie-Claire Lavabre, directrice de recherche émérite CNRS au Centre d’études européennes et de politique comparée à Sciences Po.
Que retenez-vous des contributions apportées dans cet ouvrage ?
L'ouvrage La mémoire collective en question(s) est une première dans le paysage éditorial. Il rassemble une quarantaine de contributions des plus importants spécialistes de la mémoire, en France comme ailleurs, qui ont toutes en commun de poser une question iconoclaste. En effet, les débats publics sur la mémoire reposent aujourd’hui sur de nombreux présupposés comme par exemple le fait qu’“il faut se souvenir des victimes”, que “transmettre la mémoire de violence de masses est toujours une bonne chose” ou encore, parmi d’autres, que “la mémoire est toujours une question d’identité”.
Cet ouvrage composé de courts chapitres de 6 à 7 pages chacun, écrits pour un large public, questionne ces fausses évidences non à partir de prises de position politiques ou normatives mais à partir de recherches empiriques et méthodologiquement maîtrisées. Il montre également ce que peuvent apporter la sociologie et la science politique sur ces sujets le plus souvent abordés par les seuls historiens, même si évidemment ces derniers participent également à l’ouvrage.
Quels sont vos projets à venir ?
Mes projets à venir relèvent de différentes disciplines. En sociologue, je travaille depuis un an, dans le cadre de l’ANR ArchiCOVID à l’étude de la centaine d’intiatives de collectes d’archives participatives lancées en France suite au déclenchement de la pandémie du Covid-19. J’étudie les transformations de la profession d’archiviste comme le rapport de la population française à un événement “historique” et au fait d’en garder les “traces”.
Au-delà de ce projet centré sur la France, je coordonne également, avec ma collègue Orli Fridman de Singidunum University à Belgrade, un ouvrage comparatif, à paraître chez Palgrave, The Covid-19 Pandemic: A New Memory Era ? Remembrance, commemoration and archiving in crisis.
Dans la suite de l’ANR ArchiCOVID, avec Marta Severo, Professeur des Universités à l’Université paris Nanterre, et avec Louis Gabrysiak post-doctorant sur ce projet, nous poursuivons nos réflexions en faisant une sociologie des archives du web construites pour garder trace du Covid, par la Bibliothèque Nationale de France et l’Institut National de l’Audiovisuel.
Au-delà, le travail sur les archives participatives m’a conduite à commencer à étudier d’autres configurations : dans les années à venir je compte analyser le programme d’archives participatives mis en oeuvre par le Museum National d’Histoire Naturelle qui vise à collecter les traces du changement environnemental comme celui mis en place par les archives de France qui lancent prochainement une grande collecte sur le thème du “sport”. Il s’agit de cerner les rapports ordinaires à la mémoire et à la documentalité contemporaine et m’intéresser à la façon dont l’incitation à raconter son histoire ou à témoigner du passé peut être utilisée comme un outil de gouvernement des crises et des transitions.
Ces travaux rejoignent ceux que je mène plus largement sur les effets des politiques de mémoire, cette fois-ci davantage en politiste. Avec Sandrine Lefranc, nous continuons notre réflexion (https://www.cairn.info/a-quoi-servent-les-politiques-de-memoire--9782724621259.htm) et essayons de penser des moyens méthodologiques d’évaluer les effets des politiques de mémoire.
Nous travaillons actuellement à la rédaction d’une revue de littérature. Par ailleurs, avec des collègues européens, j’ai construit un panel de l’European Social Survey pour mesure l’attitude des populations à l’égard non du contenu de ces politiques mais au fait même de leur existence. Nous devrions recevoir les données au printemps.
Enfin, en historienne, je continue seule ou avec mes collègues, Isabelle Backouche et Eric Le Bourhis, de conduire des travaux sur l’histoire localisée de la Shoah à l’échelle de la ville de Paris qui croisent sociologie des administrations, histoire urbaine et histoire de la Shoah. Nous avons publié un numéro spécial de la revue Histoire Urbaine sur ce sujet et continuons nos travaux.