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11.07.2022

Les élus sont-ils indemnisés pour travailler ?

Les élus sont-ils indemnisés pour travailler ?

Pour les sciences sociales, considérer et analyser les activités des élus et l’exercice des mandats comme un travail est devenu une évidence, en témoignent les expressions couramment employées telles que « métier d’élu », « professionnalisation politique », « division du travail politique », etc. Pourtant, une composante majeure de ce travail — l’indemnisation des mandats — est restée sous les radars. Aussi nous avons consacré une recherche récente à la rémunération des élus, pour enrichir l’analyse du travail politique : quelles sont les règles de calcul des indemnités, combien gagnent les élus, vivent-ils de leurs indemnités, et finalement, sont-ils indemnisés pour travailler ?

Exercer un mandat : un travail gratuit ou indemnisé ?

La très grande majorité des 516 595 mandats politiques en France (comptabilisés au 1er janvier 2018) sont exercés à titre gratuit ou quasi gratuit : plus des deux tiers n’offrent aucune indemnité, à peine plus de 5 % sont indemnisés à une hauteur supérieure à 1 000 euros mensuels brut, et moins de 0,25 % pour un montant supérieur à 5 000 euros pour les parlementaires, présidents des conseils régionaux et départementaux et maires de villes de plus de 100 000 habitants. En dépit de la règlementation, la connaissance des montants exacts des indemnités demeure parcellaire car les assemblées territoriales ont la faculté d’en moduler les montants — dans des proportions limitées et au sein d’une enveloppe fermée — et en raison de la variété des règles fixant l’indemnisation des mandats dans les établissements intercommunaux.

De plus, les données disponibles informent peu sur les indemnités effectivement perçues, en raison du cumul des mandats, traditionnellement répandu en France. Or, on ne dispose pas d’un tableau précis des pratiques de cumul, qui sont très inégales. Si la règlementation en la matière a été durcie, établissant l’incompatibilité entre certains mandats, elle ne vise pas la régulation des rémunérations mais encadre la concentration du pouvoir, sachant qu’elle ne prend pas en compte les mandats intercommunaux ou certaines fonctions exécutives (vice-présidence, maire adjoint).
Il reste que la plupart des 355 900 conseillers municipaux ne cumulent pas cette mission avec d’autres mandats. En ce sens, une forte majorité d’élus n’est pas ou peu indemnisée, ne peut vivre de ses mandats, et s’y consacre gratuitement ou presque.
Ces constats convergent avec des résultats d’enquêtes établissant que les élus ne définissent pas leurs activités comme un travail et à fortiori comme un travail rémunéré, mais les présentent comme un engagement gratuit.
Enfin, la plupart des élus, y compris parmi ceux qui ont des indemnités élevées ou font de la politique à temps plein, contribuent à entretenir une représentation idéalisée de l’activité politique, qui la situe aux antipodes du travail. Ils la présentent fréquemment dans le registre du désintéressement, de la vocation, du don de soi, du dévouement à la chose publique, d’un honneur et d’un service qui n’a pas à être rémunéré. Sans critiquer frontalement le principe de l’indemnisation, ils récusent toute assimilation de l’activité politique à un travail. Cette affirmation du désintéressement même lorsque que la rémunération est effective peut être interprétée comme une démarcation de la figure — socialement dévaluée — du professionnel de la politique engagé dans une carrière. Mais elle est aussi l’indice du statut spécifique de la rémunération des élus.

Des indemnités de mandat qui ne rémunèrent pas le travail ?

L’indemnisation des mandats a été instaurée en France au milieu du XIXe siècle pour les parlementaires(3) afin d’aménager des conditions favorables à l’engagement pour des personnes qui ont besoin de travailler pour vivre et n’ont pas assez de disponibilité pour exercer des mandats : elle est justifiée par le manque à gagner induit par les fonctions d’élu plus que par les activités réalisées dans le cadre du mandat.
C’est sur une logique de compensation qu’est adossée la légitimation de la rémunération des élus : le désengagement — éventuel, volontaire et non obligatoire — des activités professionnelles à la suite de l’investissement dans le mandat est, par principe, compensé par une indemnité associée à celui-ci.

Le montant de celle-ci est forfaitaire, indépendant de la perte de revenus résultant du retrait professionnel, et indexé sur le type de mandat.
Ainsi, les indemnités ne sont pas fixées selon les règles qui président habituellement au calcul de la rémunération du travail : ne sont pris en compte ni le volume de temps de travail ni des caractéristiques du travailleur comme l’ancienneté ou l’expérience accumulée, le niveau de qualification ou le degré d’expertise, la performance ou la productivité, le temps de travail effectif, etc.
L’indemnisation échappe à ces modulations, souvent perçues comme légitimes dans de multiples contextes d’activité : à l’échelle de chaque mandat, le niveau indemnitaire est indépendant du parcours de l’élu, déconnecté du temps consacré au mandat, dissocié des manières d’investir celui-ci. L’indemnisation ne fait qu’ouvrir la possibilité d’arbitrer entre temps consacré à l’emploi rémunéré et temps consacré à la politique, sans fixer de contrainte barémique en la matière. Malgré ces conditions, les élus mettent en équivalence indemnités de mandat et revenus du travail, dans certaines circonstances au moins.

Indemnités de mandats et revenus professionnels

En effet, l’indemnité perd ces spécificités quand elle devient un moyen d’existence équivalent aux revenus du travail (hors mandat), que ce soit en complément ou en substitution. Les manières dont les élus combinent travail politique et activité professionnelle, indemnités et revenus professionnels, ont été observées lors d’une enquête sur la professionnalisation politique. Elle montre des mises en équivalence et des arbitrages entre les deux sources de rémunération que sont les mandats et les emplois. Abandonner son emploi antérieur, ou en réduire le temps de travail et donc les revenus correspondants, sont des options envisagées par les élus quand les niveaux de rémunération issue de mandats d’une part et issue de l’emploi occupé d’autre part se rapprochent.
Différents paramètres sont pris en compte, comme le statut d’emploi, les conditions de retour éventuel vers celui-ci, la structure des revenus du ménage, la configuration familiale, le patrimoine et l’endettement, pour apprécier l’opportunité de faire de son ou ses mandats son activité principale ou exclusive. Mais c’est toujours dans un cadre caractérisé par de petits écarts : soit il s’agit de limiter les pertes, ou de compenser celles-ci par une baisse de la pression sur les agendas, soit il s’agit de maintenir ses revenus ou les améliorer, généralement de manière modérée.
L’enquête montre aussi que l’indemnisation des mandats ne signifie pas seulement compensation d’un sacrifice, que celui-ci soit temporel, de carrière professionnelle, de gains financiers, de vie personnelle. Elle inaugure aussi une dépendance économique, car « vivre de », selon la célèbre expression de Max Weber, c’est aussi « dépendre de » : d’abord, percevoir un revenu c’est s’attacher au statut qui en est la source même s’il est cumulé avec d’autres activités rémunérées ; ensuite, l’intensité de l’engagement politique ou militant qui favorise l’accès à des mandats est en retour renforcée par l’indemnisation ; enfin les rétributions financières se distinguent par leur fragilité structurelle puisqu’elles sont remises en jeu dans le cycle électoral. En ce sens, l’exercice de mandats à temps plein ou sur un mode quasi exclusif génère dépendance et incertitude, et n’est pas strictement équivalent à l’installation dans une activité professionnelle rémunérée ou un travail salarié.

Une autre différence majeure réside dans l’absence de tout référentiel de rémunération, en dehors du maximum légal autorisé (fixé à 1,5 fois l’indemnité parlementaire de base, soit 10 860 euros brut) et des montants conventionnels associés à chaque mandat (qui n’informent pas les situations individuelles du fait des possibilités de cumul). Ainsi, notre enquête montre que les niveaux de rémunération à partir desquels les élus envisagent de faire de la politique à temps plein, ou le font effectivement, sont très variables, certains le font dès que leurs indemnités atteignent 2 200 à 2 500 euros mensuels brut, quand d’autres ne commencent à y songer qu’à des niveaux trois fois plus élevés. D’autres encore cumulent des indemnités de mandat supérieures à 7 000 euros avec leur travail et revenus professionnels antérieurs.
Non seulement la rémunération est indépendante des caractéristiques individuelles — du capital humain — et des engagements et réalisations effectives, mais elle n’est pas cadrée par un ordre salarial formel, c’est-à-dire un ensemble de normes sociales auxquelles les acteurs font référence lorsqu’ils cherchent à évaluer les niveaux de salaires proposés ou admis. Certes, les montants indemnitaires sont codifiés pour chaque mandat, mais cela ne fixe pas, comme dans la plupart des mondes professionnels, un référentiel de rémunération ou un niveau indemnitaire de référence. Dès lors, les normes d’acceptabilité sont essentiellement définies par les élus eux-mêmes à travers leurs conduites et leurs arbitrages.

Finalement, l’indemnisation des mandats, et les usages qu’en font certains élus en se consacrant pleinement à la politique, ne contribuent guère à rapprocher les activités politiques de la figure classique du travail salarié. Au contraire les spécificités normatives du système de rémunération, soit la compensation, le calcul forfaitaire, l’opacité découlant des cumuls, l’absence de référentiel formel, renforcent la prise de distance avec la catégorie de « travail ». Elles soutiennent une revendication vivace de gratuité de l’engagement dans l’exercice des mandats, ce qui ne signifie pas mise en cause du principe d’indemnisation, qui reste solidement établi mais déconnecté de toute idée de travail.

Didier Demazière est sociologue au CSO et développe une sociologie du travail, de l’emploi et des groupes professionnels, centrée sur les marchés du travail. Ses terrains de recherche sont le chômage et la recherche d’emploi ; les parcours des élus politiques, saisis au croisement des incertitudes électorales et des mécanismes de sécurisation et au prisme des couts et rétributions matériels de l’engagement politique et les carrières des sportifs professionnels. En 2014, il a publié avec Patrick Le Lidec « Les mondes du travail politique : Les élus et leurs entourages » et en 2021, il coécrit avec Rémy Le Saout « Vivre de la politique. Rémunération des élus et indemnisation des mandats » dans la Revue française de science politique. Voir ses publications

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