Accueil>Un argent omniprésent par Jeanne Lazarus
01.07.2021
Un argent omniprésent par Jeanne Lazarus
29 juin 2021 par Jeanne Lazarus, CSO
L’argent est présent dans toutes les sphères de la vie moderne. La crise financière de 2008 a affecté la situation économique et sociale de nombreux pays, analysée entre autres par les économistes. Mais ils ne sont pas les seuls : les sociologues se sont aussi emparés de cette question, sous son angle financier, mais en l’étendant à d’autres dimensions. À la lumière de cette crise, Damien de Blic, poliste à Paris 8 et Jeanne Lazarus, sociologue, chargée de recherche CNRS au Centre de sociologie des organisations de Sciences Po, ont éprouvé le besoin de rééditer Sociologie de l’argent (La Découverte) paru en 2007, en le réécrivant profondément.
Jeanne Lazarus répond sans tabou à nos questions.
En 2021, vous publiez une nouvelle édition de votre ouvrage, que vous révisez en profondeur. Vous indiquez que la crise des subprimes en 2008 a marqué un tournant, notamment dans le champ académique. Quels sont les changements que vous avez pu observer ?
Jeanne Lazarus : La crise des subprimes a évidemment eu des effets économiques et sociaux majeurs, mais elle s’est aussi répercutée dans le monde académique. Si les travaux analysant la finance et l’argent ont commencé bien avant 2008 — la première version de notre ouvrage est parue en 2007 — les subprimes ont attiré une attention massive sur ces questions. Les recherches sur la finance se sont multipliées, tout comme l’intérêt sociologique sur des sujets tels que le crédit ou les dépenses des ménages. Pour expliquer les choix de crédit des familles américaines, il a fallu faire entrer dans l’équation le marché du crédit, la régulation étatique, mais aussi le marché du travail, les relations familiales, les modèles d’investissement, la place de l’endettement dans le cycle de vie, etc. De même, cette crise ne peut être comprise sans tenir compte des rapports de domination de classe, de genre ou de race.
Qu’est-ce que la sociologie de l’argent ? Comment embrasser un champ aussi large et multidimensionnel ? Au-delà de l’économie et du social, l’argent touche aussi à des questions morales ou religieuses…
Queue à un guichet de la Sberbank (caisse d’épargne russe), 2013 © Pavel L Shutterstock
J.L. : Oui, la sociologie de l’argent est un domaine potentiellement infini, tant l’argent est présent partout. Nous tentons de prendre en compte toutes les dimensions de la vie sociale(1) qui participent à créer le paysage dans lequel les pratiques monétaires évoluent. Notre ambition est d’attirer l’attention du plus grand nombre, y compris des sociologues, quels que soient leurs domaines d’études, sur les questions d’argent. Que l’on s’intéresse à la famille, au travail, à l’école ou encore au genre, à l’enfance, à l’État, l’argent est présent d’une façon ou d’une autre. Nous allons même jusqu’à avancer qu’il est une institution sociale, c’est-à-dire qu’il transporte avec lui des normes et des valeurs, qui s’imposent à ceux et celles qui l’utilisent. Même si elles sont parfois transgressées, ces normes forment un cadre connu par les individus, qui interagissent. Cette sociologie a des difficultés particulières car elle aborde un objet lourdement chargé moralement.
Comment résoudre ces difficultés ?
J.L. : L’exigence de « neutralité axiologique » — cette règle qui veut que l’on suspende son propre jugement lors de l’exercice sociologique — est particulièrement difficile à tenir ici. La solution que nous avons trouvée est d’exposer les morales de l’argent, d’en faire la généalogie et d’essayer de comprendre dans quels cadres nos jugements sur l’argent se constituent.
L’autre grande difficulté est celle de l’enquête : l’argent étant présent dans toutes les sphères de la vie sociale, par où l’aborder ? Où et quoi regarder ? Les sociologues ont déployé tous leurs talents pour s’intéresser à toutes les formes de l’argent, mais surtout aux relations sociales qu’il engendre ou qu’il transforme. Dans l’ouvrage, nous présentons ces différentes pistes d’un domaine de recherche qui a démarré avec les premiers sociologues, mais ne cesse de s’enrichir.
Pour ce qui est de l’attitude des Français envers l’argent, vous préférez le terme « d’embarras » à celui de « tabou ». Quelle est notre position en comparaison avec d’autres pays européens et les États-Unis où le sujet de l’argent est librement abordé ?
J.L. : Nous pensons qu’il y a deux idées reçues : d’une part que l’on ne parlerait pas d’argent en France, d’autre part que l’on en parlerait sans la moindre pudeur ailleurs, notamment aux États-Unis. Ces idées préconçues ne résistent pas aux enquêtes. Travaillant sur l’argent, je peux vous assurer que le sujet est omniprésent ! Il suffit d’allumer la radio ou la télévision, d’ouvrir journaux et magazines, et l’on trouve en France sans cesse des questions d’argent, de rémunérations, de patrimoine, etc. La question des riches et des pauvres est très présente dans le débat politique : de François Hollande disant qu’il n’aimait pas les riches en 2006, à Emmanuel Macron qualifié de « président des riches » comme Nicolas Sarkozy avant lui, etc. De même, les mouvements sociaux placent de plus en plus les enjeux d’argent au premier plan.
À l’inverse, l’argent n’est pas sans tabou ailleurs. De nombreuses enquêtes sur l’argent aux États-Unis le prouvent, par exemple le travail de Caitlin Zaloom (2), professeur à New York University, sur le financement des études montre que les parents ne disent pas tout à leurs enfants, ou le livre Uneasy Street de la journaliste Rachel Sherman(3) sur les super-riches à New York qui tentent de dissimuler leur fortune (4)Pour la France, voir Anne Brunner
Première de couverture d’une brochure de la BNCI destinée à la clientèle féminine mariée – Vers 1960 – Archives historiques BNP Paribas
Parler d’embarras plutôt que de tabou signale que l’argent est un sujet que l’on aborde, mais avec précaution. Dans toutes sociétés, il y a des façons de parler d’argent, on n’en parle pas de la même façon à tout le monde, ni à propos de toutes ses dimensions. Partout, il existe des frontières qui révèlent la place de l’argent dans la conception de la société. En France, longtemps seules les inégalités sociales fondées sur la réussite scolaire et professionnelle semblaient légitimes. Or, l’augmentation des inégalités monétaires, l’instabilité du travail, l’effritement de certaines protections sociales ont conduit à ce que la société se perçoive différemment et que les frontières économiques prennent une place qu’elles n’avaient pas il y a quelques décennies. La preuve : la sociologie française a longtemps négligé les inégalités de capital économique pour centrer ses enquêtes sur les inégalités de capital culturel. Sans abandonner les apports de ces recherches, le capital économique devient un sujet d’intérêt croissant pour les chercheurs et les chercheuses.
L’usage grandissant des paiements électroniques et l’apparition de nouvelles monnaies (cryptomonnaie, bitcoin) présagent-ils la fin de l’argent liquide ?
Shutterstock
J.L. : La disparition de l’argent liquide est annoncée depuis quelques années : de nombreuses innovations accélèrent les paiements électroniques, les sécurisent davantage et en diminuent le coût. La crise du Covid en a amplifié l’usage et a fait diminuer les paiements en espèces. Pourtant, l’argent liquide continue à circuler de façon massive et les pays qui pensaient le supprimer sont revenus sur leurs pas. L’exemple le plus célèbre est celui de la Suède. Il y a quelques années, son gouvernement réfléchissait à supprimer le cash, mais une loi a pourtant été promulguée en janvier 2020 pour s’assurer qu’il soit encore possible d’utiliser de l’argent liquide et éviter l’exclusion sociale des plus âgés, des enfants ou encore des personnes porteuses de handicap. Globalement, dans la zone Euro(5), le cash n’a pas disparu, il était encore utilisé pour 73 % des paiements en magasin en 2019 et la quantité de billets de banque en circulation ne cesse de croître — souvent pour utiliser comme réserve de valeur (c’est-à-dire pour le garder chez soi ou dans un coffre) que comme moyen de paiement.
Vous montrez combien les inégalités se creusent entre d’un côté les « ultra-riches » qui bénéficient de la financiarisation de l’économie et du recul des protections apportées par l’État-providence et de l’autre une population pauvre plus nombreuse et en grande difficulté. Comment définit-on un seuil de richesse ?
J.L. : La possibilité même de définir un seuil de richesse est l’objet de débats passionnés, car il ne s’agit bien sûr pas seulement d’une question technique, mais de la façon dont on se représente la société et sa structure. L’une des options est de calquer le seuil de richesse sur le seuil de pauvreté (6). Celui-ci est défini comme la moitié (parfois 60 %) du revenu médian et le seuil de richesse pourrait correspondre au double du revenu médian. L’Observatoire des inégalités propose ainsi le chiffre de 3470 euros mensuels en France en 2020, et considère que 5 millions de personnes sont riches.
Ce calcul est toutefois insatisfaisant pour plusieurs raisons : comme pour la pauvreté, la richesse est multidimensionnelle, et le seuil monétaire est une mesure qui manque d’épaisseur. En outre, ne mesurer que le revenu sans tenir compte du capital fait perdre un élément essentiel de ce qu’est la richesse. Mais surtout, la richesse s’étend de façon exponentielle, en termes statistiques on dit qu’il existe une forte dispersion de la richesse : elle peut ne jamais s’arrêter. Une famille qui vit confortablement et un milliardaire à la tête d’un empire industriel peuvent être qualifiés de riches avec de tels seuils, mais leur expérience sociale comme leur rôle dans les inégalités ne sont pas équivalents. La richesse est un enjeu « nouveau » pour la sociologie, qu’elle soit qualitative ou quantitative. De nombreux travaux se développent actuellement pour la mesurer, la définir, réfléchir à ses origines, à sa reproduction, à son inégale répartition en termes de classes sociales, de géographie, de genre ou encore d’âge. Le groupe des « super-riches » a fait son entrée dans le langage commun, dans les livres de sociologie et dans les mouvements sociaux. Le retour d’une très grande richesse qui rappelle la fin du 19e siècle est l’un des sujets politiques majeurs de notre époque.