Entretien autour de l'ouvrage "Le biais comportementaliste"

"Les acteurs sociaux sont dépossédés de la possibilité de fixer leurs propres objectifs ou de participer à la définition collective de la “vertu”. Leur est également déniée toute capacité de réflexivité, d’apprentissage, de résistance, d’expression."

Dans Le Biais comportementaliste, Henri Bergeron, Patrick Castel, Sophie Dubuisson-Quellier, Jeanne Lazarus, Etienne Nouguez et Olivier Pilmis décrivent le virage pris par l’économie sous l’influence de la psychologie. D’un modèle d’individu rationnel, on est passé à un modèle d’individu dont les biais cognitifs orientent les décisions. Ils montrent comment cette tendance influence aujourd’hui les décideurs publics.

Pourquoi l’économie s’est-elle tournée vers les apports de la psychologie et la conduite d’expériences en laboratoire ?

Le rapprochement entre la science économique et d’autres disciplines qui recourent à des protocoles expérimentaux comme la psychologie peut se lire comme une réaction aux limites des modèles économiques usuels. L’homo oeconomicus, qui fonde l’anthropologie économique, présente d’immenses vertus pour la modélisation parce qu’il stylise les comportements mais il est éloigné de la réalité.
Face à ce constat, l’approche de l’économie comportementale a voulu améliorer le réalisme des descriptions pour les rapprocher des comportements concrets. Ceci suppose, de prendre en compte les dimensions psychologiques de l’action, les aspects contextuels de la décision, ou de mettre à l’épreuve certains concepts en les testant, par des expériences, auprès d’étudiants. Les travaux de neuroéconomie ne font que poursuivre ce mouvement en s’alliant, non pas à la psychologie ou au management, mais à la médecine, à la physiologie et à l’imagerie médicale. Ne perdons pas de vue que, pour beaucoup d’économistes, ancrer l’économie dans l’expérimentation permet de fonder son caractère scientifique.

On peut penser qu’il est légitime de chercher à comprendre comment agissent les gens, voire de chercher à prévoir leurs comportements. Vous indiquez d’ailleurs que cela se fait dans la poursuite d’un intérêt général, dans le cas des nudges. Quels types de problèmes cela pose-t-il ?

L’ambition de comprendre comment agissent les gens est évidemment tout à fait louable : c’est même l’une des questions centrales des sciences sociales. Mais en réalité, dans l’économie comportementale, la conception de l’action est très pauvre. Les actions ne sont conçues que comme des “réactions” infra-conscientes à des stimuli ou à quelques variables environnementales.

Par ailleurs, les économistes ont une vision extrêmement normative de ces actions. En distinguant celles qui sont “bonnes” et celles qui sont “fausses” en fonction de la façon dont elles s’écartent de la rationalité, il ne s’agit aucunement de comprendre comment agissent les acteurs, mais bien de rectifier leurs actions pour qu’elles entrent dans leur modèle de la rationalité.

C’est le principe même des nudges. Cet instrument vise à orienter les décisions individuelles par un stimulus qui conduira l’individu à faire la “bonne” action. On mesure la limite d’une telle proposition sur le plan philosophique et démocratique : les acteurs sociaux sont dépossédés de la possibilité de fixer leurs propres objectifs ou de participer à la définition collective de la “vertu”. Leur est également déniée toute capacité de réflexivité, d’apprentissage, de résistance, d’expression. Le principe du “paternalisme libertarien” par lequel R. H. Thaler et C. Sunstein désignent la philosophie qui sous-tend les nudges ne dit rien d’autre : il s’agit de respecter la liberté individuelle mais en veillant à ce qu’elle mène dans la direction que d’autres auront définie comme “bonne”.

Mettez-vous en question la pertinence des sciences comportementales, ou est-ce leur utilisation dans la décision publique que vous discutez ?

Notre projet n’est pas de remettre en cause l’économie comportementale. Nous avons souhaité rendre compte des généalogies des approches comportementales en économie et analyser leurs hypothèses sur l’action humaine et les individus afin de comprendre les limites de ces approches lorsqu’elles entendent inspirer la décision publique pour orienter ces actions. Le pluralisme scientifique est essentiel et il est important de réfléchir sous plusieurs angles à la question de l’action. Le problème naît, à nos yeux, quand cette conception de l’action humaine tend à devenir hégémonique dans la décision publique. Nous défendons vigoureusement la nécessité de prendre en compte les apports de la sociologie qui a su montrer le rôle des trajectoires, des normes, des relations et des groupes sociaux dans les pratiques des individus.

Pouvez-vous donner des exemples de politiques publiques basées sur cette conception de la décision individuelle ?

L’un des résultats de nos enquêtes est que les exemples “qui marchent”, évoqués dans la littérature comme par les décideurs publics, sont toujours les mêmes : la mouche dans les toilettes de l’aéroport d’Amsterdam, les factures d’énergie indiquant le niveau de consommation moyen des voisins, les légumes verts placés en avant dans les cantines, ou encore l’option de la déclaration des revenus en ligne cochée par défaut.

L’évaluation de ces mesures est loin d’être évidente, sans compter que certaines sont accompagnées d’autres actions, comme une incitation financière. Mesurer leur efficacité réclame du temps et, par ailleurs, de l’argent, ce qui décourage les décideurs (on remarquera par ailleurs que les promoteurs mettent en avant l’apparent faible coût des nudges sans tenir compte du coût des évaluations). Elle se limite souvent à des formules du type “au bout de quinze jours, le comportement indésirable avait diminué de x%”.

On peut légitimement se demander si les “nudgés” ne se lasseront pas au bout de quelques temps de certains dispositifs ou si tout simplement ils ne retrouveront pas leurs habitudes et leurs routines, puisque les nudges ne jouent jamais sur les déterminants structurels des pratiques sociales mais seulement sur le contexte de la décision.

Entretien réalisé le 8 mars 2019

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