Entretien avec Jean-Noël Jouzel sur le glyphosate
Le glyphosate vient d'être autorisé par l'Union européenne pour 5 ans. Comment s'est prise cette décision ?
Elle est le produit d’un long processus où se mêlent inextricablement la science, la politique et l’économie.
Le glyphosate est la substance active contenue dans l’herbicide le plus vendu dans le monde, le Roundup, commercialisé depuis plusieurs décennies par la société Monsanto. Depuis une quinzaine d’années, le brevet du glyphosate est dans le domaine public et d’autres sociétés commercialisent des pesticides utilisant cette molécule.
Comme toutes les substances actives des pesticides, le glyphosate ne peut être commercialisé que sous réserve d’une homologation communautaire, délivrée par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) sur la base d’une évaluation de risque, et valable 10 ans. Pour le glyphosate, cette échéance arrive à la fin de l’année en cours.
Depuis mars 2015, la perspective de la ré-homologation du glyphosate est cependant obscurcie par le classement de cette molécule comme cancérogène probable par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), institution de l’Organisation mondiale de la santé. Si le CIRC n’a pas de rôle formel dans l’évaluation des risques des pesticides, cet avis ne pouvait être balayé d’un revers de main par l’EFSA. Cette dernière a réalisé sa propre évaluation de risque, qui l’a amenée à conclure, à la fin de l’année 2015, au caractère probablement non cancérogène de cette substance. Elle a reçu, en 2016, l’appui de l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA).
Ce conflit d’expertise a été largement instrumentalisé par les protagonistes de l’affaire, au premier rang desquels Monsanto, qui n’a eu de cesse de s’appuyer sur la position de l’EFSA pour décrédibiliser l’avis du CIRC. Il est devenu très politique, les Etats membres ne parvenant pas à trouver une position consensuelle. La durée de 5 ans finalement retenue pour la ré-homologation du glyphosate est le fruit d’un compromis, et en aucun cas le reflet d’une connaissance scientifique objective.
La situation européenne est-elle liée à l'affaire dite des "Monsanto papers" ? Qu'a révélé cette affaire et quelles conséquences peut-elle avoir ?
Les « Monsanto papers » sont un ensemble de documents d’archives que la firme Monsanto a dû rendre accessibles sur l’injonction de la justice des Etats-Unis, saisie par plusieurs centaines d’agriculteurs estimant que des lymphomes non hodgkiniens les affectant sont le résultat de leur exposition au glyphosate contenu dans le Roundup. La diffusion de ces documents au cours de cet automne a sans doute eu un effet indirect sur les débats au sein de l’Union européenne : on peut y voir la trace des stratégies déployées par Monsanto depuis plus de quinze ans pour euphémiser, voire masquer les dangers de son produit, et influencer les agences en charge d’autoriser sa mise sur le marché, notamment l’Environmental Protection Agency aux Etats-Unis. Le Parlement européen, même s’il n’est pas décisionnaire en matière de mise sur le marché des pesticides, a joué le rôle d’une caisse de résonance, ce qui lui a donné un poids inédit dans la controverse et a poussé la Commission à chercher une solution de compromis.
Parmi les eurodéputés, certains réclament la création d'une commission spéciale pour améliorer le processus d'autorisation des pesticides. Quels sont les dysfonctionnements de ces procédures et quelles pistes d'amélioration sont envisageables ?
L’affaire du glyphosate joue comme une loupe qui focalise l’attention publique sur un produit auquel de gros enjeux économiques sont associés. En réalité, les dysfonctionnements qu’elle met au jour dans l’évaluation des risques des pesticides ne sont en rien spécifiques à cette substance. Il faut rappeler que la « Monographie 112 », document dans lequel le CIRC classe le glyphosate comme cancérogène probable, visait également d’autres pesticides, comme le tétrachlorvinphos, le parathion, le malathion, le diazinon. Si beaucoup de ces molécules sont aujourd’hui interdites dans les pays développés, elles y ont longtemps été autorisées, alors que des données indiquaient leur potentielle cancérogénécité, et que les cancers qu’elles peuvent provoquer, notamment parmi la main d’œuvre agricole, peuvent prendre plusieurs décennies avant de se déclarer.
De manière générale, les divergences entre instances d’expertise, dans lesquelles l’affaire du glyphosate puise sa source, sont moins liées à des stratégies d’intérêts privés cherchant à biaiser l’évaluation des risques qu’au fait que ces instances ne recourent pas aux mêmes procédures de sélection et de traitement des données. L’avis de l’EFSA sur le glyphosate, comme sur l’ensemble des substances actives présentes dans les pesticides, repose principalement sur des données fournies par les industriels qui commercialisent ces produits. Depuis les années 1970, face à l’augmentation croissante du nombre de pesticides présents sur le marché, les Etats occidentaux ont cherché à mettre à contribution les industriels du secteur pour évaluer les risques de leurs produits. Ils ont alors défini un ensemble de règles qui conditionnent la recevabilité des données produites par les industriels sur les dangers des pesticides et l’exposition des populations humaines. L’évaluation des risques des pesticides est donc très encadrée, mais cela a pour effet pervers que des données académiques, qui ne respectent pas nécessairement ces lignes directrices, ne peuvent être prises en compte par les instances qui autorisent la mise sur le marché de ces produits. Inversement, le CIRC s’est appuyé uniquement sur les données académiques publiées dans littérature scientifique revue par les pairs, où ne figurent pas les études des industriels.
Améliorer la situation n’est pas chose aisée, mais ce n’est pas non plus utopique. Compte tenu de la nécessité de mettre les industriels à contribution pour évaluer les dangers de leurs produits, il paraît raisonnable que des règles encadrent l’évaluation des risques des pesticides par l’EFSA. Mais il est déraisonnable que ces règles conduisent à ne pas tenir pleinement compte de données disponibles dans la littérature académique. La réflexion au sein des instances en charge du contrôle des pesticides doit porter sur l’assouplissement de ces règles, mais aussi sur les limites de la notion de secret commercial, derrière laquelle les industriels s’abritent pour justifier la confidentialité de leurs données. En réalité, cette revendication ne va pas de soi. Il n’y a, par exemple, rien d’évident à ce que des données permettant d’estimer l’exposition des travailleurs agricoles ou des riverains à un produit relève de ce régime de secret. Là aussi, il faut réfléchir aux moyens d’assouplir les catégories réglementaires, pour organiser une véritable confrontation publique des données. Il n’y a pas de solution simple au problème des pesticides, mais on ne peut se satisfaire de la situation actuelle.
Entretien réalisé le 18 décembre 2017