Entretien avec Olivier Borraz et Mara Wesseling : bilan sur le projet HowSAFE (How States Account for Failure in Europe) financé par l’ORA

En 2012, le projet « How Safe » a reçu un financement de l’ORA (Open Research Area).

Pouvez-vous nous en rappeler les grandes lignes ?

Le projet HowSAFE (How States Account for Failure in Europe) a pour objectif d’explorer les facteurs institutionnels qui façonnent et contraignent l’usage des instruments du risque dans l’action publique (risk-based regulation) dans quatre pays : la Grande Bretagne, l’Allemagne, les Pays-Bas et la France. Il réunit des équipes dans chacun des pays : King’s College London, Université de Bielefeld, Université de Maastricht et le CSO. Considérés comme des outils de la bonne gouvernance par l’OCDE, l’UE et de façon plus générale dans les pays anglo-saxons, les instruments du risque sont présentés comme un moyen efficace, rationnel et potentiellement universel de conduire et de mettre en œuvre des politiques publiques, dans un double souci d’efficacité et d’efficience.

Dans le cadre du projet HowSAFE, nous avons testé ces présupposés, en adoptant l’hypothèse que loin d’être universels les instruments du risque incarnent des manières particulières d’appréhender les limites de ce que l’Etat peut accomplir, qu’il s’agisse de déterminer la frontière entre ce qui lui revient et ce qu’il préfère déléguer à d’autres, d’assumer que son action puisse avoir des effets non-anticipés, ou de reconnaître son échec dans l’atteinte des objectifs qu’il s’est fixé. Afin de tester cette hypothèse, nous avons comparé cinq domaines de politiques : la prévention des inondations, la sécurité au travail, les soins hospitaliers, la sécurité sanitaire des aliments et l’enseignement supérieur.

Quels sont vos premiers résultats ?

Notre hypothèse de départ pour la France était que les instruments du risque avaient du mal à être acceptés, en raison d’un ensemble de traits institutionnels, légaux, idéologiques et politiques qui conduiraient à leur blocage, refus ou adaptation de telle manière à limiter leurs effets. Plus concrètement, les « risk-based approaches » impliquent de prioriser différents « maux » afin d’allouer les ressources disponibles et de prendre des décisions basées sur le calcul d’un risque acceptable. Ces éléments sont difficilement compatibles avec la promesse de sécurité totale de l’Etat français ou le principe d’égalité de tous devant la loi.

Bien que dans les grandes lignes ces arguments ont été validés, nous avons observé une plus grande pénétration que prévue des instruments du risque dans les domaines que nous avons étudiés. Celle-ci s’inscrit notamment dans le cadre de la LOLF (2001) et du décret relatif à la gestion budgétaire et comptable publique (2012), la réorganisation territoriale, et plus largement une volonté de renforcement du pilotage par l’Etat central de différents domaines de politique publique. Cependant, l’introduction des instruments du risque se fait plus par adaptation, sans remettre en cause les traits caractéristiques qui prévalent dans la régulation de ces domaines. Elle participe même d’un renforcement des pouvoirs centraux des ministères, là où dans d’autres pays elle contribue à l’inverse à un retrait de l’Etat au profit d’acteurs privés.

Chacun des pays du projet illustre donc une manière différente de s’approprier le risque.

En Allemagne l’introduction des instruments du risque est limitée mais elle commence à s’inscrire dans un contexte de dialogue au sein des syndicats/groupes professionnels, ainsi que dans des négociations entre échelon fédéral et länder.

Aux Pays-Bas, les risk-based approaches sont généralement bien accueillies et répandues car leur dimension "mathématique et objective" correspond bien à l’importance de prendre des "décisions équitables/honnêtes" ; qui plus est dans un contexte de réformes profondes qui voient le rôle de l’Etat se réduire au profit d’autres entités. Mais les autorités néerlandaises ont néanmoins refusé que cette approche soit introduite dans le domaine de l’enseignement supérieur.

Finalement, en Grande Bretagne, où la risk-based regulation est très répandue, et renvoie là aussi à un objectif de recomposition de l’Etat, elle demeure dans certains domaines contestée et s’incarne parfois dans de lourds dispositifs bureaucratiques d’évaluation (enseignement supérieur et santé) qui ne s’accordent pas bien avec un souci de désengagement de l’Etat et de recherche d’efficacité et d’efficience.

Quelles sont les conséquences de vos observations ?

Ces résultats démontrent que des instruments promus par des organisations internationales ou l’UE prennent des formes et contenus très différents, suivant les contextes dans lesquels ils s’inscrivent. En soi, ce résultat n’est pas novateur. Mais dans le cas du risque, il est remarquable qu’un instrument a priori aussi simple serve des projets de recomposition de l’Etat diamétralement opposés : entre un retrait de l’Etat aux Pays-Bas et dans une moindre mesure en Grande-Bretagne, et des formes de recentralisation ou de renforcement de l’Etat central en France et dans une moindre mesure en Allemagne. Certes ce résultat doit être nuancé. Mais il indique néanmoins que derrière des appréciations aussi simples que la probabilité d’occurrence d’un phénomène ou ses conséquences, les deux dimensions de base du calcul de risque, se cachent des jugements qui renvoient à des traditions juridiques et politiques différentes – par exemple sur ce que l’Etat peut faire ou ce qui est jugé acceptable comme risque.

Que retenez-vous de ces trois années de collaboration ?

La participation dans un grand projet international était une expérience enrichissante. Il a permis de construire une compréhension à la fois large sur les quatre pays et les cinq domaines et approfondie, car nous avons pu étudier nos cas à partir des documents nationaux, des nombreux entretiens dans les quatre pays ainsi qu’à Bruxelles pour la dimension européenne et avec les collègues capables de bien connaître le contexte dans ‘leur(s)’ pays. Il a aussi permis de prendre conscience du peu de travaux existants sur les différences juridiques, politiques, institutionnelles entre ces 4 pays ; et par conséquent la nécessité de poursuivre des travaux comparatifs entre ces pays.

La coopération internationale est également très formatrice dans le sens qu’en cours de route nous avons dû résoudre de nombreuses questions pratiques. Par exemple, nous n’avions pas tout à fait les mêmes approches/préférences méthodologiques. L’idée de « faire du terrain » en conduisant des nombreux entretiens n’était pas partagée par tous les partenaires. En outre, des différences importantes existent entre les pays concernant les bonnes pratiques de la conduite de l’entretien et le partage des données. Enfin, les pratiques de publication ne sont pas non plus les mêmes, ce qui a pu conduire à des incompréhensions. Mais au final, cette collaboration fut fructueuse pour nous tous.

Entretien réalisé le 1er juin 2016

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