Le crédit de trésorerie aux entreprises : un outil marchand au service d’une politique publique

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Par Jeanne Lazarus, chercheure CNRS au CSO (Centre de Sociologie des Organisation), Sciences Po Paris et Stéphanie Serve, professeure des universités à l’IRG (Institut de Recherche en Gestion), Université Paris Est Créteil, et chercheure associée au CSO

Article rédigé le 6 juillet 2020

La crise sanitaire COVID-19 est aussi une crise économique d’une ampleur exceptionnelle. Dès le début, les États ont cherché à limiter ses effets sur les entreprises. Dans cet article, nous nous intéresserons à l’un des dispositifs d’aide parmi les plus médiatisés, notamment du fait de ses montants spectaculaires : le prêt garanti aux entreprise (PGE). Ce dispositif est ainsi nommé car l’État apporte sa garantie aux crédits accordés par les acteurs privés que sont les banques, endossant de fait la majeure partie du risque. Il s’agit donc d’un pilotage politique, en période de crise, de l’outil marchand qu’est le crédit aux entreprises. Celui-ci questionne les rôles respectifs des acteurs publics et privés pour soutenir l’économie et endosser les risques induits.

Un soutien massif aux entreprises par le crédit

Le 25 mars dernier, l’État a créé des PGE afin que les banques accordent des crédits bancaires aux entreprises pour faire face à l’insuffisance de trésorerie et leur éviter la faillite. Sur une enveloppe totale de 300 milliards d’Euros, plus de 100 milliards d’euros de PGE ont été octroyés à la mi-mai, selon la Fédération Française des Banques, ce qui correspond à plus de 500 000 demandes de crédit. Ce type d’intervention n’est pas spécifique à la France : aux États-Unis, le CARES Act, d’un montant de 2200 milliards de dollars - voté le 27 mars 2020 et destiné à aider les entreprises et les citoyens américains face à la crise économique engendrée par le coronavirus - est, pour une grande partie, constitué de crédits.

Comment l’État peut-il inciter les banques à prêter davantage et à tout le monde alors que ces dernières ont légalement la liberté de choisir leurs clients ? Dans le cas des PGE, le premier outil est la garantie à hauteur de 90% des prêts, via la Banque publique d’investissement (BPI). Le pilotage politique transite ici par les critères d’acceptation des garanties par la BPI, assouplis tout au long de la crise, notamment en réponse aux témoignages récurrents de petites entreprises n’arrivant pas à obtenir de crédits.

L’État est ainsi allé jusqu’à autoriser les entreprises en liquidation judiciaire à bénéficier du PGE. Le second mode d’intervention, dès le 19 mars, a été la simplification de la procédure de saisine de la Médiation du Crédit : créée en 2008, elle reçoit les demandes d’appel des entreprises face aux refus de crédit des banques. Les saisines ont connu, en conséquence, des niveaux inégalés : 3 429 pour le seul mois d’avril, soit plus de trois fois le nombre de demandes de toute l’année 2019. Enfin, le dernier levier a été le soutien direct : mi-avril, la BPI a lancé le prêt “rebond” en partenariat avec les régions, qui va de 10 000 à 300 000 euros, et qui est garanti à 100% par l’État.

La séduction du crédit comme outil politique

Ces évolutions dans la façon dont l’État a cherché à soutenir le développement du crédit bancaire nous invitent à réfléchir à ce que signifie un soutien de l’État par le crédit. D’abord, le crédit est un outil séduisant pour un État comme les entreprises. Aide octroyée par une banque et remboursable, elle reste dans le secteur marchand et ne donne pas l’impression d’une aumône. De plus, l’État ne dépense pas d’argent car il n’intervient qu’en cas de mobilisation de la garantie, c’est donc une aide massive qui n’apparaît pas dans le budget (Quinn, 2019).

Même si ce soutien aux entreprises transite par des opérateurs privés, il demeure un outil de politique publique. Les banques, particulièrement en France, sont fortement liées à l’État : beaucoup d’entre elles ont été nationalisées jusqu’aux années 1980 ou 1990, elles sont souvent dirigées par d’anciens hauts fonctionnaires ; si elles sont des entreprises indépendantes, leurs liens avec le ministère de l’Economie sont connus. C’est d’ailleurs pourquoi, lorsqu’en entretien avec un directeur d’agence nous lui avons demandé quels étaient les critères de sélection, celui-ci a répondu, avec un ton désapprobateur : “les directives viennent de Bercy”. Ainsi, aux trois instruments d’intervention de l’État présentés plus haut nous pouvons ajouter un quatrième : la pression politique sur les banques.

Pourtant, malgré la bonne volonté des banques qui appliquent les directives ministérielles, celles-ci restent soumises aux règles prudentielles qui ont des effets sur leurs cours de bourse. Prendre des risques, faire différemment des autres, est immédiatement sanctionné en termes de coûts voire d’accès aux financements tout court (Baud et Chiapello, 2015 ; Ortiz, 2014). Les institutions bancaires sont ainsi prises entre deux logiques contradictoires, renvoyant à deux espaces de justification différents : d’un côté, les logiques du marché, au nom desquelles les règles prudentielles ont été construites, répondant à chaque crise par une demande accrue de standardisation des modèles d’évaluation du risque ; de l’autre, les logiques de leur statut de pourvoyeur d’argent qui les assimile à un service public et autorise le gouvernement à leur donner des “directives” pour soutenir des entreprises confrontées à une crise économique imprévisible.

Endosser le risque : une politique risquée ?

A quel type de politiques publiques correspond ce soutien massif à l’endettement ? Se porter garant d’un crédit semble indolore en matière comptable, pourtant, nous l’avons vu, les PGE sont garantis par l’État et les prêts rebonds octroyés directement par de l’argent public.

Dans les deux cas, le non remboursement du prêt par l’entreprise induira des inscriptions différées dans les comptes publics. Ces prêts massifs interrogent deux aspects du lien entre l'État, le marché et les entreprises. D’abord celle du type d’aide que l’État peut apporter au monde marchand. L’enjeu a été cadré en termes sociaux : aider les entreprises, c’est empêcher un chômage massif et une explosion de la pauvreté. Les PGE constituent pourtant une réponse de nature différente de celle du chômage partiel. Les prêts seront à rembourser dès l’année prochaine et les emprunteurs seront alors seuls face à leur banque qui leur demandera des comptes et risque de retrouver des pratiques classiques de suivi des crédits très standardisées d’avant crise : à la fois peu tolérantes à l’égard des retards de paiement mais réactives sur la facturation des frais bancaires induits par ces mêmes retards.

L’autre enjeu majeur est celui de la répartition du risque et de sa légitimité politique : l’État, les banques et les entreprises emprunteuses le portent conjointement mais pas à parts égales. Les prêts octroyés devront être remboursés, ainsi les difficultés économiques des entreprises risquent de n’être que retardées. Les banques ne se sont engagées que pour 10 % de l’encours, toutefois, sur 100 milliards d’euros prêtés, la somme n’est pas négligeable. Enfin, l’État assume la plus grande part de risque, d’autant que les crédits octroyés par les prêts rebonds le sont aux entreprises qui n’ont pu accéder au PGE, donc a priori les moins solides. Dans une période de mobilisation nationale pour venir en aide aux entreprises, quand le Président de la République affirme qu’il les aidera “quoi qu’il en coûte”, cette aide fait peu débat. Pourtant, le déconfinement venu, l’interrogation sur la socialisation du risque et la privatisation des gains pourrait se poser comme elle s’est posée en 2008.

Références

  • Baud C., Chiapello E., 2015, « Comment les firmes se financiarisent : le rôle de la réglementation et des instruments de gestion. », Revue française de sociologie, 56, 3, p. 439‑468.
  • Ortiz H., 2014, Valeur financière et vérité: Enquête d’anthropologie politique sur l’évaluation des entreprises cotées en bourse, Presses de Sciences Po, 180 p.
  • Quinn S., 2019, American Bonds: How Credit Markets Shaped a Nation, Princeton, NJ, Princeton Univ Press.
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