L'État a-t-il le monopole de l'inspection ?
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Denis Segrestin est sociologue, professeur émérite à Sciences Po, membre du Centre de Sociologie des Organisations.
Ses travaux portent sur les relations de travail et sur la transformation des entreprises dans le contexte de l’économie mondialisée. Il a été personnalité associée à la Section des Activités Économiques du Conseil Economique, Social et Environnemental (CESE) de 2012 à 2017.
L’émergence de l’inspection répond largement au besoin de contrôler des bureaucraties de plus en plus complexes à mesure de la construction des Etats modernes. Dans quelle mesure cette question du contrôle se retrouve-t-elle dans l’histoire des grandes entreprises ? Comment y ont-elles répondu ?
L’histoire de la grande entreprise remonte, grosso-modo, au début du 20e siècle. Cette histoire va de pair avec la montée des méthodes contemporaines de management. Le fonctionnement de la grande entreprise soulève des problèmes inédits de contrôle non seulement en raison de sa taille, mais aussi du fait de sa structure multidivisionnelle : la grande organisation se fragmente ; elle se transforme en grappes d’unités autonomes et aux compétences diversifiées.
Selon les théories dominantes du management, la propriété principale de la firme multidivisionnelle est de séparer nettement le centre stratégique des unités opérationnelles. Cela nécessite d’inventer des formes de contrôle distinctes de celles qui s’appliquent aux lignes hiérarchiques courtes, allant du chef aux subordonnés. A défaut de relations personnelles directes, il est attendu que le contrôle du centre sur les unités « déconcentrées » s’attache à quelques attributs bien déterminés : le choix (et la menace de révocation) des dirigeants opérationnels ; la maîtrise des ressources dont ils bénéficient ; la remontée d’informations attestant de l’adéquation des résultats des unités aux attentes du centre.
Sur ces bases, on n’est pas très surpris de retrouver une problématique du contrôle analogue quand le métier d’inspection s’applique de facto à des grandes organisations, en dépit de fortes singularités institutionnelles. Dans le livre, on en trouve une bonne illustration dans le chapitre qui raconte la façon dont la Banque de France en est venue, au fil du temps, à contrôler ses comptoirs.
Les choses se compliquent si l’on quitte la gouvernance de la grande entreprise pour s’intéresser aux pratiques de contrôle au plus près de l’activité productive. Depuis une quarantaine d’années en effet, on ne considère plus la « vérification extérieure » comme la méthode appropriée pour juger de la conformité de la production aux cahiers des charges définis avec les clients. La vérification a été insérée dans le processus de production lui-même.
Concrètement, les industriels ont renoncé au contrôle final de la production, confié à des travailleurs placés « en bout de chaîne » pour trier entre la part de la production « jugée bonne » et celle qu’il faut mettre au rebut ou recycler pour corriger les défauts. Ils se sont convertis à l’autocontrôle et au mot d’ordre du zéro défaut, augmenté ensuite (selon la vulgate japonaise) du zéro stock, zéro délai, etc., jusqu’à la « qualité totale ».
Quels sont les éléments de comparaison entre les pratiques de l’inspection et les modalités du contrôle dans la firme multidivisionnelle?
D’abord, l’ouvrage met en évidence qu’aujourd’hui encore, les inspecteurs se distinguent par leur indépendance statutaire ; ils disposent des prérogatives qui s’attachent aux membres d’un « corps ». Pour reprendre le cas de la Banque de France (a priori le plus proche de la grande entreprise du secteur marchand), on serait bien en peine d’assimiler la position de l’inspecteur en visite dans un comptoir à celle d’un cadre d’aujourd’hui en train de faire du reporting pour transmettre à sa direction les résultats de son unité.
La seconde différence tient à la faculté qui est offerte aux inspecteurs d’entrer dans les organisations, de « regarder dedans », comme l’indique l’introduction du livre. Par contraste, la règle de séparation des pouvoirs inhérente aux structures mutidivisionnelles rendrait ce « droit de regard » inconcevable.
Certes, il ne faut pas laisser croire que dans les faits, le cloisonnement de la grande entreprise aurait toujours été strictement respecté. Dans le grand livre qu’il a consacré à l’histoire de la General Motors, R. Freeland a même montré que le dogme de la séparation des pouvoirs n’a pas cessé d’être violé. La propension naturelle des dirigeants (ceux du centre comme ceux des unités opérationnelles) a été de rétablir entre eux des relations directes et d’user de canaux d’information informels. Faute de ces transgressions, explique Freeland, jamais la GM n’aurait atteint ses objectifs !
Il reste que cette analyse se situe sur le registre de la transgression et non du droit. A ce titre, le « droit de regard » de l’inspecteur, combiné à son indépendance statutaire, est une propriété très remarquable, qui justifie tout à fait l’objet du livre et son ambition sociologique.
L’ouvrage suggère qu’avec le new public management, qui a largement emprunté à l’industrie l’idée de l’élaboration et de la maîtrise collectives des procédés, il y a une tentation de rapprocher les modalités de l’inspection de formes de contrôle rencontrées dans le secteur privé. Est-ce à dire que l’inspection se conçoit désormais au prisme du management de la qualité?
Ce n’est pas par hasard si dès l’introduction du livre, il nous est dit que les compétences privées du conseil sont désormais couramment sollicitées par les administrations. La question est donc posée des conditions dans lesquelles une « inspection à la française » pleinement insérée dans le marché ouvert de l’audit et du conseil est de nature à conserver sa spécificité et son intégrité.
S’agissant de la maitrise des procédés, l’imbrication des deux mondes resurgit nettement lorsqu’on en vient à un autre trait saillant du management de la qualité, que les normes internationales de la série ISO 9000 ont beaucoup accusé : la documentation systématique de l’activité ; l’élaboration, sur ces bases, de référentiels de bonnes pratiques susceptibles d’être agréés par les organismes de certification. Sous ce rapport, il n’y a plus de démarcation claire entre le management des administrations et celui des firmes ; de part et d’autre réapparait le fondement d’un contrôle exogène de l’organisation.
Pour l’entreprise, il est vrai que le visage de l’inspecteur est multiple. Les promoteurs de l’assurance qualité plaident pour l’engagement des directions dans le dispositif. Dans le cas des sous-traitants, le contrôle est le fait de l’agence de certification et du donneur d’ordres soi-même. Ce dernier dispose d’un « corps » attitré : le service des achats. L’acheteur exerce une veille permanente sur les fournisseurs de la firme ; il utilise à cette fin une batterie de critères qui ramène la certification qualité à un indicateur parmi d’autres. Depuis déjà longtemps, les directions des achats ont pris beaucoup d’ascendant dans la grande entreprise : elles incarnent la montée du marché en son sein. Leur mandat est d’ouvrir le panel des partenaires de la firme, de mettre en concurrence les fournisseurs entre eux au moyen d’épreuves de scoring.
Au cours des dernières décennies, le « modèle de l’inspection » ainsi entendu s’est encore renforcé du fait de la porosité croissante des frontières entre les donneurs d’ordres et les fournisseurs. D’une part, il est devenu courant que le commanditaire accueille chez lui les équipes de ses fournisseurs, parfois jusqu’à l’installation pérenne de ceux-ci dans ses murs, le rapprochement des équipes stimulant les apprentissages. En sens inverse, le perfectionnement des grilles d’évaluation des fournisseurs et l’autorité croissante des acheteurs ont banalisé la propension des commanditaires à s’introduire chez leurs partenaires – bien qu’une fois encore, la règle de droit n’autorise en rien l’acheteur à « entrer » dans les organisations qu’il évalue.
Encore faudrait-il inscrire cette porosité du système industriel dans des tendances plus générales, telles que l’intrusion systématique des investisseurs dans les affaires des sociétés ou l’essor des structures de groupe. On pourrait voir là l’installation tardive d’un quasi-droit d’inspection dans le monde industriel.