Mesurer l’arrêt : Produire de l’information économique à propos du confinement

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Par Olivier Pilmis

Article rédigé le 8 mai 2020

La crise économique déclenchée par la décision de confiner la population résidant en France est inédite à bien des égards. Par son ampleur d’abord, qui a conduit la Direction générale du Trésor à estimer, mi-avril, que le PIB français serait, au terme de l’année 2020, en recul de 8% – le plus important depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Par sa nature ensuite, puisque cette crise concerne à la fois l’offre et de la demande, la production et la consommation : c’est « la crise d’une économie à l’arrêt ». Par l’une de ses implications enfin, puisque cette crise empêche de se projeter dans le futur, même distant de quelques mois : tandis que le Gouvernement français, avec l’accord de la Commission européenne, limite les perspectives de son programme de stabilité à la seule année 2020, l’Insee a provisoirement renoncé à émettre des prévisions trimestrielles ou annuelles. De même, les « plans d’urgence » portés par le Ministre de l’Économie et des Finances et par celui de l’Action et des Comptes publics visent à pallier les effets immédiats de la crise, sans constituer pour autant des plans de « relance » ou de « reprise ».

D’une certaine manière, la crise du Covid-19 a arrêté le temps en même temps que l’économie. L’information économique se concentre donc sur le moment présent, mais quels éléments de comparaison mobiliser afin de le rendre intelligible ? Comment mesurer une activité qui, précisément, n’a pas lieu ? Après avoir mis en évidence en quoi l’originalité de la crise actuelle empêche d’établir des scénarios quant à ses futurs développements, nous examinerons la manière dont les économistes et les statisticiens improvisent et innovent pour décrire l’état paradoxal d’une économie à l’arrêt. Nous verrons, enfin, quelles procédures permettent de pallier l’absence de précédent historique pour garantir la fiabilité des estimations produites selon ces méthodes originales.

No future. Décrire une économie au présent

Comme on le rappelait dans un texte précédent, les périodes de crise accroissent la difficulté à produire des prévisions tout en rendant leur production plus nécessaire encore. Les obstacles naissent pour partie des transformations que toute crise est susceptible de provoquer en ce qui concerne les comportements des agents économiques (e.g., la propension des individus à consommer aurait varié). Toutefois, l’exemple de la crise de 2008-2009 montre que ce phénomène, s’il soulève des enjeux importants, n’interdit pas nécessairement de produire des prévisions. L’impossibilité de produire des prévisions aujourd’hui tient davantage à des spécificités de la crise en cours. D’abord, la collecte des données qui alimentent les indicateurs conjoncturels (et donc les prévisions) de l’Insee rencontre des obstacles pratiques. Le confinement interdit en effet aux enquêteurs et enquêtrices de se rendre auprès des enquêté-e-s, et la qualité des données recueillies est susceptible d’en pâtir. Ensuite, l’arrêt total de l’activité économique prive ces indicateurs de toute signification, comme le remarque l’Insee dans son point de conjoncture du 23 avril : « Comment calculer un climat des affaires, quand, dans certains secteurs, il n’y a – provisoirement – quasiment plus d’affaires ? ». Enfin, l’originalité même de cette crise empêche d’aller puiser dans le répertoire historique des parallèles utiles. S’il est commun de dire qu’elle est sans précédent, ce n’est pas seulement pour en marquer avec emphase la gravité, c’est aussi pour signaler l’absence de comparaison historique pertinente – qu’il s’agisse de la crise de 1929, de celle de 2008, du choc pétrolier, etc.

Si la crise actuelle empêche de se projeter dans le futur, l’estimation de son ampleur rend impérieuse la description de l’état instantané de l’économie, afin de mesurer les conséquences immédiates du confinement. Une telle description repose sur certaines techniques de prévision – ce que l’on désigne généralement, dans le monde de la prévision, par le terme de nowcasting. D’abord employé en météorologie pour désigner la prévision à très court terme (quelques heures au maximum), le terme est parfois traduit en français par « prévision immédiate ». C’est grâce à de tels outils que l’on peut savoir s’il va « pleuvoir dans l’heure » en consultant le site de Météo France, ou si la finale de Roland-Garros va être interrompue dans quelques minutes par une petite averse. Appliqués à l’économie, ils permettent, pour reprendre l’expression d’un prévisionniste en entretien, de prévoir « la croissance actuelle, donc à très court terme… là, maintenant : ce qui est en train de se produire ». Il ne s’agit alors pas tant de prétendre que le futur immédiat fournirait une représentation fidèle du présent que d’estimer quels seront les « chiffres de l’économie » avant leur publication. La production des principaux indicateurs économiques réclamant du temps, l’ambition du nowcasting est de raccourcir ce délai au maximum.

Les vestiges du jour. Les traces statistiques d’une économie à l’arrêt

Le nowcasting ne repose pas sur les indicateurs conjoncturels habituels qui, en raison du temps nécessaire à leur production, sont inopérants pour estimer la situation présente. Cette opération mobilise donc des informations économiques dites « en temps réel », et souvent « en haute fréquence ». Il s’agit finalement de tirer de données actualisées sur une base infra-mensuelle, voire pluri-quotidienne, des enseignements quant au niveau actuel du PIB. Ces méthodes, qui se sont largement développées au cours des années récentes, font régulièrement usage des techniques de big data, afin de traiter des données massives et hétérogènes. Un numéro récent d’Économie et statistique (une revue publiée par l’Insee) propose ainsi deux articles traitant de la possibilité de « prévoir immédiatement » la croissance du PIB en utilisant, respectivement, le journal Le Monde et les recherches effectuées sur Google. De manière générale, l’enjeu central du nowcasting est d’identifier des traces de l’activité économique quotidienne qui soient à la fois pertinentes économiques et susceptibles de se prêter à des traitements statistiques.

En pratique, pour mesurer l’état instantané de l’activité, notamment au début du mois d’avril, l’Insee a eu recours à des données originales. Parmi elles, le recensement des transactions par carte bancaire est l’une des plus spectaculaires – une source à laquelle le directeur général, J.-L. Tavernier, déclarait « souhait[er] accéder depuis des années », ce qui indique que si la situation a rendu possible cette innovation, elle ne l’a pas suscitée ex nihilo. Ces transactions retracent les niveaux quotidiens de consommation et, dans une certaine mesure, en indiquent la nature (les postes de consommation dont il s’agit). Elles ne permettent toutefois pas, à elles seules, d’estimer la portée de la crise. Décrire une économie à l’arrêt suppose en effet de mesurer une « absence » - une production qui n’a pas été réalisée, une consommation qui n’a pas eu lieu, etc. Pour cela, un point de comparaison est nécessaire : chaque jour les données sont mises en regard avec les données du jour équivalent l’année précédente. Le terme « jour équivalent » souligne bien la procédure de comparaison mise en œuvre : comparer le 6 avril 2020 avec le 6 avril 2019 reviendrait à comparer un lundi avec un samedi. Cette méthode (similaire au recensement de la surmortalité) fournit une indication de la diminution de la consommation des ménages durant le confinement. De manière générale, si la crise économique générée par le confinement n’a pas, en tant que telle, de précédent historique, chacune des variables utilisées pour en retracer l’impact est replacée dans une période de référence, alors décrite comme « situation normale ». Ses contours exacts varient, et elle peut correspondre, selon les cas, à un jour de l’année 2019, au début de l’année 2020, ou aux semaines précédant immédiatement le confinement.

Le stade du miroir. Attester la fiabilité de calculs inédits

L’estimation d’une activité économique à l’arrêt conduit à étrenner de nouvelles méthodes. La fiabilité de ces mesures n’est pas assurée a priori - et elle l’est d’autant moins que l’incertitude est particulièrement élevée. En effet, plus encore qu’en temps ordinaire, ces estimations mobilisent le « dire d’expert », c’est-à-dire qu’elles mettent en jeu les jugements que forment les prévisionnistes à partir de leur connaissance des mécanismes économiques et des spécificités de tel ou tel pan de l’économie (Evans, 1997). En temps ordinaire, cette expertise sert d’appui pour formuler des hypothèses ou pour discuter les résultats d’une modélisation. Dans une situation de crise qui empêche le recours à la modélisation et conduit à multiplier les hypothèses, le rôle de ce « dire d’expert » s’accroît encore, et il se donne à voir avec davantage d’acuité. Le directeur général de l’Insee rappelle ainsi qu’« en l’absence de précédent historique, les économistes ne peuvent user que de leur bon sens ». De même, inusité dans les points de conjoncture de l’Insee (cf. notes d’octobre et de décembre 2019), le pronom « nous » l’est plusieurs fois dans les notes du 9 avril, du 23 avril et du 7 mai 2020. Et, finalement, il n’est guère surprenant que les différentes publications proposant une évaluation de l’impact économique du Covid-19 prennent un grand soin à souligner la fragilité des hypothèses qui sont au cœur du raisonnement qui s’y déploie.

Ce rappel de la figure du producteur d’informations économiques est un moyen de mettre en avant les aléas qui pèsent sur les informations et les prévisions immédiates produites. Faute de pouvoir recourir au rappel historique, écarter les risques d’erreur qui pèsent sur cette production met en jeu d’autres modalités de comparaison. La comparaison internationale propose certes une mesure de la gravité respective de la crise dans les différents pays, mais elle offre aussi un moyen de contrôler ces estimations. D’abord, d’un point de vue empirique, en faisant l’hypothèse que, par exemple, les pays membres de la zone euro ne peuvent pas suivre des trajectoires radicalement divergentes. D’un point de vue méthodologique ensuite, dans la mesure où tous les instituts économiques sont confrontés simultanément aux mêmes difficultés : si les estimations sont partout fragiles, les méthodes pour contourner les difficultés sont susceptibles d’être mises en regard, et peuvent à l’occasion circuler. C’est ainsi que peut sans doute se comprendre cette mention qui figure dans la note de conjoncture de l’Insee du 7 mai : « Toutefois, [les estimations] du PIB espagnol et français, par exemple, apparaissent proches en divers points méthodologiques : les sources alternatives pour compléter les informations manquantes en mars 2020 (données des cartes bancaires par exemple) et la correction des modèles pour mieux tenir compte du choc à la baisse des indicateurs ».

Enfin, une autre forme de comparaison est liée à l’organisation du monde de la prévision en tant que communauté épistémique. Dessiner les contours du futur économique repose sur la confrontation avec les perspectives brossées par des collègues, confrères et concurrents. Nourrissant le débat, celle-ci permet d’échanger des informations et des données relatives à l’économie, d’éprouver des raisonnements et, finalement, d’éviter de produire des prévisions qui paraîtraient fantaisistes (Evans, 2007). Ainsi, dans son évaluation de l’impact économique du Covid-19, l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) propose, dès sa deuxième page une « comparaison avec les évaluations de l’Insee, de la Banque de France et de la DG Trésor ». On comprend ainsi qu’Olivier Garnier, directeur général des statistiques, des études et de l’international de la Banque de France, signale, à propos de l’enquête mensuelle de conjoncture de la Banque, qu’« aboutir à des résultats très proches de ceux de l’Insee » est « "rassurant" ».

L’exemple de l’estimation de l’état instantané de l’économie française à l’époque de la crise du Covid-19 souligne combien, dans ce monde particulier de l’information et de la science économiques, les enjeux de description et de prévisions sont difficilement séparables. Plus encore, il souligne combien l’évaluation de l’état présent ou futur d’une économie suppose la mesure d’activités économiques concrètes ou effectives. C’est précisément l’une des causes des difficultés rencontrées dans la période actuelle : proposer un diagnostic d’une économie à l’arrêt, c’est d’abord mesurer quelque chose qui n’est pas là, c’est rendre présent quelque chose qui est absent. Ce défi est évidemment un problème que rencontrent quotidiennement ceux qui pratiquent « l’économie appliquée », mais c’est aussi ce qui en fait tout l’intérêt : loin des raisonnements abstraits de l’économie « pure », l’économie appliquée est résolument ancrée dans l’empirie. Finalement, les difficultés à produire une évaluation instantanée de l’état d’une économie rappellent avec force que, même si les équivalences comptables et les modélisations économétriques y jouent un grand rôle, il ne s’agit pas pour autant de réduire « l’économie » à un simple système d’équations mais aussi de l’appréhender comme une série d’opérations réelles.

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