Quand la crise sanitaire interroge le travail invisible : le cas des employé.e.s domestiques

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Par Alizée Delpierre

Article rédigé le 2 avril 2020

La prise de mesures strictes de confinement depuis plus de deux semaines a fait couler beaucoup d’encre chez les journalistes et les chercheur.e.s dans la presse, notamment à propos de l’utilité sociale des métiers et de leurs hiérarchies symbolique et économique. Si les soignant.e.s de la fonction publique hospitalière sont au premier plan, ce sont aussi d’autres métiers habituellement invisibles qui sont mis en lumière : les caissières, les éboueurs, ou encore les travailleur.e.s du bâtiment et les aides à domicile. C’est à propos de ces dernières, et plus largement des travailleur.e.s qui prennent soin des autres et font le travail domestique chez les autres, qu’il s’agit ici d’apporter quelques pistes de réflexion pour la recherche sociologique.

Repenser la valeur des métiers du care

Depuis les années 1980 aux États-Unis, et la fin des années 1990 en France, le paradigme sociologique du care marque une partie des travaux qui portent sur les métiers du soin à autrui et plus spécifiquement, sur les emplois à domicile. Les chercheur.e.s qui s’inscrivent dans ce paradigme – des sociologues, philosophes et psychologues principalement – prônent une « société du care » et une « éthique du care » afin de dépasser les enjeux scientifiques théoriques pour des applications politiques concrètes qui visent, entre autres, à redéfinir les valeurs du travail et les relations professionnelles. Il s’agirait de faire passer l’humain avant les enjeux économiques, de ne plus estimer le travail de chacun.e par la valeur matérielle de ce qu’il produit ou la longueur de la formation qu’il requiert, de mettre à mal les hiérarchies professionnelles existantes pour considérer que chacun.e a sa place dans la chaîne du care. Qu’on suive ou non ce paradigme, la crise sanitaire actuelle est en tout cas le moment de se demander ce que serait une « société du care ».

Du point de vue de la sociologie du travail plus particulièrement, la question de la professionnalisation des métiers du care les moins qualifiés ressurgit. Depuis plusieurs années désormais, le « secteur des services à la personne » français s’est engagé dans une démarche plutôt intensive de professionnalisation par la qualification des métiers de garde d’enfants, de femmes de ménage ou encore d’aides à domicile pour les personnes dépendantes. La création de formations courtes diplômantes ou certifiantes s’inscrivent dans une démarche de revalorisation et de sécurisation de métiers et de parcours professionnels jusqu’alors précaires, sinueux et mal rémunérés. Cette professionnalisation suit en fait des prescriptions de l’Union européenne qui souhaite encourager l’attractivité des métiers des services domestiques à domicile, qu’elle voit surtout comme des débouchés efficaces pour réduire le chômage.

La professionnalisation telle qu’elle est proposée en France suscite des doutes chez les sociologues et les économistes spécialistes des « services à la personne », et parmi les tenant.e.s du care. Quand les premier.e.s critiquent la qualité des formations proposées et leur superficialité, les second.e.s interrogent l’intérêt de professionnaliser selon le système classique de la qualification des métiers qui requièrent en réalité des compétences peu quantifiables – typiquement, le soin et l’attention à l’autre. En ce moment, l’urgence à réfléchir au vaste mouvement de professionnalisation du secteur des « services à la personne » saute donc aux yeux. Le maintien quotidien des services de soin à domicile pour les plus fragiles témoigne de leur caractère irremplaçable, alors même qu’ils demeurent des métiers de second-rang peu considérés – ce qui se traduit dans les faits par des rémunérations faibles ou encore l’absence de contrôle des conditions de travail dans les domiciles. Il y a plusieurs questions sur lesquelles nous pouvons donc orienter nos recherches sur ces métiers du care : Quels sont les effets des formations et des certifications actuelles sur les parcours professionnels des travailleur.e.s ? Professionnaliser ne revient-il pas à inscrire ces métiers dans une hiérarchie qui confère plus de valeur aux métiers aux formations très longues ? Dans quel sens s’articule finalement le care entre des bénéficiaires potentiellement vulnérables et des travailleur.e.s qui le sont également ?

Observer là où s’exprime le droit dans les rapports de travail

À côté de ces questions, la crise sanitaire interroge plus globalement la place du droit dans les rapports de travail qui se déploient entre employé.e.s et bénéficiaires/employeur.e.s de ces services. Depuis le début du confinement, des milliers de gardes d’enfants et de femmes de ménage ne vont plus travailler du fait de la présence de leurs employeur.e.s au domicile. Celles.ceux qui passent par des entreprises de services à la personne se voient normalement proposer d’être au chômage partiel. Les salarié.e.s du particulier-employeur peuvent également en bénéficier si elles.ils sont déclaré.e.s par le système du CESU. Ces mesures a priori protectrices de l’emploi ne comblent cependant pas les conséquences du travail très peu rémunéré et bien souvent « en miettes » de salarié.e.s qui peinent, en temps habituel, à toucher un salaire mensuel au-dessus du Smic. Il y a aussi tout.e.s celles et ceux qui sont employé.e.s directement au noir – nombreux.euses dans le secteur – et qui en ce moment-même, sont sans protection. Il y a en outre les aides à domicile qui continuent de rendre visite aux personnes fragiles sans les protections sanitaires adéquates.

Même en temps de crise, de rues et de commerces plus vides qu’à l’accoutumée, les personnes qui travaillent chez les autres demeurent invisibles. Des années de recherche sur les domesticités – dans leur acception large – ont montré que le fait de travailler dans l’espace de la maison des employeur.e.s contribue à flouter la nature salariale des relations. Cela signifie entre autres des difficultés à se considérer comme employeur.e au sens juridique et symbolique du terme, et donc à établir des rapports de travail avec celle.celui qui pénètre une partie de son intimité. Les façons d’investir les rôles respectifs d’employeur.e et d’employé.e d’une part, et de faire le droit dans un lieu qui n’y est pas spontanément associé d’autre part, restent encore à défricher par l’enquête ethnographique. Il serait intéressant, après la crise, de se demander comment les employé.e.s, les employeur.e.s/bénéficiaires, et les intermédiaires des services à la personne, ont organisé cette période. Y a-t-il eu des négociations pour conserver les emplois ou s’assurer de leurs retours à la fin du confinement ? Des initiatives paternalistes ou maternalistes de prise en charge des employé.e.s, ou au contraire, des ruptures brutales de la relation ? Quelle place a eu le droit – au sens des législations existantes – dans la gestion des relations ? Les résultats de recherche dont on dispose actuellement sont relativement unanimes quant à la méconnaissance générale des dispositions légales pour employer un.e salarié.e à son domicile du côté des employeur.e.s, et des droits du travail du côté des employé.e.s. La crise va-t-elle rebattre les cartes sur ce point ? S’il n’en est pas certain, il est en revanche sûr que pour la recherche, la question du droit et des négociations des conditions de travail dans les services domestiques à domicile reste un chantier à explorer.

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