Travailleurs confinés, conflits débridés ?
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Par Hadrien Clouet
Article rédigé le 21 avril 2020
Depuis son expansion sur le sol français, la pandémie puis son traitement public ont conduit à la fermeture de nombreux établissements de travail. Du côté des salariés, ces fermetures conduisent soit au chômage total, soit au chômage partiel, soit encore à du télétravail, ce qui a bouleversé les horaires d’activité. Or la décision de confiner les populations a été prononcée au milieu d’une enquête sociologique en cours, portant sur le travail d’agents dans une organisation publique. J’ai pu continuer les entretiens par visioconférences avec des agents en télétravail ou en activité maintenue, tout en m’attachant à interroger les autres membres du foyer confinés pour multiplier les expériences étudiées. Dans ce cadre, je collecte depuis un mois des matériaux de recherche sur les négociations professionnelles et les conditions d’emploi. Voici réunis ici quelques éléments préliminaires d’analyse, permettant de réfléchir aux conflits du travail sous Covid-19 au sein des entreprises - nous avons développé par ailleurs la question des conflits entre formes d’entreprise.
Trois lignes de force s’imposent : la pandémie est saisie pour rediscuter le niveau des effectifs d’entreprise, pour juger le degré de professionnalisme des tiers et pour réviser la dangerosité potentielle de leur travail. Ces trois registres témoignent d’un certain réchauffement de la « grève froide » qui caractérise le système français de négociations professionnelles.
Effectif de crise contre effectif nécessaire
Le premier registre récurrent concerne le rapport entre le volume de main-d’œuvre embauché aujourd’hui et les besoins de demain. Constatant le maintien de certaines infrastructures malgré l’absence d’une proportion conséquente des salariés, notamment grâce à l’investissement accru consenti en période de crise et à la réorganisation des conditions de travail, des manageurs concluent d’ores et déjà que leurs établissements étaient en sureffectif avant la pandémie. « C’est l’avantage de la situation : on sait qu’on tourne avec trois fois moins de personnes, donc on garde ça en tête ! » s’exclamait un directeur de services. Pour eux, la crise est un révélateur du nombre de salariés « réellement » requis pour assurer le service ou produire les biens.
A l’inverse, plusieurs syndicalistes pointent le paradoxe de ce discours managérial, en suggérant que la continuité de l’activité est justement due à la réserve de personnel disponible pour compenser un retrait important. En somme, l’effectif d’hier est jugé excessif au vu des performances actuelles. Pourtant, les établissements qui fonctionnaient à flux tendu se retrouvent aujourd’hui en difficulté pour ajuster leur production – en témoigne l’insistance sur la reprise générale du travail dans les sites en lean production (en flux tendu).
Redistribution du prestige
Un deuxième registre de discours prégnant traduit les comportements individuels durant la crise en jugements de valeur professionnelle. Ils sont produits par de nombreux acteurs différents, soucieux d’évaluer la qualité de leurs pairs ou de leurs subordonnés.
Certains manageurs se réfèrent ainsi aux conduites de crise pour réviser leurs jugements quant aux promotions futures. « Les masques tombent. On voit les peureux, les motivés, les glandeurs… », confiait un cadre dans l’industrie, au cours d’un entretien par skype. Il se sert ainsi de la période comme d’une mise à l’épreuve des salariés, à partir de laquelle il change ses évaluations : certains acteurs connaîtront un blocage de leur carrière, tandis que d’autres sont appelés à des promotions précoces.
Ce comportement n’est pas surprenant pour tout le monde. Certains salariés l’ont déjà anticipé, lorsqu’ils expliquent se mettre volontairement en scène. Ils investissent la période comme une occasion d’accumulation de prestige rapide, aux yeux des chefs (en vue d’occuper une position plus enviable dans l’organisation) ou des pairs (en vue de disposer d’une autorité accrue).
Des organisations productives voient donc leurs hiérarchies informelles se modifier et, peut-être, se formaliser bientôt. On assiste donc sur nos terrains à une conversion des comportements de crise affichés pendant quelques jours du mois de mars en des positions futures tenues dans les entreprises. La période apparaît propice à une individualisation des trajectoires professionnelles, à partir de jugements localisés sur l’action des personnes - d'autant plus que les conditions de surveillance du droit du travail se dégradent (voir, dans ce dossier, l'article d'Anaïs Bonanno).
Elargissement des risques au travail
En plus des jugements hiérarchiques ou de celui des pairs, les jugements des subordonnés évoluent aussi durant la crise. Le rapport à l’employeur, troisième registre potentiellement conflictuel, connaît certaines inflexions dans les déclarations des salariés.
Une partie d’entre eux éprouve un sentiment, nouveau, de mise en danger physique. Bien entendu, le danger est consubstantiel au salariat, qui représente une situation de subordination vis-à-vis de l’employeur, auquel est imputé tout accident de travail. Mais le lien entre Covid-19 et accident de travail apparaît ambigu, de par la difficulté à prouver la source de contamination : l’employeur est accusé par certains malades, mais se défend en pointant d’éventuelles causes externes. Ces controverses rappellent l’ampleur des obstacles à franchir pour obtenir la reconnaissance du lien entre une exposition au danger et une pathologie (voir aussi, dans ce dossier, l’article sur les maladies professionnelles en période de Covid), comme a pu le montrer Pascal Marichalar.
Ce sentiment de danger par le Covid-19 atteint des professions où il était rare : personnel soignant, agents de sécurité, enseignants, informaticiens, découvrent le lien entre travail et risque vital. D'ordinaire, les accidents du travail mortels découlent d’un geste professionnel précis (69 % meurent en portant une charge, en conduisant un véhicule ou en manipulant un objet) tandis que ce nouveau danger provient plutôt de gestes de sociabilité. Le profil des victimes professionnelles du Covid-19 diverge ainsi de celui des morts au travail, comme l’indiquent les données préliminaires compilées par Matthieu Lépine et recodées par nous.
Figure 1 : mortalité laborieuse (accidents du travail et Covid-19 sur le lieu de travail)
Lecture : 18 % des victimes d'accidents du travail mortels sont cadres, techniciens ou agents de maintenance. Ils représentent 48 % des Covid-19 mortels sur le lieu de travail.
Données de la Caisse nationale de l'assurance maladie des travailleurs salariés et compte twitter « Accidents du travail : des ouvriers meurent en silence ».
Les sondages, lus avec les précautions d’usage, soulignent d’ailleurs bien la concentration de la défiance vis-à-vis des employeurs dans certains secteurs. Alors que 84 % des personnels de la construction jugent que leur employeur se comporte correctement à leur égard durant cette crise, ils ne sont que 68 % dans l’industrie, les transports et l’entreposage.
Ainsi, les entretiens conduits durant le confinement ouvrent trois perspectives d’enquête, à poursuivre dans les prochains mois, concernant l’évolution des effectifs par établissement, la redistribution des positions internes aux entreprises et les registres de conflit entre capital et travail. Les futures enquêtes aideront à qualifier le moment actuel, soit comme une inflexion provisoire, soit comme un point de bifurcation dans le monde du travail. Mais quoiqu'il en soit, la gestion de crise sanitaire apparaît comme un épisode de restructuration des relations laborieuses.