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26.06.2023
Retour sur la présentation de Louise Frion sur les communs numériques
Mercredi 21 juin, Louise Frion, doctorante en droit à l’Université Paris 2, a présenté à Sciences Po son policy brief sur les communs numériques, intitulé “Les communs numériques comme système de valeurs alternatifs”. Elle était entourée de trois discutants : Jean Cattan, secrétaire général du Conseil national du numérique, Serge Abiteboul, informaticien et directeur de recherche à l’Inria, et Khalil Jouini, manager Sopra Steria Next spécialiste du numérique durable appliqué aux territoires. La modération a été assurée par Florence G’sell, titulaire de la Chaire Digital, Gouvernance et Souveraineté.
La présentation du policy brief
Louise Frion a tout d’abord défini la notion de biens communs numériques, qui se déclinent en trois dimensions. Ils constituent une ressource, à savoir des contenus, de l’information et des connaissances partagées et distribuées au sein d’une communauté, qui sont librement accessibles à tous. Ce sont aussi un groupe, baptisé les “commoners”, une communauté de personnes qui utilisent et réutilisent des ressources, et en régissent l’utilisation de manière collaborative. Enfin, ils s’inscrivent dans une pratique, le “commoning”, qui est le processus et la gestion en commun de ressources open-source et normalisées. Ce processus adopte une approche comportementale (par rapport aux échanges de services et de marchandises) et non transactionnelle.
Louise Frion a estimé que les biens communs numériques pourraient renforcer et démocratiser la souveraineté numérique au niveau européen, dans la mesure où les géants technologiques étrangers devraient respecter les normes européennes quand ils opèrent en Europe, et assurer la protection des données et de la liberté des utilisateurs européens. Les communs numériques permettraient de maintenir notre indépendance technologique, en engendrant une réduction des dépendances dans des secteurs stratégiques (comme les logiciels, semi-conducteurs), et de rester compétitif dans ces secteurs au niveau mondial.
Trois défis se posent. D’une part, des incertitudes réglementaires demeurent dans la mesure où l’absence d’un cadre juridique clair engendre une prolifération de licences différentes. Cela nuit aux principes de l’internet libre. D’autre part, l’indépendance des biens communs numériques n’est pas considérée comme un objectif politique clair. En effet les communs (participation basée sur le volontariat) affrontent des risques de capture car ce sont des outils permettant aux entreprises de produire de meilleurs logiciels. Enfin, les communs numériques sont éloignés des communs physiques. Cela nuit à leur développement et à leur protection, car ces biens fonctionnent en synergie et sont imbriqués.
Louise Frion a conclu son exposé en proposant trois recommandations :
- la construction d’un régime juridique clair pour les communs numériques
- un financement européen et un investissement ciblé pour développer des organisations frontières
- l’utilisation de la fondation européenne des communs numériques
Discussion et questions du public
Présentation du policy brief de Louise Frion sur les communs numériques, le 21 juin 2023 à Sciences Po © Eléonore de Vulpillières/Sciences Po
La présentation s’est ensuite ouverte aux discutants, qui ont exposé plusieurs remarques.
Jean Cattan a rappelé qu’il était essentiel de distinguer l’open source et l’open data d’une part, et les communs numériques d’autre part, soulignant que ces derniers sont avant tout caractérisés par un modèle de gouvernance ouvert et partagé, ce qui n’est pas forcément le cas de l’open source. Il a par ailleurs estimé que le modèle européen était bien plus compatible avec la construction de communs numériques qu’avec une quête de souveraineté s’appuyant sur la capture et la puissance numérique. Il a aussi fourni des exemples concrets de rapprochement des communs numériques avec les communs physiques, comme avec le Wi-Fi ou encore nos smartphones.
Khalil Jouini a évoqué l’enjeu de l’inclusivité des communs dans un contexte de fracture numérique. S’appuyant sur la notion de « data altruisme », il a également estimé qu’il était nécessaire de mieux prendre en compte l’acculturation et la motivation des personnes à contribuer à ces communs. Enfin, il s’est questionné sur les liens entre communs et souveraineté numérique, alors que s’oppose a priori une logique de mise en commun transcendant les frontières à une logique ancrée dans le maintien des frontières nationales. Il a notamment mis en lumière les désaccords idéologiques susceptibles de diviser les différents commoners. Cette réalité pourrait fragiliser la visée des communs numériques.
Serge Abiteboul a rappelé l’existence d’une lutte entre le mouvement des licences libres et celui des licences open-source. Il a également souligné la pertinence de l’idée d’un rapprochement entre les utilisateurs et les producteurs des communs numériques. Il a insisté sur le besoin de trouver un cadre législatif permettant de protéger les communs, notamment des risques de capture, que ce soit par des grandes entreprises ou par des Etats. Sur le sujet des liens entre communs et souveraineté numérique, il s’est interrogé sur la capacité économique et technologique de l’Union européenne à faire face, dans la pratique, aux risques de capture par des acteurs étrangers. On a tenté à de multiples reprises, avec de gros moyens financiers, de lancer un moteur de recherche et un géant de l’OS (système d’exploitation) au niveau de l’UE, or cela n’a jamais fonctionné, a-t-il estimé, doutant du fait que l’UE ait une véritable volonté de parvenir à cet objectif.
Tous les intervenants ont exprimé un fort intérêt pour la notion d’organisation frontière et son importance pour maintenir et développer les communs numériques ainsi que sur la nécessité d’explorer plus encore les liens entre communs numériques et communs physiques.
L’assistance a pu poser quelques questions, notamment sur le rôle de l’ONU dans la gouvernance des communs numériques, qui n’est pas très à jour sur ces thématiques depuis de nombreuses années. En revanche, l’Unesco travaille sur les questions de l’éducation ouverte. Le caractère démocratique des communs numériques a aussi été questionné, notamment dans des pays comme la Russie et la Chine, dans lesquels l’open source est beaucoup utilisé, et où il existe un soupçon que les gouvernements s’en servent pour contrôler l’espace numérique national, de manière plus aisée que les logiciels propriétaires (non libres).
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intervenante et discutants
- >Louise Frion est doctorante en droit à l’Université Paris II Panthéon Assas, où elle fait partie du groupe de recherche Blockchain Gov. Titulaire d’un double Master II Affaires Publiques de l’Université Paris I Panthéon Sorbonne et de l’EM Lyon Business School, elle a de l’expérience professionnelle dans le secteur du Web 3 et enseigne dans des écoles de commerce sur la mise en place de blockchains et de stratégies de transformation numérique dans différents types d’organisations. Elle a co-rédigé des notes et des rapports pour l’Institut Montaigne sur les blockchains et les compétences numériques, et s’intéresse plus généralement aux travaux interdisciplinaires sur les questions de gouvernance, d’économie politique et de gestion autour des technologies émergentes et des blockchains.
- Jean Cattan est secrétaire général du Conseil national du numérique, docteur en droit public et chargé d’enseignements en droit et régulation du numérique à Sciences Po Paris et à l’Université Panthéon-Assas. Il est notamment coauteur avec Serge Abiteboul de Nous sommes les réseaux sociaux (Odile Jacob, septembre 2022).
- Serge Abiteboul est chercheur en informatique à l’Inria et à l’ENS, et membre du collège de l’Arcep et de l’Académie des sciences. Ses travaux portent principalement sur les données, la gestion de l’information et des connaissances. Il coanime Binaire, blog de vulgarisation sur l’informatique et le numérique (sur lemonde.fr).
- Khalil Jouini est manager chez Sopra Steria NEXT dans l’entité développement durable et responsabilité des organisations. Il a la charge de l’offre territoire durable notamment. Diplômé de la Sorbonne Paris IV et de l’ENS Cachan en sciences humaines et sociales, il a travaillé sur plusieurs sujets dont l’analyse des organisations décentralisées et l’utilisation de la technologie de type blockchain.