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18.06.2024
Pourquoi la cause palestinienne mobilise-t-elle autant la jeunesse française (et ce depuis 50 ans) ?
Des expéditions napoléoniennes au retour de l'antisémitisme dans les années 1980 en passant par les mouvements anti-impérialistes post-décolonisation et la lutte pour les droits des travailleurs immigrés… Pourquoi la France s'intéresse-t-elle autant au Proche-Orient ? L'analyse de Thomas Maineult, doctorant au Centre d'histoire de Sciences Po, spécialiste de l'histoire du Moyen-Orient, initialement publiée par notre partenaire The Conversation.
Depuis le 7 octobre 2023, plusieurs manifestations de soutien aux Palestiniens de Gaza se sont déroulées à Paris et dans de nombreuses villes de France, réunissant à chaque fois plusieurs milliers de personnes. Au printemps 2024, des établissements universitaires comme Sciences Po ont vu leurs locaux bloqués pendant quelques heures par des étudiants manifestant contre un « génocide » en cours à Gaza.
Outre le drapeau palestinien et le keffieh, les manifestants ont également arboré des mains rouges qui ont suscité des réactions d’indignation car elles ont été comprises en référence au meurtre de deux soldats israéliens par des Palestiniens pendant la seconde Intifada.
Ces manifestations de soutien à la cause palestinienne ne sont pas inédites en France et apparaissent à chaque poussée de violence au Proche-Orient. Leur histoire remonte à la guerre des Six Jours en juin 1967 qui voit l’apparition lente et progressive des Palestiniens en tant que peuple dans le discours médiatique et politique français.
Une France fascinée par la Palestine
À l’époque contemporaine, le Proche-Orient en général et la Palestine en particulier ont fasciné la France. Depuis l’expédition d’Égypte de Napoléon Bonaparte en 1798-1799, le Levant, dont la Palestine, a suscité l’intérêt des politiques, des militaires et des diplomates pour plusieurs raisons.
Outre l’intérêt stratégique que représente la région, la présence des lieux saints a guidé la politique étrangère de la France. La référence à la Terre sainte se traduit par une politique de protection des chrétiens d’Orient, notamment sous Napoléon III après les massacres de 1860 qui amènent la France à intervenir.
Avec la fin de la Première Guerre mondiale et le démantèlement de l’Empire ottoman, la Société des Nations donne à la France mandat sur la Syrie et le Liban alors que la Palestine est confiée au Royaume-Uni.
La création de l’État d’Israël en 1948 amène la IVe République à nouer des liens diplomatiques très étroits avec le jeune État comme en témoigne quelques années plus tard le soutien du président du Conseil Guy Mollet à Israël lors de la crise de Suez en 1956.
Avec la présidence du général de Gaulle, un rééquilibrage s’opère en faveur des pays arabes et des Palestiniens, en particulier à partir de 1967.
La cause palestinienne, une lutte anticoloniale
Dans les années qui suivent, un sentiment pro-arabe devient de plus en plus perceptible au sein d’une fraction du monde gaulliste, dans différents groupes de chrétiens de gauche et au sein des partis de gauche comme le PSU de Michel Rocard, ou au sein du PCF, traditionnellement enclin à soutenir les mouvements anti-impérialistes. Cela s’explique par plusieurs facteurs. Quelques années après la fin de la guerre d’Algérie, il s’agit pour la France de renouer des relations cordiales avec les États arabes pour qui la France est perçue comme la puissance coloniale vaincue.
À côté de ces considérations diplomatiques, la guerre d’Algérie a marqué plusieurs générations de militants pour qui la lutte pour l’indépendance de l’Algérie a été un premier engagement politique, voire un second après un engagement dans la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. Très épris d’anticolonialisme, ils vont lire la cause palestinienne comme une lutte anticoloniale qui s’inscrit donc dans la continuité de leur combat.
C’est le cas pour les militants proches du journal Témoignage chrétien ou du Parti socialiste unifié (PSU) comme le journaliste Claude Bourdet.
La résistance palestinienne est alors mise en avant comme un modèle de lutte contre la colonisation, contre l’impérialisme – Israël étant considéré par les mouvements de gauche et d’extrême gauche d’inspiration marxiste comme la tête de pont de l’impérialisme américain au Moyen-Orient –, et pour la défense des peuples opprimés du Tiers-Monde. À cette tendance qui infuse aussi dans les mouvements d’extrême gauche des années 68 en France, s’ajoute un discours chrétien sur le martyre dont souffriraient les Palestiniens.
Ce « martyre » est assimilé à la passion du Christ qui s’est déroulée sur cette même Terre sainte. Le rapprochement entre christianisme et islam s’est aussi fait à travers la figure de l’orientaliste Louis Massignon, catholique fervent, qui a embrassé la religion musulmane.
Un soutien qui s’installe chez les travailleurs
Au cours des années 1970, des militants et travailleurs originaires d’Afrique du Nord, liés à l’extrême gauche maoïste, intègrent le discours de soutien à la révolution palestinienne à leurs revendications pour des meilleures conditions de travail sur le sol français. C’est ainsi qu’est créé le Mouvement des travailleurs arabes (MTA) qui s’autonomise progressivement des mouvements d’extrême gauche.
Issu des Comités de soutien à la révolution palestinienne aussi appelés Comités Palestine, le MTA et ses militants comme Saïd Bouziri défendent les droits des travailleurs immigrés, notamment sur la question de la carte de séjour. La cause palestinienne est intégrée à une lutte plus globale pour les droits des immigrés en France, et ce jusqu’à l’orée des années 1980 et la marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983.
À partir des années 1980, l’indignation suscitée par le sort des Palestiniens devient de plus en plus présente dans la jeunesse militante mais aussi au sein des partis de gauche qui ont désormais intégré l’idée d’une reconnaissance d’un État palestinien.
Une profonde mutation
En ce sens, le discours de François Mitterrand à la Knesset en mars 1982 marque l’aboutissement d’une profonde mutation dans l’appréhension du conflit par les socialistes français. L’image d’Israël se détériore auprès de l’opinion publique française, notamment avec le fait que les partis de gauche ne retrouvent plus leurs interlocuteurs habituels au pouvoir en Israël comme le parti travailliste israélien pour les socialistes français, du fait de l’arrivée au pouvoir du Likoud (droite israélienne) à partir de 1977.
Les massacres de milliers de Palestiniens dans les camps de réfugiés de Sabra et Chatila au Liban en septembre 1982 par les milices libanaises provoquent une vague d’empathie pour les Palestiniens. Le témoignage qu’en livre l’écrivain Jean Genet, grand ami des Palestiniens, est à cet égard saisissant.
Cette mutation a pu avoir des conséquences sur la perception dont les militants, en partie issus de la jeunesse, ont eu du conflit israélo-palestinien. Les nouvelles générations nées dans les années 1960-1970 ont une image de plus en plus dégradée de l’État d’Israël.
Le retour des discours antijuifs
La fin du XXe siècle est marquée par l’émergence de forces islamistes au Moyen-Orient après la révolution iranienne de 1979, telles que le Hezbollah fondé en 1982 et le Hamas en 1987. Ces groupes islamistes vont prendre en charge la question palestinienne qui a été délaissée par les puissances étatiques de la région (rappelons les accords de paix de Camp David entre l’Égypte et Israël signés en 1979).
Les attentats et les deux Intifadas vont venir percuter le processus de paix et l’antisionisme de ces groupes masque un antisémitisme qui connaît aussi un regain dans les pays européens. Cela ne signifie pas que l’antisionisme conduit nécessairement à l’antisémitisme mais les islamistes jouent de cette ambiguïté pour avancer un discours antijuif.
Les actes et discours antisémites réapparaissent de manière brutale à partir des années 1980 en France (qu’on songe aux attentats contre la synagogue de la rue Copernic en 1980 et de la rue des Rosiers en 1982). Le négationnisme de la Shoah prospère sur un discours antisémite et tente également de reprendre à son compte la défense des Palestiniens : c’est ce que fait le négationniste Robert Faurisson au micro d’Ivan Levaï sur Europe 1 en 1980.
Ces discours demeurent circonscrits à quelques cercles d’extrême droite. Mais avec la montée du Front national dans les années 1980, les discours racistes et antisémites retrouvent de la vigueur, et se traduisent aussi par des actes, comme la profanation du cimetière juif de Carpentras en 1990.
Une proximité avec la jeunesse occidentale
Le XXIe siècle avec la guerre contre le terrorisme d’Al-Qaïda et de Daech relègue la cause palestinienne au second plan. Les mobilisations sporadiques en faveur des Palestiniens se font au gré des soubresauts du Proche-Orient, comme à l’été 2014 où des slogans antisémites ont été prononcés.
Depuis octobre 2023, les manifestations sont plus régulières à mesure que le conflit dure et détruit Gaza. La jeunesse française est toujours mobilisée, comme cela s’est vu par le passé, pour défendre les Palestiniens. La proximité avec une population palestinienne jeune qui aspire au même avenir que la jeunesse occidentale est importante pour comprendre cet intérêt pour les Palestiniens.
Mais à la différence des années 1960-1970, des figures ayant un lien avec la région comme Rima Hassan apparaissent au premier plan. Les cortèges montrent également une présence féminine accrue. La vitesse des réseaux sociaux entraîne enfin une mobilisation plus rapide des militants de la cause palestinienne qui défendent aussi d’autres causes. On pense aux droits LGBT mais aussi à la Kanaky comme samedi 1er juin à Paris, ce qui suggère que l’effet « décolonial » est toujours très présent, montrant une forme de continuité avec les années 1960-1970 et témoignant d’une convergence des luttes.
Comme pour d’autres conflits par le passé comme la guerre du Vietnam, le conflit israélo-palestinien suscite un mouvement mondial de sympathie pour les Palestiniens, comme en témoignent les manifestations sur les campus américains. La mobilisation en France apparaît cependant moins radicale et moins violente, même si les dernières manifestations ont fait descendre environ 10 000 personnes dans les rues de Paris.
(crédits : Omer Yildiz / Unsplash)