La musique Gospel dans les Caraïbes françaises : une "fierté noire" inclusive

Auteur(s): 

Sébastien Fath, chargé de recherche au GSRL

Date de publication: 
Juin 2017

"Heureux comme Dieu aux Antilles" ? L'espace religieux des Caraïbes est marqué par des taux de pratique bien supérieurs à ceux de la métropole. Les Caribéens francophones prient, croient, vont volontiers à l'église. En matière de christianisme, le catholicisme est majoritaire, mais le protestantisme de type évangélique (accent sur la conversion et les associations militantes) est en croissance. Il y est surreprésenté par rapport à l'hexagone. On peut estimer les effectifs protestants aujourd'hui à 45.000 en Martinique et 70.000 en Guadeloupe. La quasi totalité de ces protestants sont de tendance évangélique, se partageant entre tendance piétiste-orthodoxe (valorisation de la normativité sociale de la Bible) et tendance charismatique-pentecôtiste (valorisation des miracles et du Saint-Esprit).                                                                      

Concurrence (religieuse) des Fiertés noires aux Antilles

Cette présence évangélique s'inscrit dans un champ marqué par le poids des relectures postcoloniales, et une concurrence des Fiertés noires. En effet, le Gospel francophone de Martinique et de Guadeloupe véhicule et révèle aujourd'hui, au cœur des sociétés caribéennes, une "fierté noire" spécifique. Aujourd'hui très populaire aux Antilles, porté par des figures de référence comme Jessica Dorsey, le Gospel s'appuie d'abord sur la base sociale du protestantisme évangélique francophone des Caraïbes, mais séduit aussi bien au-delà (milieux catholiques). Il mobilise sur un mode infrapolitique et revêt des significations collectives qui méritent l'attention. Ce Gospel caribéen (étudié dans Fath, 2016) exprime en effet une Black Pride en version francophone et chrétienne, qui s'inscrit en tension avec d'autres variantes. La Black Pride transnationale panafricaine et afrocentriste de type Cheikh Anta Diop n'est pas sans écho dans les Caraïbes. La veine revendicative issue des Black Panthers et de Nation of Islam rencontre également certains échos. Ces fiertés sont imprégnées de l'idée, héritée d'Elijah Muhammad (promoteur des Black Muslims) que l'islam est la véritable religion de l'homme noir, voire qu'elle serait même réservée aux Noirs. Le christianisme ? La religion des Blancs, celle des esclavagistes. On dispose d'indications suivant lesquelles en métropole, quelques milliers d'Antillais se convertiraient à l'islam chaque année. Leur démarche est avant tout spirituelle, non politique, comme le montre Agathe Chamou Larisse, auteur d'un mémoire de Master 2 (EHESS) sur le sujet (citée par Maïté Koda, 2013). Néanmoins, certaines mobilisations "dures" se cristallisent autour d'une Fierté noire islamique post-coloniale qui développe une rhétorique très critique vis-à-vis de l'Europe, de la métropole, de l'héritage chrétien.

Dieudonné n'en est pas le porte-parole, même s'il a cultivé, il y a quelques années, des relations tumultueuses avec les populations des Antilles. C'est plutôt du côté de Raphaël Confiant qu'il faut porter le regard pour mesurer ces logiques de mobilisation rhétorique. Longtemps chantre de la "créolisation", ce dernier s'est tourné vers une version Black Pride de l'islam. Intervenant dans le cadre du Centre Islamologique Africain Caribéen, il a durci son discours, sans que les grands médias (ni Wikipedia pour le moment...) semblent l'avoir noté. Suivant des propos rapportés par Camille Chauvet, militant du parti progressiste martiniquais, il aurait déclaré :
“j’ai quitté la Créolité depuis longtemps, ce club de gentils garçons bien élevés et respectables, pour rejoindre le camp de l’islam. Il y a un milliard de musulmans sur terre. Si les noiristes s’imaginent qu’ils pourront, dans un avenir proche ou lointain, instaurer un régime duvaliériste ou mobutiste en Martinique, ils se fourrent le doigt dans l’œil. Jamais les musulmans martiniquais, qui pour l’instant se gardent d’investir la scène publique, ne le permettront. Ja-mais ! “

Fierté noire caribéenne inclusive

Face à des Fiertés noires exclusivistes, portées par une conception suprémaciste et racisée d'un islam anticolonial, la Fierté noire de la musique Gospel martiniquaise et antillaise  partage des traits communs : elle valorise les identités noires, se joue des frontières, s'inscrit dans un scénario postcolonial. Mais elle se singularise cependant par son inclusivité, son accent sur la réconciliation, et même une certaine veine judéophile (force des références à Moïse, dans le Gospel).  Interviewée en 2014, Jessica Dorsey, figure de proue du Gospel venu des Antilles, déclare :
"Je suis la descendante d’esclaves comme bon nombre de mes congénères antillais, et je trouve dommage qu’il y ait trop souvent du négatif qui ressort des discussions sur le sujet, et cela est devenu un phénomène social dans le sens où les situations actuelles de nos territoires, trouvent trop souvent un prétexte lié à l’esclavage. (...) Je ne peux absolument pas développer une quelconque haine que certains entretiennent toujours."

Plutôt qu'une rhétorique du ressentiment, son répertoire, et celui de beaucoup d'autres chantres Gospel antillais, est axé sur le pardon, la réconciliation, en somme, ce que le christianisme appelle la Grâce (au cœur des textes du Gospel). Cette musique, qualifiée de "restaurative" (Fath, 2016) défend aussi une méta-ethnicité où ce n'est pas la couleur de peau qui compte, mais l'espérance partagée. Une ressource pour le "vivre-ensemble" ?

Références

Barka Mahmoud, "L'islam est un appel mondial que la Martinique doit recevoir", propos recueillis par Raphaël Confiant, site internet http://islamcaraibe.blogspot.fr/, posté le 19 août 2011.
Chauvet, Camille, "Raphaël Confiant fait l'apologie de l'islamiste radical 'Coulibaly'", site internet http://www.lenaif.net/?s=camille+chauvet, posté le 15 janvier 2017.
Fath, Sébastien,  Gospel et francophonie, une alliance sans frontière, Paris, ed. Empreintes, 2016 (230p).
Institut espagnol des Études Stratégiques : http://www.ieee.es/
Jeffers, Cliff, "Recent Work on Negritude", Journal of French and Francophone Philosophy, vol XXIV, n°2 (2016), p. 304-318.
Koda, Maïte, "Antillais convertis à l'islam : 'ce n'est pas une démarche militante', site internet http://la1ere.francetvinfo.fr/, posté le 10 janvier 2013.
Ponchelet, David, "Dieudonné et les Outre-mer : une histoire tumultueuse", site internet http://la1ere.francetvinfo.fr/, posté le 7 janvier 2014.
Zobeide, Serge, "La Caraïbe et l'Amérique latine soupçonnées d'alimenter le terrorisme islamique", site internet http://la1ere.francetvinfo.fr/, posté le 14 janvier 2017.

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