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30.09.2016

Transition énergétique : « il faut aller plus vite et plus loin »

La finance au service du climat, une douce utopie ? Pas vraiment selon Alain Grandjean et Mireille Martini. Dans leur ouvrage Financer la transition énergétique paru le 22 septembre dernier, ils montrent que la transition énergétique peut représenter une véritable opportunité pour le secteur financier, et constitue même le meilleur moyen de sortir de l’impasse économique et financière actuelle.

En octobre dernier, les étudiants de l’Executive Master Énergie, Environnement et Régulation ont eu la chance de débattre des questions du financement de la transition énergétique avec Mireille Martini. Entretien en avec les auteurs. 

Qu’est-ce qui vous a poussés à écrire ce livre ?

Mireille Martini : En vingt ans d’exercice dans les banques d’affaires, je n’avais jamais entendu parler du changement climatique. C’est problématique ! Le secteur financier doit s’approprier rapidement les enjeux et les opportunités de la transition, c’est une condition pour qu’elle se fasse. J’ai voulu écrire ce livre avant tout pour informer, pour transmettre en particulier aux financiers les connaissances sur la transition développées par Alain Grandjean au cours de ses quinze dernières années d’activité professionnelle. 
Alain Grandjean : En juin 2015, nous avons remis un rapport au Président de la République sur la mobilisation des financements pour le climat , dans le cadre de la COP 21. Lors de cette mission, nous avons constaté que les enjeux liés au changement climatique étaient encore mal compris par une grande partie du monde financier. Nous avons voulu écrire un livre afin que le monde de la finance et celui du climat comprennent mieux leurs enjeux et intérêts mutuels. 

Quels acteurs avez-vous rencontrés pour alimenter l’ouvrage ?

MM : À l’occasion des travaux de la mission présidentielle, nous avons rencontré environ 100 décideurs, français et internationaux, au sein des banques, des compagnies d’assurance, des fonds d’investissement, des entreprises, et bien sûr des services de l’État français. Nous avons aussi compilé les rapports des grandes organisations internationales qui travaillent sur la question climatique, le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) bien sûr, mais aussi le Programme environnemental des Nations Unies, la Banque Mondiale, etc.
AG : Nous sommes allés à la rencontre des leaders d’opinion sur le sujet climatique comme de spécialistes moins connus. Le changement climatique va nous obliger à faire des choix et il est important que ceux-ci se fassent de manière démocratique, dans le cadre de consultations et de discussions les plus larges possible. 

Quel est le spectre sociétal et géographique de vos analyses et de vos propositions ?

MM : D’un point de vue géographique, la question climatique ne connaît pas de frontières. Elle nécessite d’être appréhendée au niveau mondial, et c’est d’ailleurs le grand succès de l’Accord de Paris que d’avoir rassemblé près de 200 pays dans un cadre d’implémentation commun. 
AG : Nos analyses font une large place à la question des inégalités, qu’il s’agisse des inégalités Nord/Sud ou internes à un pays. La reprise de la croissance des inégalités dans le monde depuis 30 ans est un frein majeur à la transition et nous faisons des propositions qui permettent d’envisager l’inversion de cette tendance. 

Vous partez du constat que la financiarisation de l’économie a des impacts négatifs sur l’environnement. Pouvez-vous nous expliquer ce lien ? 

MM : Certains liens sont très directs. L’un des aspects de la financiarisation, dont on peut faire remonter l’origine à la rupture des accords de Bretton Woods en 1971, est l’apparition de produits dits « dérivés » sur le cours des matières premières. Les contrats financiers ayant pour sous-jacent le pétrole représentent plus de 40 fois les volumes physiques réels. La variabilité des cours est amplifiée par la financiarisation : elle nuit à la prise de décision et de risques à long terme. Or, la transition ne peut pas s’inscrire dans cette logique de court terme. 
AG : Il y a aussi des liens indirects. L’une des conséquences de la globalisation financière est la baisse des recettes fiscales des États. Or, pour faire face aux dommages climatiques, mais aussi pour impulser des politiques de transition, les États ont besoin d’argent ! Le secteur privé ne peut pas toujours se substituer aux acteurs publics. En cas d’inondation d’une zone côtière, par exemple, l’État est en première ligne. Le secteur financier lui-même pâtit d’une instabilité financière devenue excessive. 

Comment inverser la tendance ? La finance peut-elle servir la transition énergétique sans aggraver la situation économique actuelle ? 

MM : Je dirais non pas « servir » mais « se servir de la transition énergétique ». Les investisseurs institutionnels sont très touchés par la baisse des rendements des emprunts d’État. Ils sont à la recherche d’actifs longs et stables un peu mieux rémunérés : des actifs que justement les projets de la transition peuvent fournir. 
AG : La transition n’est pas un coût supplémentaire mais la réallocation de flux existants vers l’économie du futur. Aujourd’hui, une grande partie de l’économie est orientée vers le soutien à la consommation d’énergies fossiles. Des subventions, des modèles de développement urbain font la part belle à l’automobile, par exemple. Or ces anciens modèles sont à bout de souffle (comme nous bientôt, si nous n’agissons pas !). De nouvelles industries n’attendent que des capitaux pour se développer : de l’efficacité énergétique à la voiture 2 litres au 100, en passant par le stockage de l’électricité. L’agriculture est aussi le champ d’une possible et nécessaire révolution verte. Il s’agit donc de développement, pas de décroissance, et ce développement peut et doit être découplé de la croissance des émissions de CO2.

Qui peut impulser ces réformes ?

MM : La globalisation est une difficulté, car la finance et les entreprises opèrent désormais dans un champ mondial, et ce champ n’a pas de mode de régulation ou même de coopération transversale, qui permette d’adresser l’ensemble des enjeux du changement climatique. Le temps de coordination internationale est trop long. Mais la Chine, acteur majeur, pousse très activement pour une transition dont elle a besoin. Compte tenu de l’urgence, tous les leviers de décision doivent être impulsés ensemble.
AG : Les États sont appelés à jouer un rôle important, car eux seuls peuvent prendre les décisions réglementaires requises, en particulier sur le plan des normes. Mais les États, du moins les États démocratiques, représentent leurs citoyens. C’est pourquoi l’enjeu de la transition énergétique doit être communiqué et explicité, et c’est l’ambition de notre livre. 

Que pensez-vous des leviers monétaires et financiers déjà existants (obligations vertes, certificats d’économie d’énergie ?)

MM : Le développement très rapide de ces instruments est le signe que la transition est déjà engagée. Mais ce ne sont que des canaux. Globalement, les projets manquent au bout de la chaîne financière. Ce sera le cas tant qu’émettre du CO2 dans l’atmosphère ne coûtera rien. 
AG : Dans la situation d’excès de liquidité qui prévaut actuellement sur les marchés financiers, il y a un risque que n’importe quel nouveau produit devienne une bulle financière. Il ne faut pas seulement créer des produits financiers « verts », et il est aussi nécessaire de rendre les projets de la transition plus attractifs économiquement par des incitations règlementaires et fiscales, afin que ces outils financiers puissent s’orienter vers les bons projets. 

Quel bilan avez-vous tiré de la COP 21 ? Qu’attendez-vous de la COP 22 ?

MM : L’accord de Paris a enclenché une dynamique, celle de l’action concertée de tous les États signataires sur le climat. C’est fondamental. Mais cette dynamique peut être lente, et le climat, lui, n’attendra pas. La mesure-clé pour faire avancer les choses est la tarification du carbone.
AG : La COP 22 se tiendra à Marrakech en novembre. Le Maroc est l’un des pays du Sud qui a la possibilité de réussir très rapidement sa transition énergétique. Sans bien sûr renoncer aux efforts de décarbonation dans les autres pays, la COP 22 doit être l’occasion d’engager le Sud, et particulièrement l’Afrique, vers une décarbonation rapide de son développement. 

Pensez-vous que la lutte contre le changement climatique soit en bonne voie ?

MM : Malheureusement non. Notre livre est un message d’espoir, en même temps qu’un appel et une alerte. Les contributions individuelles des États rassemblées dans le cadre de la COP 21 nous mènent vers une augmentation de la température de 3 à 4 °C à la fin du siècle, alors qu’il faut impérativement limiter cette hausse à 2 °C, ainsi que l’a décidé l’accord de Paris. Il faut aller plus vite et plus loin, et c’est pourquoi l’orientation massive et rapide des flux financiers vers la transition est indispensable. 
AG : La lutte n’est pas gagnée, mais elle est en bonne voie. Globalement, l’industrie fossile est maintenant consciente qu’elle doit changer de modèle d’affaires. Les coalitions d’investisseurs qui exigent des cibles décarbonées pour leurs portefeuilles se multiplient. Il faut accélérer, expliquer, convaincre les décideurs et futurs décideurs, qui souvent ne sont tout simplement pas ou mal informés. La menace est là, mais les solutions aussi. C’est pourquoi tarder n’est ni raisonnable, ni justifié. 


1. Alain Grandjean, Mireille Martini, Financer la transition énergétique, Éditions de l’Atelier, 2016
2. Mobiliser les financements pour le climat, Rapport de la commission Pascal Canfin, alain Grandjean, juin 2015
 


Mireille Martini, diplômée de l’ESSEC, est spécialiste des financements internationaux. Successivement directeur de projets à la BERD (Londres) et à la Caisse des Dépôts et Consignations, elle a été rapporteur de la commission Canfin-Grandjean sur le financement de la transition énergétique.
Alain Grandjean est polytechnicien, économiste, fondateur et associé de Carbone 4, le premier cabinet de conseil spécialisé dans la stratégie carbone. Président du comité des experts du Débat national sur la transition énergétique (2013), membre du conseil scientifique de la Fondation Nicolas Hulot, il a coprésidé avec Pascal Canfin la Commission sur la mobilisation des financements pour le climat, dont le rapport a été remis au Président de la République en juin 2015.

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