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27.01.2025

À deux pas de Sciences Po : l’histoire des époux Jablonski, survivants d’Auschwitz

Sarah Gensburger, directrice de recherches CNRS au Centre de sociologie des organisations, est spécialiste des politiques mémorielles et des enjeux de transmission du passé. Également historienne de la Shoah, elle étudie la mise en œuvre des persécutions antisémites à Paris. Autrice, avec Isabelle Backouche et Eric Le Bourhis, de l'ouvrage Appartements témoins. La spoliation des locataires juifs à Paris, 1940-1946 (La Découverte, à paraître le 20 février 2025) ainsi que de l'album Images d’un pillage. Album de la spoliation des Juifs (Paris, 1940-1944) (Textuel, 2010).

En ce jour du 80e anniversaire dit « de la libération du camp d’Auschwitz », elle nous raconte l’histoire d’Ida et Gabriel Jablonski, habitants de la rue de l’Université, à deux pas de Sciences Po, et arrêtés en mai 1943. Et comment, survivants d’Auschwitz, ils ont fini par rentrer chez eux.


Ce 27 janvier 2025 est l’occasion de l’évocation publique du « retour des déportés » mais la question de quand et où l’on est considéré être retourné est rarement posée. Quand considère-t-on que la personne déportée est de retour ? Dès lors que les survivants ont retrouvé leur pays et si oui, lequel ? Celui dont ils sont nationaux ou celui où ils résidaient en 1933, au début de la guerre ou encore au moment où ils ont été arrêtés ? Où est-il attendu que les déportés reviennent : leur ville, leur quartier, leur rue, leur immeuble ou leur appartement ?

À Paris, où résidait la majorité des quelque 300 000 juifs qui vivaient en France en 1940, le retour des déportés constitue pourtant une histoire de proximité. Et les abords du campus de Sciences Po en ont été un des théâtres.

La déportation des époux Jablonski

Photographie d’Ida conservée sur le formulaire de sa demande de naturalisation (crédits : Archives Nationales)

En juin 1940, à l’arrivée des Allemands à Paris, Ida et Gabriel Jablonski tiennent une épicerie, la « Maison Jablon », au 40 rue de l’Université, à deux pas du numéro 13, entrée d’un des bâtiments du campus de Sciences Po. Leur commerce compte une arrière-boutique, composée d’une pièce, une cuisine et une salle de bains, et communique avec un petit logement de deux pièces, situé à l’entresol. Gabriel a 50 ans, Ida 41. Il est né en Russie, elle en Allemagne. Ils se sont mariés en 1920 à Berlin et n’ont pas d’enfants. Ils arrivent en France en 1923, à Paris. Ils s’installent dans le 7e arrondissement, au 25 rue de Lille, sans doute pour se rapprocher du jeune frère de Gabriel, Jacques, qui réside alors au 13 de la même rue. En 1934, arrivés au 40 rue de l’Université et devenus de respectables commerçants, ils déposent une demande de naturalisation. En vain.

À la déclaration de guerre, en 1939, les époux Jablonski sont toujours apatrides : de « nationalité indéterminée ». Gabriel, trop âgé pour le front, laisse son frère Jacques, âgé de 31 ans, s’engager seul dans l’armée française, comme volontaire étranger. Gabriel et sa femme restent au 40 rue de l’Université où ils habitent et travaillent. Ils assistent à la mise en place d’une législation antisémite par l’occupant allemand et l’État français : de la définition raciale de qui est « juif » à la lutte contre « l’influence juive » dans l’économie.

Photographie de Gabriel Jablonski conservée sur le formulaire de sa demande de naturalisation (crédits : Archives Nationales)

En juin 1941, ils se conforment à l’obligation pour les Juifs de se déclarer en tant que tels auprès du commissariat le plus proche, probablement celui situé à l’angle de la rue Perronet et de la rue Saint-Guillaume. En conséquence, ils entrent sous le coup des restrictions professionnelles. Ils doivent cesser leur activité d’épicier : les Juifs ont interdiction d’être en contact avec le public. En septembre 1941, la gestion de leur commerce est confiée à un administrateur provisoire. Ils y restent toutefois comme simples habitants. Les Allemands ayant décidé de ne pas créer de ghetto, ils ont autorisé les Juifs à conserver leur « habitation personnelle ». Il doit suffir au policier de s’y rendre pour les rafler. 

Mais, comme nombre de Juifs parisiens, les Jablonski n’attendent pas, sans bouger, qu’on vienne les arrêter. Ayant eu vent de la rafle en préparation dont la mise en œuvre repose sur des descentes policières aux adresses connues (aujourd’hui connue sous le nom de « rafle du Vel d’Hiv », des 16 et 17 juillet 1942), ils quittent leur domicile pour se réfugier à quelques centaines de mètres, au 7 rue du Dragon, côté 6e arrondissement, chez Nora, la sœur d’Ida.

Ils sont désormais recherchés par la police. En mai 1943, ils sont dénoncés, pour la deuxième fois, et arrêtés au 13 rue Bonaparte, juste à côté dans le quartier, alors qu’ils participent au repas de communion de la fille d’une ancienne employée. Transférés à Drancy, le camp de transit situé au nord de Paris, ils font partie des 1 200 hommes, femmes et enfants déportés à Auschwitz le 23 juin 1943 au sein du cinquante-cinquième convoi de déportation de Juifs depuis la France.

Rentrer chez soi dure huit mois

Liste de meubles pillés produite de mémoire après la guerre (crédits : AJ38/5916 )

À leur arrivée à Auschwitz, Gabriel et Ida ne sont pas sélectionnés pour l’extermination et entrent dans le camp, sous les matricules 126018 et 46632, puis sont séparés. Ils le resteront pour leurs retours qui passent d’abord par des internements successifs dans d’autres camps, aux termes des marches de la mort, avant un rapatriement en France, lui par le Sud, elle par le Nord.

Gabriel arrive, depuis Odessa, en bateau à Marseille le 9 avril 1945. Le 26, lui est remise une carte de rapatrié qui mentionne : « Jablon Gabriel – Venant D’Auschwitz – allant Paris 40 rue Université ». Ida, elle, quitte Auschwitz le 18 janvier. Au bout d’un long périple, elle n’est libérée, du camp de Malchow, que le 6 mai 1945. Elle arrive en France le 22 mai 1945, dans les actuels Hauts-de-France, à Hazebrouck. Elle rejoint Paris le 27. Elle y est accueillie boulevard Raspail, à l’Hôtel Lutetia, lieu de passage parisien des déportés à leur retour et y passe notamment une visite médicale. Elle ne se trouve qu’à quelques minutes de marche de chez elle. Y retourne-t-elle directement ? Ou sait-elle déjà que son appartement est habité ?

Gabriel et Ida trouvent, en effet, leur épicerie et leur logement occupés et, pour ce dernier, vide de tous meubles et objets. Le 20 juillet 1944, leur fonds de commerce et leur bail ont été cédés par l’administrateur provisoire à un acheteur non-juif – il s’agissait d’« aryaniser » l’économie. En août suivant, les meubles de leur « habitation personnelle » ont été pris par le service allemand en charge de l’Opération Meubles, vaste pillage qui a conduit au déménagement de près de 40 000 appartements de familles juives à Paris de 1943 à 1944.

Photographie d’Ida Jablonski prise après-guerre (crédits : SHD AC21 P 574964)

Revenus d’Auschwitz, Gabriel et Ida ne peuvent rentrer chez eux. Ils s’installent de nouveau chez la sœur d’Ida, qui semble avoir pu conserver son logement, au 7 rue du Dragon. Dépossédés de tout, ils luttent pour réintégrer leur lieu de vie et de travail ce que leur permettent les ordonnances des 14 novembre 1944 et 21 avril 1945, aux termes desquelles les privations de propriété du fait de la législation antisémite, désignées désormais du terme de « spoliations », doivent être considérées comme nulles. Un retour à la situation antérieure est de droit pour les Juifs spoliés de leurs commerces, entreprises et autres propriétés. Les Jablonski habitent un logement lié à leur boutique et un bail professionnel. Leur situation relève bien d’une spoliation de propriété : ils ont la loi pour eux. 

Mais cela ne suffit pas. Ida et Gabriel doivent saisir le tribunal civil de la Seine, en procédure de référé, pour faire valoir leurs droits. Par une ordonnance du 26 juillet 1945, celui-ci ordonne la réintégration des Jablonski dans leur commerce et dans le logement attenant. Ce n’est toutefois que le 1er octobre 1945 que la décision de justice est exécutée et qu’Ida et Gabriel peuvent être de retour chez eux. Entre-temps, l’occupant des lieux a pris la fuite et ne remboursera jamais les profits faits sur les stocks et la trésorerie laissés à leur départ par les fondateurs de la « Maison Jablon ». 

Pour les époux Jablonski, ce retour chez eux va de pair avec une nouvelle demande de naturalisation déposée dès octobre 1945. Dans la « déclaration des postulants » conservée dans leur dossier, on peut lire : « En France depuis de nombreuses années et français de cœur, nos relations ne s’étendant pas au-delà des limites de cette France hospitalière, nous sollicitons la faveur de devenir français par naturalisation afin de mieux servir ce pays que nous considérons depuis notre arrivée comme notre seconde patrie ». Le 22 novembre 1945, l’administration rend un avis motivé et précise que les Jablonski sont « très honorablement connus dans le quartier ». Ida et Gabriel deviennent français par décret le 16 juillet 1947, date anniversaire de la rafle qui les avait conduits à fuir leur domicile, du 40 rue de l’Université, seulement cinq ans plus tôt.

Le retour des déportés : une histoire parisienne 

Mari et femme, revenus tous deux d’Auschwitz, chose infiniment rare, Gabriel et Ida semblent ne jamais avoir raconté publiquement leur déportation. Alors que de nombreuses collections de témoignages ont été constituées depuis le retour des survivants en 1945, je n’ai trouvé leurs voix dans aucune d’entre elles.

Et ici, dans le quartier – dont je retrace depuis deux ans le quotidien de 1939 à 1946 – qui connaît aujourd’hui l’histoire d’Ida et Gabriel ? Qui imagine même qu’il y a eu des déportés depuis ce quartier économiquement privilégié, au sujet duquel les représentations véhiculent l’idée, fausse – je l’ai compris au fil de l’enquête –, que peu de Juifs y résidaient et que leur bourgeoisie, supposée, les aurait protégés ?

Le campus de Sciences Po est entouré de plaques commémoratives. Certaines rappellent le souvenir de héros et d'héroïnes de la Seconde Guerre mondiale. Sur la façade du 16 rue de l’Université, hommage est rendu à Bertie Albrecht, résistante exécutée en 1943. D’autres, plus nombreuses, signalent des figures de l’histoire politique ou littéraire qui ont habité le quartier. Au 23 rue de l’Université, il est dit, par exemple, qu’Alexandre Dumas, « auteur dramatique et romancier », a vécu dans cet immeuble.

Juste en face, pourtant, rien n’indique que le 40 rue de l’Université a bien été le théâtre de la persécution des Juifs et le lieu définitif, mais non sans heurts, du retour chez eux des survivants d’Auschwitz que sont Ida et Gabriel Jablonski. Mais tous les survivants ne sont pas parvenus à réintégrer leurs appartements, loin de là. Pour elles et eux, le « retour » n’en sera pas un. Mais c’est une autre histoire.

Sources :

Archives de Paris : 47W9, 1516 ; 3594W 354 ; D2M8 859 / Archives Nationales : 19770895/165 ; F9 5702 ; F9 5615 ; AJ38/3110 ; AJ38/5916 / Mémorial de la Shoah : Fichier Epstein / Service Historique de la Défense-DAVCC : 27P 302 ; AC21 P 574964 ; AC21 P 574962 ; Mémorial de la Shoah-Fonds UEVACJEA. Merci à Alexandre Doulut pour son aide.

Légende de l'image de couverture : Vue de la rue de l’Université depuis la rue des Saints-Pères (crédits : Nobécourt, 1942-1944, Archives de Paris)