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02.06.2022
Agatha Gorski : "Aujourd'hui, la culture, l'histoire et l'identité ukrainiennes risquent d'être détruites"
Étudiante ukrainienne, Agatha Gorski termine actuellement sa troisième année à Sciences Po et poursuivra ses études au sein du Master Journalism & International Affairs en septembre prochain, avec une spécialisation en développement international. Tr ès engagée pour son pays, elle est co-fondatrice du Shadows Project, une initiative culturelle permettant aux jeunes Ukrainiens d'interagir avec leur culture et leur histoire. Nous l'avons rencontrée pour discuter de son parcours et de Skrynia, le programme ukrainien de protection du patrimoine culturel auquel elle participe.
Vous êtes Ukrainienne et actuellement étudiante en troisième année à Sciences Po. Pouvez-vous nous raconter votre parcours jusqu'à aujourd'hui ?
Je suis Ukrainienne et cela est l'aspect le plus déterminant de mon parcours. L'Ukraine est un pays qui n'a que 30 ans (officiellement) et qui est donc toujours dans le processus de construction de sa nation. Grandir en Ukraine a signifié vivre dans un pays rencontrant de nombreux problèmes comme la corruption, la pauvreté, l'instabilité politique et plus tard la guerre, mais en même temps un pays avec des ambitions incroyables et des tendances progressistes.
En grandissant, j'ai été témoin de deux révolutions - la “Révolution orange” en 2005 et la “Révolution de la dignité” en 2014. Nous avons tous ressenti un désir de changement et étions même prêts à payer un lourd tribut pour cela. Mais même après la deuxième révolution, il semblait toujours y avoir un manque de résultats de la part des dirigeants de notre pays.
À l'époque, je travaillais sur deux projets sociaux à Kyiv. Le premier consistait à travailler avec des enfants ayant perdu leur père pendant la guerre, dont certains s’étaient échappés de zones de guerre active. Puis j'ai également travaillé comme bénévole à Djerela – un centre pour personnes handicapées mentales. Le centre était sous-financé et dépendait largement des subventions et des dons.
J’ai alors commencé à m’interroger - comment puis-je contribuer à créer un changement social significatif en Ukraine ? C'est la première interrogation qui m'a amenée à Sciences Po.
J'ai aussi développé un amour très fort pour mon pays au travers de mon propre processus de construction identitaire. Je suis née en Californie, d'un père russe et d'une mère ukrainienne. J'ai grandi à Kyiv, étudié dans une école internationale et je parlais russe à la maison car mon père n'a jamais appris l'ukrainien. J'ai toujours été intriguée par mon identité. Étais-je Ukrainienne ?
Pour de nombreux jeunes Ukrainiens, comme moi, la révolution de 2014 a été un moment d'éveil. C'était une manifestation physique de notre patriotisme et une déclaration d'amour pour notre pays. Nous avons dit à la Russie et au monde qu'il existe une identité ukrainienne unique. Mais après cela, il y a eu un manque de compréhension de ce qu'il fallait faire de cette déclaration audacieuse. Nous avions tous encore cette énergie et cette passion en nous, car notre existence était encore contestée par la Russie. Mais nous ne savions plus où le canaliser. Il n'y avait pas de plate-forme physique.
Je cherchais moi-même à comprendre où je devais aller et ce que je devais faire pour contribuer à façonner l'Ukraine d’aujourd'hui. Comment avoir mon mot à dire dans la discussion et la prise de décision ? C'est la deuxième interrogation qui m'a amenée jusqu’à Sciences Po.
Pouvez-vous présenter Skrynia, le programme ukrainien de protection du patrimoine culturel auquel vous participez ? Quels sont vos missions au sein du projet ?
Le 24 février, la Russie a lancé une guerre brutale et non provoquée contre l'Ukraine. Depuis le début de l'invasion, les bombes russes n'ont épargné personne - notre patrimoine culturel et nos musées ont également été la cible des attaques. Au cours des quatre premiers jours de l'invasion, les forces russes ont pris pour cible le Musée d'histoire locale d'Ivankiv et sa vaste collection d'art populaire ukrainien. Quelques jours plus tard, le Babyn Yar Holocaust Memorial Center a été endommagé. Les soldats russes ont également attaqué le Musée de Popov Manor House à Vasylivka. Ce ne sont là que quelques exemples des premières semaines de la guerre. Depuis lors, les sites du patrimoine culturel ukrainien ont continué d'être systématiquement détruits. Avec le Shadows Project (eng.), nous croyons au lien intime entre un patrimoine culturel florissant et un État fort et souverain. Tout comme y croient les Russes. Le Kremlin est lui aussi conscient que détruire la culture d'une nation est une étape cruciale de la destruction de son peuple. C'est pourquoi la protection de notre patrimoine culturel est un élément clé de la protection de l'État ukrainien. En réponse à cela, nous avons lancé deux initiatives.
Le projet Skrynia a été lancé pour apporter un soutien direct aux musées et aux institutions culturelles ukrainiens, en leur fournissant le matériel nécessaire afin que notre art, nos artefacts et notre patrimoine culturel puissent rester intacts tout au long de la guerre. Nous avons développé cette initiative au début de la guerre. Nous étions en Pologne, en train d'aider à envoyer de l'aide humanitaire en Ukraine et nous avons constaté que les musées avaient désespérément besoin de fonds qu'ils ne recevaient pas. Notre initiative est partie de là.
"Skrynia" signifie "coffre" en ukrainien mais c'est aussi le nom d'un magazine littéraire et artistique dissident clandestin édité à Lviv en 1971. Notre culture était alors attaquée et forcée de n'exister que dans l'ombre. Des décennies plus tard, nous nous battons toujours, mais refusons cette fois d'exister dans l'ombre. Nous avons choisi le nom Skrynia en hommage à nos leaders culturels qui se sont battus avant nous et dans l'espoir que nous puissions conserver notre art, nos artefacts et nos archives dans des coffres sûrs pour être protégés à jamais.
Nous fournissons aux musées et aux galeries une plate-forme où ils peuvent communiquer leurs besoins tandis que les donateurs auront également la possibilité de faire un don que Skrynia affectera à l'achat d'équipement. Habituellement, les musées ont besoin de matériaux utilisés pour emballer, entreposer et transporter en toute sécurité nos œuvres d'art. Cela peut inclure des éléments tels que des matériaux d'emballage et des matériaux ignifugés pour un stockage sécurisé. MFA Boston, The Hoover Institute, MOCA (USA) et d'autres donateurs ont été parmi nos partenaires. Nous continuons à contacter universités, musées, écoles d'art... et espérons apporter une aide essentielle à des dizaines d'institutions à travers l'Ukraine.
Après avoir co-développé ce projet, je suis actuellement en train de développer un nouveau projet à grande échelle appelé "L'encyclopédie ukrainienne", qui est un site Web culturel ukrainien numérique où des dizaines de musées, activistes, historiens et travailleurs culturels ukrainiens partagent des parties uniques de notre culture et de notre histoire. Il s'agit d'une archive numérique interactive de la culture ukrainienne qui servira de principal organe d'informations crédibles sur notre pays. Il vise également à connecter et à encourager la communauté culturelle à travailler ensemble pour créer un lieu où les gens peuvent en apprendre davantage sur notre culture unique grâce à un contenu intéressant et interactif.
En quoi votre formation à Sciences Po vous aide-t-elle à monter des projets ou à participer à des initiatives très engageantes comme celle-ci ?
J'apprécie particulièrement la formation que j'ai reçue à Sciences Po pour plusieurs raisons. Premièrement, pour son ouverture à différentes perspectives et son intention de mettre en avant des récits très différents et précieux. Par exemple, le cours d'Histoire des empires m'a vraiment ouvert les yeux sur une nouvelle dimension de la façon dont nous percevons l'Histoire - en particulier dans le cas de mon propre pays. Même aujourd'hui, je ne suis pas toujours consciente de la présence durable de l'impérialisme russe en Ukraine parce que nous n'avons que récemment commencé à remettre en question sa validité. Déconstruire la réalité que je considérais comme "normale" et la regarder d'un autre point de vue m'a rendue plus passionnée pour m'aider à mettre en lumière la véritable identité de l'Ukraine et en apprendre davantage sur des aspects qui m'étaient - et qui me sont encore - parfois méconnus.
De plus, être dans une classe avec des personnes du monde entier m'a vraiment aidée à regarder la planète sous un jour nouveau. Vivant dans l'ouest, je pense que nous oublions parfois que différentes sociétés ont des valeurs et des systèmes de croyance différents. Sciences Po m'a appris l'importance d'être ouverte à d'autres expériences car en politique, on est forcément au contact de personnes extrêmement différentes et d'enjeux multidimensionnels. L'ouverture d'esprit est le plus beau des cadeaux et mes cours ont vraiment cultivé cela en moi.
Au-delà des supports de cours eux-mêmes, j'apprécie l'approche pédagogique de Sciences Po. Je suis une personne très pratique. Je cherche toujours à ce que le travail que je fais ait un but. Une grande partie des missions et travaux que je réalise à Sciences Po me servent dans mon travail. Par exemple, l'année dernière, dans mon cours d'Histoire des récits, mon projet multimédia final était un site Web d'histoire interactif et immersif, que j'ai conçu et créé moi-même. C'est exactement ce que je fais au Shadows Project aujourd'hui et pour moi cela est très utile !
Très concrètement, comment pouvons-nous aider le programme Skrynia et le Shadows Project ?
De deux façons. Tous nos projets sont ambitieux et leur maintien nécessite des fonds et une exposition. Actuellement, nous sommes une équipe de 17 bénévoles. Tous nos projets sont gérés sur une base volontaire et nous avons besoin d'aide pour contribuer à financer nos objectifs. Skrynia travaille sur un réseau de volontaires prêts à transporter les articles en Ukraine gratuitement et en toute sécurité. Nous stockons ensuite les arts et les artefacts avec l'équipement nécessaire sur les sites du musée eux-mêmes. Cependant, nous nous développons rapidement et nous devrons bientôt trouver des emplacements de stockage plus grands et louer des services de transport. Il en va de même pour l'Encyclopédie qui a besoin de fonds pour pouvoir donner vie à la vision ambitieuse d'un site web avec des podcasts, des vidéos et d'autres éléments interactifs que nous graverons sur papier.
Tout aussi important, nous avons également besoin de faire connaître et de promouvoir nos efforts. Aujourd'hui, l'existence de la culture, de l'histoire et de l'identité ukrainienne risque d'être détruite par la Russie. Nous avons besoin que le reste du monde ait connaissance de ce que nous faisons, et pourquoi nous le faisons, afin de soutenir l'existence et l'avenir de notre pays.
Propos recueillis par l'équipe éditoriale de Sciences Po
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