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27.08.2020

“Apprendre le droit sans le sacraliser”

Doyen délégué de l’École de droit depuis un an, Sébastien Pimont prend à la rentrée de septembre 2020 la succession de Christophe Jamin en tant que doyen. Une relève préparée de longue date, et qui intervient dans un contexte pédagogique inédit. Pas de quoi effrayer ce Professeur des universités qui y voit l’opportunité de poursuivre la réinvention pédagogique permanente, marque de fabrique de l’École de droit. Entretien.

Vous enseignez à Sciences Po depuis de longues années. Quel est votre parcours professionnel et académique ? 

Sébastien Pimont : Je suis un pur produit de la formation universitaire en droit ! Civiliste de formation, j’étudie notamment le droit des contrats, mais je m’intéresse aussi à la philosophie du droit, à sa théorie. J’enseignais déjà au Collège universitaire de Sciences Po lorsque j’ai rejoint la faculté permanente en 2015. Aujourd’hui, j’enseigne le droit des contrats, l’épistémologie du droit et un cours d’introduction au droit. J’ai par ailleurs exercé les fonctions de directeur du département de droit de Sciences Po ainsi que celle de directeur du centre de recherche de l’École de droit. Tout cela constitue un engagement de plusieurs années dans l’institution, qui m’a permis de rencontrer énormément de personnes, et m’a aidé à m’acclimater progressivement.

Comment devient-on Doyen de l’École de droit ? 

S. P. : Il faut être nommé par le directeur de Sciences Po, sur proposition d’une commission, comme le prévoient les statuts de l’École. Au-delà de cet aspect formel - nous sommes bien dans une école de juristes - il faut avoir la confiance de la faculté permanente. Après que mes collègues m’ont élu, j’ai pu exercer pendant un an le rôle de doyen délégué aux côtés de Christophe Jamin, et ainsi prendre peu à peu la mesure du poste. La période du confinement, en exigeant de résoudre énormément de problèmes très concrets, m’a aussi donné l’opportunité de me plonger dans les enjeux opérationnels de cette fonction. 

En quoi consiste cette fonction de doyen ? Quelles sont les qualités nécessaires pour réussir ?

S. P. : Ce poste nécessite de maintenir une discussion permanente avec des interlocuteurs très différents, à commencer par les milieux professionnels - des avocats, des ONG, des institutions publiques, des entreprises, des associations, etc - mais aussi, au sein de Sciences Po, avec la direction générale, la direction de la Formation et les autres doyens. La porte du doyen doit toujours rester ouverte pour les étudiants, avec qui il faut instaurer un lien de confiance et d’écoute. Et le dialogue demeure constant avec les équipes de l’École de droit qui s’investissent sans relâche, et tous les enseignants de l’École, permanents comme vacataires. C’est cela, le rôle du doyen : savoir parler à toutes ces personnes et travailler autour d’un projet pédagogique et intellectuel, particulièrement original à l’École de droit. Il faut le défendre, lui donner chair, et savoir le faire évoluer.  

Comment définiriez-vous l’originalité de ce projet pédagogique ? 

S. P. : Il repose sur deux affirmations importantes et simples. D’abord, nous devons former des juristes de très haut niveau capables de s’adapter à un environnement que l’on sait changeant. Ensuite, l’École accueille des étudiants sans exiger de pré-requis juridiques, et les forme comme juristes, en deux ans. Le modèle pédagogique que nous mettons en œuvre pour y réussir est fondé sur l’interactivité, le dialogue, la résolution de cas, de problèmes concrets, en petits groupes. Cela confère aux étudiants une capacité d'initiative, une capacité stratégique qui en fait des profils particuliers. 

La formation accorde une très large place à la pratique, notamment grâce au programme Clinique qui confronte les étudiants à des problématiques du monde réel (ndlr : voir reportage ci-dessous). Une grande majorité de nos étudiants fait aussi une année de césure entre la première et la deuxième année : ils en reviennent transformés, ils ont vu la différence entre le droit “dans les livres” et le droit “dans la vraie vie”. Enfin, l’internationalisation, avec 30 % d’étudiants étrangers et près de 25 professeurs invités, contribue à préparer nos étudiants à travailler dans un univers global.

Tout cela était un véritable pari au départ. Il a fallu le défendre, et aujourd’hui les résultats sont là, dans la remarquable insertion professionnelle de nos diplômés et leur réussite aux différents concours et examens juridiques. 

Quelles évolutions voyez-vous se dégager pour l’avenir ? 

S. P. : Nous rencontrons les mêmes défis que toutes les facultés et les lieux où l’on enseigne le droit. L’évolution de l’intelligence artificielle, de la justice prédictive, interroge la pédagogie elle-même : qu’apprendre à des juristes qui travailleront dans un environnement aussi évolutif ? Mais cela pose aussi une question philosophique sur la justice : est-elle calculable ? Il nous faut suivre également une autre tendance : l’émergence de la justice climatique, qui devient une thématique très importante, notamment pour nos étudiants. 

J’aimerais enfin aller encore plus loin dans l’accompagnement des diplômés au-delà de l’École, dans l’animation de cette communauté d’alumni.

De quoi rêvent vos étudiants quand ils arrivent à l’École de droit ? 

S. P. : Certains savent clairement ce qu’ils veulent faire, dès leur arrivée : intégrer un cabinet d’avocats, devenir magistrat, etc. D’autres arrivent avec une soif de justice dans un monde qui la malmène un peu. Ils ont envie de mobiliser l’arme du droit pour changer le monde. Pour tous les étudiants, notre mission est double. Nous devons leur donner un équipement technique : leur apprendre à parler le langage du droit, à le stratégiser au service de ce qu’ils veulent. Et nous devons aussi leur apprendre à ne pas être dupes de ce langage. Le droit n’est pas une technique ni un instrument aveugle, neutre. Cette relation dialectique est au cœur de la formation que nous donnons à nos juristes : l’idée que l’élément technique, un peu dogmatique, ne doit pas occulter l’élément politique…

Le droit n’a pas besoin de “D” majuscule...  on voit clairement la proximité intellectuelle avec Christophe Jamin, le fondateur de l’école à qui vous succédez. Qu’allez-vous faire de cet héritage ? 

S. P. : C’est pour Christophe Jamin que j’ai rejoint l’École de droit de Sciences Po ! Je partage sa vision du droit, ses idées m’ont nourri intellectuellement. C’est un immense professeur : il m’a donné une certaine conception de ce que signifie enseigner le droit aujourd’hui. Avec l’École de droit, il a totalement innové sur la pédagogie. Il s’est inspiré de ce qui se faisait aux États-Unis, mais qui n’intéressait pas en France à l’époque. Le lien entre la théorie et la pratique dans l’enseignement du droit, cela n’avait rien d’évident. Pour les universitaires de ma génération, il incarne quelque chose d’important ! 

La rentrée universitaire s’annonce inédite à double titre : ce sera votre première en tant que doyen, et les étudiants vont suivre un semestre d’un genre nouveau, entre cours en ligne et en présentiel. Comment l’abordez-vous ? 

S. P. : J’envisage la rentrée avec beaucoup d’enthousiasme ! Grâce à l’incroyable énergie déployée par les enseignants et l’équipe pédagogique, ce qui va être proposé aux étudiants est d’une grande qualité. Nous allons transformer les contraintes du moment en forces. Heureusement, nous sommes habitués à innover sur la pédagogie : la classe inversée, on la pratique depuis longtemps déjà ! La transition n’a donc rien d’une révolution. Nous avons repensé tous les mécanismes qui nous permettront de suivre de près les étudiants. 

Ce qui est formidable à l’École de droit, c’est l’envie permanente de se réinventer. Au-delà de la pédagogie, la crise a enclenché une profonde réflexion dans nos programmes de recherche : c’est très stimulant. Plus que jamais, elle nous pousse à renforcer le dialogue avec les autres disciplines, les autres Écoles. Le juriste ne doit pas s’enfermer dans sa tour d’ivoire : nous essayons de maintenir une tension critique permanente, de désacraliser le discours des juristes. L’ouverture aux autres sciences sociales, mais aussi aux humanités, est essentielle pour y arriver. 

Propos recueillis par l’équipe éditoriale de Sciences Po

Biographie

Sébastien Pimont est professeur des Universités, directeur du centre de recherche de l’École de droit depuis 2018. Il est devenu doyen délégué de l’École de droit en 2019, et assurera le rôle de Doyen à partir de septembre 2020. Il a soutenu une thèse sur L’économie du contrat (dir. Jean Beauchard, P.U.A.M. 2004). Ancien doyen de la faculté de droit de l’Université de Savoie, il est cofondateur de la revue Jurisprudence-Revue critique et également co-responsable de la chronique des ouvrages généraux à la Revue Trimestrielle de droit civil. Ses centres d’intérêts sont le droit des obligations, la philosophie du droit ainsi que les questions relatives à l’enseignement du droit.

Il a récemment publié avec V. Forray un ouvrage intitulé Décrire le droit … et le transformer. Essai sur la décriture du droit, Dalloz, coll. Méthode du droit, 2017.

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Légende de l'image de couverture : @Thomas Arrivé/Sciences Po