Accueil>Assassinats ciblés : "Messieurs les Français, tirez les derniers !"
16.01.2017
Assassinats ciblés : "Messieurs les Français, tirez les derniers !"
La France – en l’occurrence son exécutif secondé par certains de ses militaires et de ses agents du renseignement – a établi une liste de noms de personnes, des Français notamment, dont les jours sont comptés. Ces personnes devraient être tuées au nom du danger sécuritaire qu’elles représentent pour la vie d’autres Français. Elles se trouvent au Proche-Orient, notamment en Syrie.
Si la France était toujours en guerre, en situation de conflit international clairement défini dans les lieux où ces opérations se déroulent, la question de leur légitimité, de leur légalité et de leur opportunité politique ne se poserait pas. Mais si cette question est embarrassante, c’est parce que nous sortons du simple cas d’une guerre où, dans un combat, un soldat peut en tuer un autre sans que cela ne constitue un crime. Tel n’est pas ici le cas.
C’est une question à la fois politique et juridique. Peut-on surveiller, identifier, viser et finalement tuer des personnes – françaises ou non – à l’étranger en étant aux marges du droit sinon en le violant ?
La routine, dans d’autres démocraties
Cette révélation n’est pas nouvelle : dès le mois d’octobre 2015, un débat avait eu lieu sur ce sujet. En réalité, c’est le détail des opérations rapportées qui l’est. Interrogé lors d’un déplacement en Jordanie sur légalité et la légitimité de ces mesures, le premier ministre de l’époque, Manuel Valls, avait déclaré, en coup de vent, (il sortait d’un Rafale où il s’était installé), qu’il n’y avait pas lieu de poser des questions qui « compliquent les choses. » Les attentats du Bataclan qui ont suivi une première opération de ciblage de djihadistes en Syrie ont fini par enterrer le débat : la question était, en effet, aux yeux de très nombreux Français, vraiment un « détail ».
S’il était déjà désinvolte et absurde de faire preuve de tant de suffisance, c’est encore plus le cas, aujourd’hui, où l’on découvre que ces tirs n’étaient pas isolés, mais font partie d’une nouvelle stratégie de défense.
Pour mieux comprendre ce phénomène, il faut tout d’abord noter que cette pratique, si elle est nouvelle en France, est devenue la routine dans d’autres démocraties occidentales.
Contagion et Volte-face dans les démocraties
Ces opérations s’apparentent à la fois à des opérations policières – s’ils étaient arrêtés, ces individus seraient considérés comme des terroristes criminels ou des « combattants illégaux », et non des prisonniers de guerre – et à des opérations de guerre – les moyens utilisés sont ceux de l’armée afin de tuer des individus comme s’il s’agissait d’une guerre. Cette pratique voit le jour en Israël en 2000, au début de la deuxième Intifada, dans le contexte d’une longue série d’attentats suicides. En cinq ans, cette vague fit plus de 600 morts civils israéliens. Ces assassinats ciblés ne sont pas des opérations de contre-espionnage menées en secret : Israël les revendique.
Lorsque ce programme a été mis en place, il a suscité de très vives protestations sur le plan international. À l’époque, les États-Unis ne ménagent pas leurs critiques, notamment dans les allées de l’ONU. Mais juste après les attentats du 11 septembre 2001, ils se lancent à leur tour dans un programme bien plus problématique tant juridiquement que politiquement.
En effet, il est éventuellement possible de considérer qu’Israël est, depuis des décennies, engagé dans un conflit international avec les Palestiniens et qu’ainsi dans certaines zones des territoires palestiniens (et pas dans d’autres), les assassinats ciblés relèvent alors du droit des conflits armés. Mais ce n’est pas le cas des États-Unis lorsqu’ils frappent des cibles au Pakistan ou au Yémen.
Le programme des États-Unis de ciblage est de plus grande ampleur. Il est certes revendiqué en tant que tel, mais ses modalités sont secrètes et la liste définitive des personnes visées et celles qui sont tuées non intentionnellement n’est pas révélée (contrairement au cas israélien).
Enfin, le processus de l’identification des cibles pose aussi question. Certaines de ces frappes sont des « signature strikes ». Autrement dit, la dangerosité d’un individu est déterminée par des statistiques : une personne de sexe masculin, plutôt jeune, se promenant la nuit dans un quartier connu pour être un lieu où habitent des insurgés, et portant des vêtements qui cachent son visage, autant d’indicateurs de sa dangerosité qui peuvent donner lieu à son ciblage. D’une manière générale, Barack Obama a considérablement étendu ce programme et, en raison de sa très grande maniabilité et relative précision, le drone est devenu l’instrument idéal utilisé dans cette traque globale.
Les démocraties réagissent toutes de la même façon, critiques de l’usage de la force lorsqu’elles ne sont pas concernées par une menace, promptes à tirer si elles estiment être en danger. En France, jusqu’aux attentats contre Charlie et l’Hyper Cacher, ils sont ainsi nombreux, notamment dans les rangs des politiques, à critiquer sévèrement la « guerre contre le terrorisme » à l’américaine menée à l’aide de ses drones.
En définitive, les Français tirent en dernier mais sont confrontés à des problèmes similaires à ceux rencontrés par Israël, les États-Unis et la Grande Bretagne (qui, elle aussi, s’est engagée dans cette pratique). Au vu des expériences passées de ces pays, et notamment des difficultés des États-Unis à justifier de ce droit global édicté de manière unilatérale, mieux vaudrait y réfléchir à deux fois.
La France, par ailleurs, mélange les registres d’action puisque les individus figurant sur ces listes seraient visés aussi bien par des militaires que par des agents du renseignement dans des missions encore plus opaques, qualifiées elles-mêmes d’opérations homicides (dénommées de manière singulière « homo »). Tout cela ne fait qu’ajouter de la confusion à une situation qui, au contraire, mériterait d’être clarifiée.
Un droit de tuer sans jugement
Voyons, tout d’abord, les principes qui pourraient autoriser ces frappes. Les cibles sont, normalement, des personnes qui ont pris les armes : en tant que combattants, elles perdent leur immunité qui – en vertu des lois de la guerre – protège les civils. Par ailleurs, comparées à des bombardements, les opérations menées par des drones occasionnent moins de morts civiles non-intentionnelles. Mais la France ne dispose pas encore de drones armés.
À présent, examinons les principes qui empêchent de les justifier. Le principe de souveraineté de l’État dans lequel ces opérations ont lieu est violé si le pays qui frappe n’est pas en guerre avec lui. Il peut, éventuellement, inviter d’autres États à intervenir sur son sol, comme l’Irak le fait actuellement. Les lois qui autorisent à tuer des combattants et le droit international humanitaire ne s’appliquent pas dans le contexte des assassinats ciblés. Les droits de l’homme sont donc violés puisque le droit de tuer sans jugement n’existe pas, quand bien même une personne représenterait un danger pour des tiers. Par ailleurs, rappelons que la peine de mort a été abolie en France. En tuant des citoyens français à l’étranger, c’est bien la question des exécutions extrajudiciaires qui est posée, pour la France comme pour d’autres autres pays qui recourent à ce type de pratique.
Certes, ces mesures sont profondément utilitaristes : elles sont très peu coûteuses pour le régime qui les met en œuvre (bien moins qu’une guerre) et le coût humain est assumé par les sociétés où les opérations ont lieu, là où les civils non tués intentionnellement meurent et où la population civile vit dans la crainte des drones. Mais les assassinats ciblés sont-ils véritablement efficaces ?
La question centrale de l’efficacité
Le cas le plus convaincant serait celui d’Israël. Or, à y regarder plus près, la diminution puis l’arrêt des attentats suicides lors de la deuxième intifada sont plus vraisemblablement liés à l’érection d’un mur plutôt qu’à la poursuite des assassinats ciblés. Par ailleurs, les drones américains alimentent un sentiment d’hostilité à l’encontre des États-Unis. Enfin, alors que Al-Qaeda apparaît moins fort qu’il ne l’était au moment du 11 septembre 2001, les candidats au djihad continuent d’affluer dans les rangs de l’EI.
Si le recours systématique à ce type de mesures a eu des résultats limités pour d’autres pays, pourquoi en irait-il autrement pour la France ? Et seconde interrogation : vit-on dans un environnement plus sûr depuis que ces frappes ont été décidées ?
Tant sur le plan des principes que sur celui de l’efficacité, nous sommes dans une zone grise du droit et de la décision politique. S’ajoute une autre confusion importante entre la volonté de punir des personnes ayant commis des attentats en France et la volonté d’éliminer des personnes qui vont commettre des attentats : la logique, en effet, n’est pas la même.
Enfin, on ne précise pas si la menace qu’elles visent à éliminer se situe à long terme (la prévention) ou à court terme (la préemption). Or il est moins difficile de justifier une mesure préemptive qu’une mesure préventive. La différence est fondamentale entre une doctrine d’usage systématique des assassinats ciblés, qui ouvre la voie à tous les abus, et des décisions ponctuelles d’usage de la force dans des cas exceptionnels.
Quelques enseignements pratiques
-
Aller contre le droit n’est pas neutre, ne serait-ce que du point de vue de l’efficacité. Cela suscite des retards et des hésitations dans la prise de décision, ouvre le flanc à la critique de l’État et crée de la méfiance vis-à-vis de dirigeants qui useraient de la dissimulation et du mensonge. Cela endommage aussi l’édifice juridique actuel qui, certes, peut paraître mal adapté pour répondre aux défis de la violence contemporaine. Mais agir sans réfléchir à un droit à venir, est-ce vraiment se préoccuper du futur ?
-
Aujourd’hui, comme le montre le cas de la France, différents pays – occidentaux ou non – collaborent dans la poursuite de telles opérations. Une position commune serait dans l’intérêt de tous.
Quelques principes devraient guider des opérations de ciblage de combattants qui préparent des attentats :
-
Elles doivent faire figure de dernier recours quand les autres moyens pour arrêter les personnes qui représentent un danger pour la vie de civils ont échoué et quand la menace est imminente. Elles ne peuvent devenir une sorte de routine.
-
Des informations doivent être données ex post sur les raisons et les conséquences de l’opération.
-
La logique qui guide ces actions ne devrait en aucun cas être punitive (sinon il s’agit clairement d’une exécution extrajudiciaire).
-
Il est possible d’avoir des raisons de tuer à court terme, mais ces actions ne sont pas valides si elles ne sont pas pensées dans un projet politique à long terme. C’est un des échecs principaux de la politique des drones d’Obama.
La nécesité d’une réflexion internationale
La France, elle, en a trop dit ou pas assez. Malgré la traditionnelle culture du secret en matière de défense qui prévaut en France, on note actuellement une relative ouverture, comme en témoignent les révélations faites récemment à la presse. Quelle sera la prochaine étape ? La France va-t-elle mettre en place des lois qui visent à justifier cette pratique comme c’est le cas aux États-Unis ?
C’est peu vraisemblable, la France est un pays moins « juridicisé » que les États-Unis. Il n’est pas dit, en outre, qu’écrire un droit sur mesure pour autoriser ces frappes soit un grand progrès. Il rendrait vraisemblablement leur recours systématique. Une doctrine doit certes être posée en adéquation et un débat juridique, au niveau international, doit avoir lieu. Mais se concentrer exclusivement sur le droit éluderait la définition du projet politique qui, elle, doit être prioritaire.
Une défense active contre des individus qui préparent des attentats relève essentiellement d’une décision politique. À l’heure où la Russie, la Chine et la Turquie mettent en œuvre leur propre programme de drones, elle doit être pensée à l’échelle internationale, dans le cadre d’un projet qui rassemble les pays alliés au Proche-Orient contre l’État islamique – qu’ils soient occidentaux ou non. À défaut, le monde pourrait devenir un vaste champ de tir anarchique. Autour de principes clairement définis et dégagés de toute pression électorale, un débat devrait avoir être également engagé à l’échelle européenne et, plus largement, à l’échelle internationale.
Des tentatives ont déjà été effectuées en ce sens. Mais il faut en convenir : ces initiatives ont eu un succès limité. Toutefois, dans la mesure où des opérations contre des individus qui représentent un danger nécessitent une coordination entre plusieurs forces armées, ce débat va se poursuivre. Il y sera question de politique et de droit, car les deux sont liés. Pourquoi la France n’y participerait-elle pas activement mais aussi publiquement ?
Ariel Colonomos, Directeur de recherche, CNRS (CERI, Sciences Po)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.