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26.11.2024
Bienvenue à Androula Michael, chercheuse en résidence avec le musée Picasso de Paris
Androula Michael est Professeure des Universités, responsable des relations internationales et directrice du Centre de recherches en arts et esthétique de l’Université de Picardie Jules Verne. Elle est actuellement commissaire de l'exposition Barthélémy Toguo « Ceci est le dessin de mes rêves » qui a lieu au Frac Picardie. Elle rejoint Sciences Po dans le cadre d’une résidence de chercheur entre le musée Picasso de Paris et le Centre de Recherches Internationales de Sciences Po (CERI), rendue possible par le CNRS. Ce programme de résidence permet à des chercheurs, pendant une année, de travailler sur un projet entre un musée et un centre de recherche.
Entretien réalisé par Miriam Périer, à retrouver en intégralité sur le site du CERI.
Pouvez-vous nous présenter, dans ses grandes lignes, le projet sur lequel vous souhaitez vous concentrer cette année dans le cadre de cette résidence de recherche ?
Le projet portera sur deux sujets qui pourraient d’une certaine manière s’entrecroiser.
Il s’agira de travailler sur la question de la réception critique de l’œuvre et de la personnalité de Picasso. Il est aujourd’hui important pour nous d’étudier plus en profondeur la place qu’occupe cet artiste mythique dans le domaine de l’art, mais aussi dans les débats de société, car Pablo Picasso incarne à certaines périodes la figure imposante de l’artiste moderne, et devient la cible privilégiée des attaques qui s’en prennent à l’art moderne. À ce titre, la contestation actuelle de la figure de Picasso n’est pas nouvelle. Il suffirait de se rappeler la critique incendiaire de Maurice de Vlaminck dans Comoedia en pleine occupation (6 juin 1942), alors même que l’artiste espagnol se trouve fragilisé en tant qu’étranger en France. Pablo Picasso, ce « catalan aux yeux de moine », « est coupable d’avoir entraîné la peinture française dans la plus mortelle impasse, dans une indescriptible confusion. De 1900 à 1930, il l’a conduite à la négation, à l’impuissance, à la mort. Car, seul avec lui-même, Picasso est l’impuissance faite homme ».
Pris en étau entre la critique contre l’art moderne et celle contre les étrangers qui auraient perverti la pureté et la clarté de la peinture française, Picasso a toujours incarné une figure dominante à encenser ou à combattre. Il n’est donc pas surprenant qu’il focalise encore les critiques négatives, non plus pour ses œuvres devenues des classiques et dont on a « oublié » la force subversive au moment de leur création – voir les Demoiselles d’Avignon (1907) ou la Nature morte à la chaise cannée (1912) –, mais pour sa personnalité. Sa réception critique et l’examen de la figure du mythe qu’il incarne m’ont préoccupée depuis le début de mes recherches. Le colloque « Picasso. L’objet du mythe », organisé avec Laurence Bertrand-Dorléac en 2004 à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts et qui a donné lieu à une publication nous confirmait l’importance du sujet.
Les recherches que je mène sur Picasso, depuis maintenant plus de trente ans, m’ont offert la possibilité de regarder et d’étudier son œuvre en profondeur, en me concentrant au départ sur des aspects méconnus – son œuvre poétique et théâtrale – afin de mieux appréhender son processus créateur. Il s’agissait à l’époque d’aller au-delà d’une interprétation psychologisante fondée sur sa biographie, mais aussi une interprétation formaliste, pour pénétrer plus avant dans son laboratoire de création. Malgré les expositions très importantes organisées par les musées et les catalogues qui les accompagnent, la connaissance nuancée et profonde de l’œuvre de Picasso reste encore un terrain réservé aux chercheurs.
Car Picasso a été et reste encore un extraordinaire « Objet du mythe ». De très nombreuses idées reçues sont véhiculées sur son travail : il attaque et déforme la figure humaine, il martyrise les femmes, il se moque du public, pour n’en citer que quelques-unes. Plus récemment, avec le mouvement #metoo et la publication aussi bien de podcasts délétères et de « biographies » farfelues, la figure de Picasso est plus que jamais contestée sans que son œuvre soit envisagée de façon rigoureuse. Si, jusqu’à présent, il était important d’éclairer l’œuvre et la personnalité de l’artiste au moyen de sources, de documents et d’une recherche approfondie, il est encore plus important de le faire aujourd’hui. Contre les arguments à l’emporte-pièce, il s’agit de recourir aux archives et de remettre les pièces du dossier en perspective et en contexte. Un exemple significatif est celui du portrait de Dora Maar, La femme qui pleure, interprété à tort comme un signe de souffrance infligée à Dora Maar par Picasso. Ce portrait datant de 1937 fait partie du cycle d’œuvres liées à la souffrance du peuple espagnol durant la guerre civile et à Guernica, avec des mères qui pleurent leurs enfants.
L’aire géographique ciblée est l’Amérique latine (et en particulier le Brésil, le Mexique et la Colombie), dont il nous manque beaucoup d’informations, mais aussi l’Afrique, depuis le Maghreb jusqu’à l’Afrique sub-saharienne. En associant doctorants et jeunes chercheurs, collègues à l’étranger dans le monde académique, mais aussi dans les musées, nous allons travailler pour établir une cartographie du point de vue diachronique, susceptible d’être complétée au fur et à mesure de la recherche. Étant donné les forces vives du laboratoire et le développement actuel d’une politique de médiation de la recherche en sciences humaines et sociales par les arts et le sensible, cette cartographie offrirait une belle forme de médiation et de valorisation des résultats de la recherche.
Au-delà du travail sur Picasso, quels sont les autres projets sur lesquels vous allez travailler dans le cadre de votre résidence au CERI ?
L’autre projet que je développe actuellement touche à la question de l’esclavage colonial et à ses héritages contemporains dans les musées et les arts. Il s’agit d’un travail de recherche initié avec deux autres collègues (Anne-Claire Faucquez de l’université Paris 8 et Renée Gosson, de Bucknell University en Pensylvanie).
Cette recherche se situe dans le sillage de plusieurs travaux antérieurs qui mettent l’accent sur la difficulté qu’il y a à représenter l’esclavage sans trahir cette mémoire douloureuse. Publications et colloques se sont multipliés ces dernières années, depuis le colloque international « Exposer l'esclavage - Méthodologies et pratiques » (Musée du quai Branly, 11-13 mai 2011). Treize ans après ce colloque international, au milieu de la mobilisation internationale menée par le mouvement Black Lives Matter, de l'explosion des protestations mondiales contre les brutalités policières racistes, de la profanation des statues et des monuments symbolisant le racisme, et des récents appels à la décolonisation des musées, la série de conférences que nous avons organisée avaient comme but d’examiner le chemin parcouru par les musées sur la question de l'exposition et de la représentation de la traite coloniale et de l'esclavage dans les institutions européennes.
La recherche a essentiellement porté sur l’espace européen jusqu’à présent. L’organisation de plusieurs colloques et journées d’études a abouti à une publication en cours chez Liverpool University Press. Une bourse à la mobilité par la Terra Foundation for American Art, ainsi qu’un soutien ponctuel de mobilité par la Maison européenne des Sciences de l’Homme et de la Société (MESHS), m’ont permis de commencer, en 2023, une cartographie des musées nord-américains. Cette première connaissance du terrain demande maintenant à être consolidée et approfondie avant d’étendre l’aire géographique du projet à l’Amérique latine, qui concernera pour commencer trois pays, les mêmes que ceux évoqués précédemment – à savoir le Brésil, le Mexique et la Colombie.
Le but de cette recherche, divisée pour l’instant en aires géographiques distinctes afin d’en faciliter l’étude, consistera en un travail comparatif des pratiques muséales avec un accent particulier mis sur les travaux d’artistes contemporains. Ceci dans un contexte de réévaluation, par de nombreux musées, de leur positionnement institutionnel quant à la décolonisation de leurs pratiques muséographiques et la mise en récit de l’histoire nationale.
À partir d’une première cartographie et d’un travail comparatif préliminaire sur les pratiques muséales en rapport avec l’écriture de l’histoire de l’esclavage colonial, il s’agirait de réfléchir aux modalités de médiation scientifique et culturelle dans le but d’informer les citoyennes et les citoyens et de sensibiliser le jeune public. Car il est évident que toute muséographie véhicule un récit à travers la mise à disposition des objets, l’organisation des salles, l’écriture des textes et des cartels, le catalogue qui accompagne les expositions. Ainsi, le Legacy Museum, fondé en 2018 par Equal Justice Initiative à Montgomery en Alabama, prend le parti explicite de relier l’histoire de l’esclavage colonial à l’histoire récente des États-Unis et à l’incarcération de masse des afro-descendants. Cela se fait à travers une muséographie qui fait un usage très judicieux des documents historiques et des propositions artistiques.
Nous examinerons donc la façon dont les productions artistiques peuvent avoir un rôle à jouer dans la médiation et la compréhension des sujets complexes qui ont trait à l’histoire. En réécrivant l’histoire dans leurs œuvres, tout en montrant les liens que cette tragédie continue à entretenir avec notre modernité, les artistes jouent un rôle de médiateur entre cette mémoire et les nouvelles générations.
Fred Wilson a été un artiste pionnier en soulevant ces questions dès 1992, avec sa proposition artistique Mining the Museum, qui consistait en un nouvel agencement des objets présentés dans le musée de la Maryland Historical Society. Par des confrontations inattendues d'objets muséaux (les chaînes et le luxueux service d'argenterie, les chaises et le poteau de fouet), avec des œuvres d’art contemporaines, Wilson remettait en question le modèle occidental du musée, tout en révélant les silences de l'histoire.
En tant qu’historienne de l’art contemporain et commissaire d’exposition, j’ai eu l’occasion de travailler avec beaucoup d’artistes, ce qui m’a permis d’approfondir certains sujets liés à la question de l’œuvre d’art comme moyen de transmission par le sensible des contenus plus difficiles à appréhender uniquement par des textes.