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09.02.2016
Big data, be happy
Yann Algan, doyen de l’École des affaires publiques, professeur, est un chercheur militant. Ses obsessions ? Que le bien-être progresse, que nous coopérions plus et mieux et que les politiques en prennent de la graine ! Novatrices, car s’appuyant notamment sur les big data, les recherches qu’il consacre à ces objectifs viennent de recevoir le soutien du très sélectif Conseil européen de la recherche (Consolidator ERC*) après avoir été publiées dans les meilleurs revues de recherche internationales. Un coup de pouce important grâce auquel Yann Algan compte bien nous faire avancer vers une société plus ouverte. Entretien.
Qu’est-ce qui vous a amené à penser des recherches qui pourraient nous rendre plus heureux ?
Yann Algan : La croissance ne suffit pas à satisfaire nos aspirations, ce d’autant plus qu’elle n’est plus au rendez-vous. Parallèlement, le bien-être et la coopération sont devenus des valeurs essentielles de nos sociétés. Cela entraîne une série de questions : qu’est-ce que le bien-être ? Comment mieux coopérer ? Quelles sont les politiques publiques les plus pertinentes pour développer ces dynamiques ? Cette direction de recherche m’a paru d’autant plus importante - et possible ! - que l’ère numérique peut offrir de nombreuses promesses. Pour le chercheur, tout d’abord : les big data, correctement exploitées, nous donnent accès à une mine d’informations que nous n’avions jamais eues en sciences sociales. Quant à la société, inutile de vous faire un dessin : réseaux sociaux, plate-formes collaboratives, nouveaux modèles économiques...
Comment les big data peuvent nous faire avancer vers une économie plus humaine ?
Y. A. : Mon principe est très simple : pour connaître les clefs du bien-être, encore faut-il commencer par savoir le mesurer. Or, les mesures du bien-être dont nous disposons aujourd’hui sont très insuffisantes, en particulier lorsqu’il s’agit du bien-être subjectif, ressenti, des citoyens. Les mesures actuelles se basent sur des enquêtes déclaratives qui vous demandent votre niveau de satisfaction sur une échelle de 0 à 10. Mais que cela signifie-t-il d’avoir un niveau de bien-être de 4 plutôt que 5 ? En quoi cela révèle mes préoccupations les plus essentielles ? Et si je suis déjà à un niveau très élevé ou très bas sur ces échelles, comment puis-je indiquer une évolution dans le temps de mon bien-être ? En outre, ces enquêtes portent sur des petits échantillons de citoyens, avec une couverture temporelle et géographique assez pauvre. Si nous voulons vraiment réévaluer l’impact des politiques publiques à l’aune de leurs effets sur le bien-être subjectif, il est grand temps de proposer des mesures beaucoup plus pertinentes. Une partie de mon projet de recherche est d’améliorer nos mesures du bien-être et des attitudes sociales en exploitant les millions de signaux désormais disponibles sur le web et les réseaux sociaux.
Vous avez des exemples ?
Y. A. : Dans une étude récente que j’ai conduite sur les États-Unis**, je montre par exemple que les requêtes sur Google relatives à des questions de santé (par exemple comment soigner une migraine) ou des questions économiques et sociales (par exemple les requêtes liées à des sites de recherche d’emploi) peuvent servir d’indicateurs du bien-être subjectif dans les différentes villes américaines et pouvaient être utiles pour élaborer des politiques sur la santé, le chômage etc. D’une manière générale, l’ensemble des requêtes ou discussions sur Google, Facebook, Twitter sont autant de traces de nos préoccupations. Elles permettent également de mesurer la façon dont nous sommes sont affectés par des chocs économiques, sociaux, politiques ou encore d’appréhender comment nous percevons les politiques publiques ou les institutions. Enfin, un avantage majeur de ces big data est qu’elles peuvent être précisément situées dans le temps et l’espace.
Les big data seraient aussi utiles pour booster nos désirs de mieux coopérer ?
Y. A. : Là encore, il importe de revenir aux fondamentaux. Pour mieux coopérer, il nous faut mieux connaître ce qui nous pousser à agir collectivement. Coopérons-nous par altruisme, par souci de réciprocité ou pour notre image sociale? Quelle est la part respective de nos incitations extrinsèques (incitations monétaires) et intrinsèques (motivations non-monétaires telle que l’altruisme ou l’image sociale) dans nos activités économiques?
La recherche en économie expérimentale et en psychologie répond à ces questions en laboratoire, en proposant des tâches ou jeux à des participants. Le cadre du laboratoire a l’avantage de la rigueur, mais reste très frustrant, car cela ne dit rien de ce qui se passe dans la vraie vie, à l’école, dans les entreprises, entre citoyens…
Pour cette raison, nous avons décidé d’explorer le terrain en créant des plateformes d’économie expérimentale en ligne, qui auscultent les participants à la multitude de plates-formes collaboratives et numériques : pour la société civile on peut penser au Bon Coin ou à Wikipedia et pour les entreprises à des réseaux sociaux dédiés tels que Chatter, Yammer etc. C’est à travers ce genre de plates-formes que nous allons chercher à mieux cerner ce qui nous pousse à coopérer.
Vous pensez réellement pouvoir intéresser les politiques à ce type de recherche ?
Y. A. : Absolument. J’en veux pour preuve l’implication de l’OCDE dans ces questions. D’une part, s’est créé en son sein un groupe d’experts** dédié aux questions du bien-être et du progrès social, avec des chercheurs de renommée internationale, dont le nouveau prix Nobel d’économie Angus Deaton, et auquel j’ai le bonheur de participer. Par ailleurs, c’est avec l’OCDE que nous mettons en place un TrustLab sur Internet qui permettra d’appliquer ces mesures à de larges échantillons de population. L’objectif est ensuite d’exploiter nos données afin de définir quels sont les déterminants qui favorisent ou entravent l’aptitude à coopérer. L’ultime étape étant d’imaginer comment ces déterminants pourraient être intégrés dans les politiques publiques et comment développer la confiance dans les institutions.
C’est grâce à ces données que vous envisagez de faire changer les politiques publiques?
Y. A. : Les big data et le numérique ne sont pas à eux seuls des solutions miracles pour développer coopération et bien-être ! Il faut bien sûr des actions de terrain pour nourrir les politiques. Pour aller dans ce sens, nous avons imaginé plusieurs études. L’une d’entre elles sera conduite en partenariat avec le Ministère de l’Éducation, dans le cadre de “La France s’engage” et visera à analyser les effets du programme “Énergie Jeunes”. C’est un programme destiné aux jeunes décrocheurs qui cherche à développer leur capacité d’autodiscipline, de ténacité, et la confiance en eux-mêmes. La confiance et les compétences sociales sont essentielles pour la réussite d’une vie, et peuvent se développer par des politiques appropriées. Pour vous en convaincre, je vous invite à regarder l’exposé sur l’École de la confiance que j’ai fait dans le cadre des TEDx sur l’effet chamallow et les compétences sociales de l’enfant. Confiance en soi, confiance dans les autres et bien-être sont des fondamentaux qui vont de pair. Nous avons donc décidé de travailler à définir quelles pourraient être les politiques et les interventions susceptibles de développer dès la petite enfance les compétences non-cognitives et sociales qui peuvent les favoriser. Et nous en mesurons l’impact sur le terrain
Nous avons également prévu une étude qui s’intéressera aux compétences sociales des jeunes chômeurs dans le retour à l’emploi, et enfin nous allons nous intéresser aux politiques de management qui seraient susceptibles de développer tout à la fois les performances sociales et économiques des organisations.
C’est que vous souhaitez aussi vous pencher sur ce qu’apporte le numérique et le collaboratif en matière de développement économique...
Y. A. : Oui, le numérique et toutes les interactions qu’il permet a généré une nouvelle économie qui reste mal connue. Qui sont les chauffeurs d’Uber ? L’ubérisation de l’économie signifie-t-elle plus de précarité ou ouvre-t-elle de nouvelles perspectives, et en particulier aux jeunes des quartiers défavorisés ? Pour avancer dans ces questions, nous prévoyons d’étudier les caractéristiques et les motivations de ceux qui participent à cette économie, que ce soit au travers de plates-formes à but lucratif comme Uber ou Airbn’b ou au travers de d’initiatives sans enjeu financier comme Wikipedia ou les logiciels libres.
Parallèlement, nous étudierons l’impact économique et social de ces nouvelles plates-formes. Comment l’économie numérique redéfinit-elle les frontières traditionnelles des entreprises, casse l’organisation en silo, révolutionne les modes de consommation ? Mais enfin et surtout, comment mieux exploiter les ressources extraordinaires de ces plates-formes connectant des millions d’individus pour promouvoir une économie collaborative et l’intelligence collective ? Quelles sont les bonnes régulations et incitations ?
Pour conduire ce projet, vous devez avoir monté une Silicon Valley !
Y. A. : Pas tout à fait ! Même si nous allons devoir faire tourner des algorithmes, une des forces du projet c’est de réunir grande et belle équipe qui se caractérise par la combinaison de nombreuses disciplines. Vont travailler main dans la main, anthropologues, cognitivistes, économistes, politistes, psychologues, sociologues et bien sûr des informaticiens. À Sciences Po, nous avons un labo de recherche - le médialab - qui dispose d’un savoir-faire inestimable : identifier et traiter les big data, tout en s’appuyant sur une connaissance approfondie des sciences sociales. Ses équipes m’ont énormément apporté dans mes recherches sur la confiance et je sais qu’il en sera de même sur ce projet. D’autres chercheurs de Sciences Po sont bien sûr mobilisés. D’autres institutions sont aussi embarquées dans l’aventure. Je pense notamment au centre de cognition et psychologie sociale de l’ENS, au Berkman Center de Harvard****, au Cepremap qui a développé un Observatoire du bien-être avec des chercheurs de renom international et enfin à des institutions internationales comme l’OCDE.
* Un Consolidator ERC est un financement attribué par l'European Research Council (eng.) qui finance la recherche de pointe et dont l'unique critère de sélection est l'excellence scientifique.
*** OECD High Level Group of Experts on Well-Being and Social Progres (eng.)
****Cooperation in Peer-Production Economy: Experimental Evidence from Wikipedia (eng.), Yann Algan, Yochai Benkler & alii.
Remerciements
Je remercie en particulier Bruno Latour qui a beaucoup nourri ce projet, ainsi que Paul Girard et toute l’équipe du médialab. Au Département d’économie, mes travaux doivent beaucoup à ceux d’Élise Huillery (eng) sur l’évaluation des politiques d’éducation et d’emploi susceptibles de développer les compétences sociales, Emeric Henry (eng.) pour l’étude des plateformes collaboratives, ou encore à ceux de Sergei Guriev (eng.), Quoc-Anh Do (eng.), Ruben Durante (eng.) et Roberto Galbiati qui font des études remarquables sur ces sujets.
En savoir plus
- Yann Algan : profil détaillé (eng.), et CV (pdf, 170 ko)
- Vidéo "En classe éco : à quoi servent les économistes", Médiapart, 2015