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10.08.2015
Christian Dior, un alumnus en avance sur son temps
Christian Dior (1905-1957) avait plusieurs décennies d’avance. S’il fut l’un des anciens de la rue Saint-Guillaume, il ne termina jamais son cursus, s’enfuyant en 1926 pour suivre une voie plus proche du "Bœuf sur le Toit" que des bureaux ministériels.
Dans le Sciences Po d’aujourd’hui, nul doute qu’il se serait davantage reconnu : comme artiste, créateur et démiurge de la femme d’après-guerre. Fils de la petite bourgeoisie normande, le petit Christian ne se voyait pas mettre ses pas dans ceux de son père. Ni l’industrie, ni les voiliers de Terre-Neuve ne l’inspiraient beaucoup. C’est dans les fleurs du jardin de sa mère que s’épanouirent ses jeunes années. Loin des tableaux de chiffres des affaires paternelles, il attend chaque année le carnaval de Granville. Les chars, les costumes et la musique emportent la bourgade normande dans un univers de joie, d’insouciance et de beauté.
Une insouciance hélas perturbée par les canons, et c’est traumatisé par l’expérience de son frère dans la Grande Guerre qu’il s’installe à Paris avec ses parents. Ils reviennent de quatre ans d’exode à Granville, dans un nouvel appartement très "Louis seizième arrondissement : triomphe des valeurs sûres, un ensemble qui s’harmonise parfaitement avec les enfants en uniforme, les femmes de chambre en tablier blanc, les récitations apprises par cœur, les repas du soir en famille, le franc Poincaré et la vie devant soi."
Christian sera diplomate
Ses amis s’appellent Max Jacob, Cocteau, Radiguet et dînent au "Bœuf sur le toit". Le tourbillon de Montmartre a beau l’emporter à demi, Dior passe son bac en juin 1923 et se voit davantage aux Beaux arts avec une éducation libre à la Gide, plutôt qu’à la fac. Ses parents cependant le poussent bien loin de la bohème et il se "fit inscrire aux Sciences politiques. Ce qui n’engageait à rien. C’était un moyen hypocrite de continuer à mener la vie qui [lui] plaisait".
Madeleine Dior se voit rassérénée : Christian sera diplomate. Aussi assidu aux cours d’André Siegfried qui lui parlent d’une Amérique fantasmée que dans les cabarets, Dior sort du 27, sans diplôme mais avec de bonnes relations. Touche à tout pourvu que ce tout fût beau, il s’essaye à la vente de tableaux, dessine, et, après son service militaire, finit par vendre quelques croquis à des modistes et stylistes. Le monde de la mode est alors composé d’une myriade de petites maisons et de quelques grands noms dont Robert Piguet, chez qui il entre en 1938.
Mais la guerre revient : après sa démobilisation et son exil dans le sud, il retourne à Paris en 1941 pour être engagé chez Lucien Lelong, président de la chambre syndicale de la couture. Sous la pression de l’occupant nazi qui veut exporter le savoir-faire parisien à Berlin ou Vienne, Lelong maintiendra la haute-couture dans la capitale, non sans compromission. Des années terribles pour la mode, qui n’épargnent pas Dior. D’ailleurs, sa collection si célèbre de 1947, le fameux New Look, ne peut se voir que comme une réaction à l’austérité masculinisante des vêtements des années quarante. Dior arrive à maturité en une seule collection qui marquera plus d’une décennie de silhouette féminine. Il la définit d’une jupe ample, taille étranglée, qui ne permet ni la respiration ni l’abandon du corset. Puis ce seront épaules rondes, talons, gants, chapeau... tout ce que la guerre avait empêché, réquisitionné, fait disparaître.
Une féminité brillante, frivole, mais formellement impeccable
La femme Dior est une femme-fleur, elle vit dans ces belles choses que sa mère collectionnait pour leurs appartements. Libérée des contraintes avilissantes des jours difficiles, elle redevient cet objet de désir et d’admiration qu’elle était en temps de paix. Oui, cet objet... La femme New Look consacre un retour en arrière pour la condition féminine. Mais qu’importe car elle sert le but de transmettre le beau et la joie retrouvée, pour devenir une sorte d’objet d’art vivant.
À sa mort, alors que son successeur s’appelle Yves Saint Laurent, il laisse derrière lui cette idée d’une féminité brillante, frivole mais formellement impeccable, d’une femme tenue par sa robe autant que par son goût, pour que naisse de cet échafaudage savant, l’élégance intemporelle qui continue aujourd’hui de présider à nos tenues.
Par Élodie Nowinski, Professeure agrégée d’histoire, chercheure en histoire de la mode, responsable pédagogique du master marketing de l’École de la communication de Sciences Po.
Article issu du numéro 12 (juin 2015) d'Émile Boutmy Magazine, publié avec l'aimable autorisation de l'Association des Sciences Po.