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31.03.2022
Comment prévoir l’abstention électorale à la présidentielle ?
Comment bien estimer le taux d’abstention lors d’une campagne électorale ? Le sondage est-il l'instrument de prévision adéquat ? Le cas échéant, quel modèle d’analyse serait le plus fiable ? Décryptage avec Martial Foucault et Pierre-Henri Bono du Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF) et Abel François, de l’Université de Lille.
Lors des dernières campagnes électorales, les sondages ont pris une place centrale dans le débat démocratique. Comme exemple parmi d’autres, on peut citer le fait que lors des débats télévisés pour la présidentielle de 2022, les chaînes vont restreindre la participation aux candidats ayant les intentions de vote les plus hautes.
Les sondages d’opinion ne sont en rien prédictifs des résultats d’une élection, ils éclairent sur les rapports de force politique à un instant donné dans l’opinion et, quand ils sont répétés, sur les dynamiques d’évolution. Cela étant dit, concernant les sondages électoraux, plus l’on se rapproche de l’échéance, plus les enquêtes d’intentions de vote convergent vers le résultat effectif de l’élection.
À une semaine du jour de vote, les sondages donnent en général une très bonne estimation du résultat final, pour peu qu’il n’existe pas de candidat dont l’intention de vote chevauche celle d’un autre (on se situe alors dans la marge d’erreur).
Sondages et abstention
Il existe cependant une dimension où les sondages peinent à donner une prévision fiable : l’abstention. Quelle que soit la méthode d’enquête (face à face, téléphone ou par Internet), lorsque l’on interroge un échantillon de Français sur leur intention de vote, le pourcentage de répondants qui annoncent s’abstenir est systématiquement plus faible, voire énormément plus faible, que celui que l’on constatera à la fin du scrutin.
Plusieurs pistes d’explication ont été proposées pour comprendre ce phénomène. Les deux principales portent sur la désirabilité sociale et le biais d’échantillonnage. La première suggère que les répondants mentent sur leur véritable intention d’aller voter pour se conformer à une certaine norme sociale qui suggère que de ne pas voter est socialement peu convenable.
L’autre explication implique une mauvaise représentativité des échantillons de répondants : les répondants des enquêtes d’opinion seraient plus politisés, les Français plus éloignés du champ politique étant plus difficiles à atteindre pour les instituts.
Mais dans ce cas, pourquoi alors les intentions de vote pour les candidats convergent et non l’abstention ? Simplement parce que notre système électoral ne prend pas en compte l’abstention dans le calcul des résultats (de la même manière que les votes blancs et nuls). En résumé, les échantillons de Français qui répondent aux sondages d’opinion sont suffisamment représentatifs des Français qui votent, mais pas de l’ensemble des Français inscrits sur les listes électorales.
Conscients de ces limites, les instituts de sondage ne regardent plus l’abstention directement à partir des intentions de vote, mais souvent à partir d’une question annexe sur la certitude d’aller voter. En général, cette question est mesurée sur une échelle allant de 0 à 10, 0 signifiant « sûr de ne pas aller voter » et 10 « sûrs de voter ». Les intentions de vote sont ensuite construites à partir des répondants qui indiquent 10 (parfois à la fois 9 et 10), tous les autres donnant une mesure indirecte de l’abstention. Bien que plus précise que la question sur l’abstention directe, cette méthode peut se révéler imprécise au regard de l’abstention effective lors des élections passées. De plus, elle évolue dans le temps et ne converge vers le résultat de l’élection que très tardivement.
Un modèle de prévision statistique de l’abstention
Pour ces raisons, il est nécessaire de dépasser les sondages comme instrument de prévision de l’abstention. Au niveau local, à la commune par exemple, la participation est un processus qui comporte beaucoup d’inertie : la mobilisation à une élection présidentielle est assez semblable à la mobilisation lors de la même élection cinq ans plus tôt. Mais cela est vrai pour les autres scrutins. Autrement dit, il est possible de construire un modèle statistique qui estimerait pour chaque municipalité, à partir des élections passées, l’abstention d’une élection à venir. À partir des pourcentages d’abstention au niveau local, on est en mesure ensuite de reconstruire un taux d’abstention au plan national. C’est ce que nous avons fait récemment pour le premier tour de l’élection présidentielle de 2022, dans une note à paraître (« Un modèle de prévision agrégée de l’abstention aux élections présidentielles »).
Plus en détail, pour estimer le taux d’abstention au premier tour de l’élection présidentielle de 2022, nous avons estimé un modèle qui explique le taux d’abstention de chaque commune en 2017 par le taux d’abstention lors des régionales de 2015 et lors de la présidentielle de 2012. Une fois les paramètres de ce modèle obtenus, nous avons calculé pour chaque commune l’abstention de 2022 en utilisant les élections régionales de 2021 et la présidentielle de 2017. Notre modèle ainsi construit estime le taux d’abstention lors du premier tour de la présidentielle 2022 entre 26,5 % et 29,3 %. Soit environ 4,3 à 7 points de pourcentage de plus qu’en 2017.
La présence d’un intervalle s’explique par les choix que l’on peut faire sur la calibration du modèle et sur les techniques d’estimation. Si l’on devait donner un chiffre plutôt qu’un intervalle, il serait de 27,7 % d’abstention.
Quelle crédibilité peut-on accorder à ce modèle ?
L’avantage de ce genre d’exercice est qu’il donne la possibilité de reproduire la même procédure sur les élections passées. Ainsi, en prenant comme élection de base la présidentielle de 2012 et les régionales de 2010, notre procédure aurait estimé l’abstention du premier tour de l’élection présidentielle de 2017 avec moins de 0,05 point de pourcentage d’erreur pour les modèles les plus précis, qui sont ceux que nous utilisons pour prédire 2022. À l’issue des élections régionales de 2015, il était donc possible de prévoir de manière très précise l’abstention de la présidentielle de 2017 avec notre modèle.
L’une des caractéristiques de notre modélisation est le passage de l’abstention locale, au niveau des communes, à l’abstention agrégée, pour l’ensemble de la France. Est-ce que cela veut dire que nous sommes capables de prédire parfaitement le pourcentage d’abstention pour chaque commune ? La réponse est non. Pour une commune en particulier, le modèle peut fortement se tromper. Mais dès lors que l’erreur (à la hausse ou à la baisse) est identique, alors ces erreurs locales se compensent et la mesure agrégée prend tout son intérêt et son sens.
Enfin, si l’élection de 2022 est régulière, c’est-à-dire qu’elle ressemble à 2012 et 2017, notre modèle à de grandes chances de prédire la bonne abstention. Si, au contraire, l’élection de 2022 ressemble plus à 2002 ou 2007, où la participation au premier tour était respectivement faible et importante du fait de contextes particuliers, notre modèle aura plus de mal à prédire un choc exogène de participation ou d’abstention, par exemple l’effet du Covid ou de la guerre en Ukraine sur la mobilisation électorale. Publier un tel modèle avant l’élection présidentielle est un préalable scientifique et éthique. Apprendre des idiosyncrasies électorales pour enrichir un tel modèle offre une perspective de recherche stimulante.
Cet article a été co-publié dans le cadre du partenariat avec Poliverse créé par une équipe de chercheurs et qui propose des éclairages sur le fonctionnement et le déroulement de la présidentielle.
Les auteurs : Abel François, Professeur de sciences économiques, Université de Lille; Martial Foucault, Professeur des universités à Sciences Po et directeur du CEVIPOF (UMR CNRS), Sciences Po et Pierre-Henri Bono, Economètre, Sciences Po
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original. publié le 28 mars 2022.