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22.12.2023

Dans l'oreille du monde : rencontre avec l'artiste Tomas Saraceno

À l’occasion du cycle de conférences “Dans l’œil des artistes”, l’artiste Tomas Saraceno a pu dialoguer avec Jean de Loisy, commissaire d’exposition et Frédéric Gros, philosophe, autour de la question de la crise de la relation.

“Dans l’œil des artistes” est un cycle de conférences organisé par la Maison des Arts et de la Création de Sciences Po, une initiative unique en France lancée en mars 2023 et ayant pour ambition de faire dialoguer les sciences sociales et humaines avec les arts sous toutes leurs formes. 

Tomas Saraceno et les étudiantes Chiara Jugé et Maria Oderiz Sanchez. (crédits : Maison des arts et de la création / Sciences Po)

Deux étudiantes de l'École d'Affaires publiques et ambassadrices de la Maison des Arts et de la Création -  Chiara Jugé et Maria Oderiz Sanchez - ont assisté cette rencontre et nous la racontent. 


Une mise à l’écoute… 

L’artiste est loin des représentations toutes puissantes et omniscientes, ici il se fait caisse de résonance du monde. Pour pouvoir répondre aux questions que l’on nous pose, il faut d’abord savoir écouter, se mettre en demeure d’écouter, écouter la présence des choses, avant même que l’intelligence arrogante, mécanique, condescendante vienne conceptualiser et donner une réponse au problème.

Tomas Saraceno est cet artiste contemporain qui nous met en demeure d’écouter les vibrations du monde, comme il l’a fait avec son arachnocène. Ce dernier est matérialisé par l’exposition au Palais de Tokyo où l’artiste (re)crée les dispositions nécessaires pour écouter ce que les araignées font entendre. Pour ce faire, ses œuvres sont la corporéité même, il nous propose de résonner avec le paysage, avec la matière, et ce non pas pour s'approprier mais se co-approprier le monde, se le partager, l’habiter ensemble. 

Collaborations inattendues en réponse 

Cette résonance est essentielle pour le travail de Tomas Saraceno. Frédéric Gros a proposé son interprétation de la responsabilité des artistes et, notamment, celle de Saraceno. Pour lui, ce qu'il propose est la responsabilité d'être attentif au monde et d'y répondre. En tant qu'artiste, Saraceno accepte la responsabilité de réagir à cette écoute. 

Cependant, cette réponse doit être collaborative, sous risque de ne pas reconnaître ceux qui sont les acteurs actifs dans les enjeux que Tomas Saraceno souhaite refléter. Au cours de sa carrière artistique, Saraceno a étudié le travail des araignées dans une collaboration respectueuse, en consacrant des espaces dédiés à ces arachnides dans son atelier. Sa recherche l'a mis en contact avec Chef Gamgbé Kounaka, Bollo Pierre “Tadios” et Iréné Nguea, des divinateurs de Somié (Cameroun) en tant que médiateurs dans les pratiques divinatoires entre les araignées et les êtres humains (nggàm du). En échange de son expérience et de son histoire, Tomas Saraceno et son équipe ont dédié leur espace d'exposition international à la promotion de leurs services et de leur site web produisant ainsi une symbiose.

La collaboration la plus surprenante pour Saraceno a été avec BTS, le groupe sud-coréen de K-Pop, avec lequel le projet “Fly with Aerocene Pacha” a été créé. Verónica Chavez, activiste et habitante de Jujuy en Argentine, a également été impliquée dans ce projet au cours duquel un ballon à air chaud sans carburant a survolé le gisement de lithium de Jujuy pour revendiquer les conséquences de l'extraction de ce matériau. 

Tomas Saraceno, artiste du lien par excellence

Nous assistons à la crise de la relation, spectateurs et acteurs que nous sommes, de la difficulté de mettre le monde, ou plutôt les mondes, en commun ; ces mondes pluriels qui sont autant d’altérités géographiques, biologiques, de genres et d’identités. Face à cet état de crise, plusieurs solutions s’offrent à nous : s’en éloigner en haussant les épaules, submergés d’incompréhension ou bien s’en étonner, essayer de saisir la complexité de cette situation de carrefour. 

C’est la voie que choisit Tomas Saraceno. Ses œuvres sont empreintes d’un émerveillement qui lie, relie les différentes communautés avec lesquelles il travaille. Il se remémore un projet collectif dans le Sahel, de compositions musicales effectuées avec un orchestre entre Israël et Palestine. Ces projets sont des tentatives de tenir ensemble des réalités distinctes, en guerre, en lutte pour être vues.

Le musée Aero Solar qui a commencé en 2004 met en œuvre le principe de “do it yourself”, de “faire soi-même” et ce dans des lieux comme le Palais de Tokyo, dans le monde entier. Les publics étaient ainsi foncièrement différents, mais étaient liés par ce projet commun, qu’ils pouvaient personnaliser, marquer de leur individualité en apportant leurs propres sacs plastiques, et en écrivant des messages sur ces derniers. Au gré des réappropriations et des réactualisations par les communautés, le musée Aero Solar se dotait de nouvelles significations, de nouveaux défis tels que le défi environnemental, et devint au cours des années un véritable palimpseste des interprétations par chacun. Cependant, le point crucial de ce musée est réellement sa dimension collective, et chaque œuvre volante qui le peuple se répond et crée un monde en dialogue. 

Questions écologiques, terre, espace et temps 

La relation entre nous, la terre et l’espace est complexe pour Tomas Saraceno. Pour lui, l’espace et le temps ne sont pas constants et, en conséquent, il qualifie sa pratique artistique comme étant à la fois sur Terre et au-delà de la Terre.

Au cours de ses collaborations, notre position comme humains est ancrée dans une phase qu’il considère comme le Capitalocène -on peut le définir comme “l'ère géologique  actuelle, débutant avec le développement du système capitaliste, qui serait marquée par l'influence sur la biosphère et le climat des hommes pris dans un certain mode de production”. En écoutant et en s’inspirant des cosmologies et des cultures différentes, Saraceno réfléchit sur l'espace – quand commence-t-il, où pouvons-nous dire que nous volons ? – et notre relation avec notre environnement. 

Questions des institutions et des lieux 

L’éveil à l'écoute des vibrations pour vivre en commun pose la question de la place de ce questionnement. Doit-il, pour prendre tout son sens, être actualisé dans des institutions muséales ou bien hors de celles-ci ? Tomas Saraceno répond par une sorte d’immanence du questionnement : pour lui, les deux lieux ne sont pas à opposer de façon binaire mais sont bel et bien à comprendre ensemble.

Ses travaux avec une communauté en Ethiopie et son exposition à la Biennale de Venise, même s’ils ont des participants différents, sont aussi forts car ils étonnent. Ils étonnent, et ils questionnent sur la cohabitation possible entre croyances et connaissances scientiques. Pour cela, il faut qu’ils soient accessibles au plus grand nombre : même dans les institutions muséales, Tomas Saraceno garde son exigence d’ouverture en mettant en place le principe de gratuité par exemple. Pour faire un monde, pour répondre à l’ineffable du monde, Tomas Saraceno transcende les frontières préétablies de la connaissance pour offrir sa réponse que le public, où qu’il voit ses œuvres, doit faire sienne.

Légende de l'image de couverture : On Air de Tomás Saraceno au Palais de Tokyo (Paris), décembre 2018. (crédits : Jean-Pierre Dalbéra / flickr)