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12.10.2023
Décryptage : comprendre les émeutes de juin 2023 avec Marco Oberti
À l'occasion de la conférence Retour sur les émeutes de juin 2023 : la jeunesse et les territoires organisée par l'École urbaine de Sciences Po le 4 octobre , Marco Oberti, enseignant à l'École urbaine et chercheur au Centre de recherche sur les inégalités sociales (CRIS) de Sciences Po, livre son analyse des huit jours d'émeutes qui ont touché toute la France.
Mais d'abord, une discussion vidéo avec Marco Oberti :
Cet article intitulé Analyse comparée et socio-territoriale des émeutes de 2023 en France a été co-écrit par Marco Oberti et Maela Guillaume Le Gall (Sciences Po / Polytechnique).
En quoi les émeutes de 2023 se distinguent-elles de celles de 2005 ? Quelles sont leurs spécificités ? Que révèlent-elles ?
Ces questions sont d’autant plus légitimes que l’élément déclencheur semble apparemment identique dans les deux cas : la mort de très jeunes garçons impliquant la police (Zyed Benna et Bouna Traoré, respectivement 17 et 15 ans, électrocutés alors qu’ils sont poursuivis par la police à Clichy-sous-Bois en 2005 ; Nahel, également 17 ans, tué d’une balle dans le thorax après un refus d’obtempérer à Nanterre en 2023). Mais les circonstances précises diffèrent profondément. Dans le premier cas, l’intention de donner la mort n’est pas prouvée, les jeunes s’électrocutent en cherchant à échapper à la police. Dans le second cas, l’un des deux policiers met en joue le jeune conducteur du véhicule et l’abat d’une balle dans le thorax. La scène est filmée et immédiatement diffusée sur les réseaux sociaux, et vient surtout contredire la première version officielle de la police. L’émotion est profonde et le parallèle avec la mort de G. Floyd aux Etats-Unis quelques mois auparavant s’impose. Sans raison apparente, le policier tire sur le jeune conducteur. C’est l’impunité de la police qui est dénoncée, mais aussi un acte perçu comme raciste.
Mais d’autres caractéristiques distinguent les émeutes de 2005 de celles de 2023 : leur temporalité, leur géographie, leurs registres d’action, et pour une part le profil des émeutiers.
Tous ces éléments, ainsi que des premières analyses de données, nous conduisent à mettre en avant plusieurs hypothèses et pistes de recherche.
Le rôle décisif des réseaux sociaux
À peine filmée, la scène est très largement diffusée sur les réseaux sociaux, dont la plupart n'existaient pas en 2005. En venant contredire la première version officielle de la police, cette séquence est vécue comme l’illustration de l’impunité et de la violence policières, et d’un racisme latent.
Mais le rôle des réseaux sociaux ne se limite pas à la diffusion de cette vidéo. Il apparaît crucial à la fois du point de vue de l'organisation des rassemblements et des cibles de destruction et de pillages, du ravitaillement en mortiers ; mais aussi de la mise en scène des émeutes. Des images d’affrontements violents avec la police, d’incendies de biens publics et privés, de voitures, de poubelles, inondent les réseaux sociaux, et participent d’une euphorie collective et d’une surenchère dans l’intensité des affrontements et des dégradations. On pourrait même parler « d’esthétisation des violences urbaines », à travers des images où apparaissent des silhouettes de policiers lourdement équipés face à des jeunes cagoulés, avec en arrière-plan des incendies et des tirs de mortiers qui viennent éclairer des paysages urbains typiques des grands ensembles.
Deux temps, deux logiques socio-territoriales
Un temps « émotionnel »
Ce premier temps “émotionnel” marque les tout premiers jours. Il est directement lié à la mort de Nahel dans les circonstances décrites précédemment, et suscite colère et rage qui s’expriment avec une extrême intensité, dirigées principalement contre la police (commissariats, postes de police nationale et municipale) et l'État, ses institutions (ou celles assimilées à l’autorité publique) et ses relais locaux.
Ce premier temps agrège des populations hétérogènes (jeunes des quartiers, militants antiracistes et associatifs, population indignée par l’acte du policier, élus locaux, parents, voire black-blocks, etc.) et concerne surtout des quartiers de la banlieue parisienne puis lyonnaise. On note une surreprésentation des communes de la première couronne de l’ouest francilien (avec Nanterre comme épicentre), puis une diffusion dans le reste de la banlieue (graphique 1). La plupart de ces communes ont une mémoire collective des émeutes et une partie des habitants, surtout les jeunes issus de l’immigration, ont une expérience des discriminations ethno-raciales.
C’est majoritairement une logique d'affrontement avec la police et de dégradations de biens publics qui caractérise cette première période, alors que les pillages de commerces connaitront leur pic au cours de la troisième nuit (graphique 2). Ce type d’émeutes est proche de celui de 2005 du point de vue des registres d’action et se concentre principalement sur les trois premières nuits.
Ce premier moment, très francilien, mérite d’être comparé avec les émeutes de 2005, en particulier sous l’angle des dimensions socio-territoriales. 97 communes de l’Île-de-France ont connu des émeutes uniquement en juin-juillet 2023, 48 aux deux dates, et 8 uniquement en 2005. Pour une majorité de communes donc, des émeutes d’une telle intensité étaient les premières. Mais ce sont aussi les quelques communes qui après avoir connu des émeutes en 2005 n’ont pas été concernées en 2023 qui méritent un intérêt particulier. Ont-elles connu des évolutions spécifiques ? Font-elles l’objet de programmes ou d’initiatives spécifiques, en particulier dans les quartiers les plus défavorisés ? Bénéficient-elles d’un maillage institutionnel et associatif qui participent d’une forte régulation de ces quartiers ?
Un temps « insurrectionnel », une « fenêtre d’opportunité » dans un contexte de désordre et de grande précarité
Le deuxième temps met majoritairement en scène de très jeunes hommes, donc des acteurs moins diversifiés par rapport à la phase précédente, marqué également par davantage de saccages et de pillages de commerces. Contrairement aux émeutes de 2005, on assiste à une très large diffusion territoriale. Elles se répandent alors bien au-delà de la région parisienne, et concernent un nombre significatif de petites villes et villes moyennes (Tableau 1). Leur poids parmi l’ensemble des villes émeutières (36 %) est supérieur à celui des communes de la banlieue parisienne (24 %).
La plupart des 555 communes ayant connu des émeutes, de taille très différente, des bourgs jusqu’aux grandes banlieues parisiennes, ont au moins un quartier défavorisé. Les villes d’une même catégorie ayant des QPV (quartiers prioritaires de la politique de la ville) ont plus souvent connu des émeutes relativement aux autres communes.
Pour autant, si les villes QPV ont été très majoritaires dans les villes ayant connu des émeutes, toutes les villes QPV sont loin d’avoir connu des émeutes. En effet, près de la moitié d’entre elles n’ont pas été touchées par les évènements de juin / juillet 2023. S’agit-il de QPV spécifiques ? Ont-ils connu des changements profonds ? Sont-ils bien intégrés à la vie communale et associative ?
Au sein des petites villes et des villes moyennes, celles ayant connu des émeutes se distinguent nettement des autres par leur profil social plus défavorisé (pauvreté, chômage, logement social, famille monoparentale), et le fait d’accueillir très majoritairement un QPV (tableau 2). À titre d’exemple, alors que seul 21 % de l’ensemble des petites villes ont un QPV, cela concerne 73 % des villes de cette catégorie ayant connu des émeutes (respectivement 23 % et 91 % pour les villes moyennes). De même, le taux d’immigrés, tout comme le taux de locataires HLM, double.
Ce deuxième temps se rattache moins directement à la dimension émotionnelle liée au décès de Nahel (dénonciation des violences policières, des discriminations et du racisme), et s’inscrit principalement dans ces petites villes et villes moyennes, dont la plupart accueillent un quartier très défavorisé. Dans un contexte chaotique, de fortes tensions avec les forces de l’ordre, de grande précarité et d’inflation galopante, une « fenêtre d’opportunité » s’ouvre. La plupart de ces petites villes et villes moyennes n’avaient pas connu d’émeutes en 2005. Il s’agit non seulement « d’en être » et de participer à une sorte d’euphorie collective, qui concerne la majorité des quartiers plus relégués du territoire métropolitain, mais aussi d’accéder à des biens de consommation coûteux, à forte valeur symbolique.
Lors de ce second temps, cette logique qui conduit à davantage d’attaques de commerces et de pillages que de destructions de biens publics dans les différentes catégories de villes, était très peu présente en 2005.
Cette double caractéristique territoriale (petites et moyennes villes) et sociale (pauvreté, précarité et relégation) incite à établir un lien avec le mouvement des gilets jaunes.
Quel rapport avec le mouvement des gilets jaunes ?
On constate en effet que les petites villes et les villes moyennes touchées par les émeutes de l’été 2023 ont été également pour une large part d’entre elles des lieux de rassemblement lors des mobilisations des gilets jaunes de 2018. Alors que seul 22 % de l’ensemble des villes de cette catégorie étaient concernés par ces rassemblements en 2018, ce sont respectivement plus de 73% des petites villes et plus de 91% des villes moyennes ayant connu des émeutes qui étaient aussi des lieux de rassemblement des gilets jaunes le 17 novembre 2018.
Les lieux de rassemblement Gilets Jaunes du 17 novembre sont considérés à l’échelon de la commune. Sur la carte interactive utilisée ici, c’est le plus souvent le nom d’une commune qui apparaît (ou à défaut un rond-point ou un péage qui a donc été associé à la commune la plus proche). Pour autant, ces communes centres sont des lieux de rassemblements d’une mobilisation qui dépasse l’échelon de la commune et agrège des habitants de villes périphériques situées dans un espace de proximité. C’est la raison pour laquelle, il est plus délicat de raisonner à la stricte échelle des communes pour la mobilisation des gilets jaunes. C’est une différence importante avec les émeutes qui ont elles un caractère très localisé, et où l’échelon communal et même infra-communal apparaît plus pertinent.
Pour autant, ce lien observé dans les statistiques descriptives, conduit à plusieurs hypothèses :
- La dimension socio-territoriale indiquée précédemment a joué un rôle important. Elle renvoie à un fort sentiment de relégation lié à ces contextes et qui se distingue des formes de relégation vécue par la jeunesse des quartiers défavorisés des banlieues des grandes métropoles, en particulier sur le ressenti des discriminations et les réactions qu’elles suscitent. La plupart de ces petites villes et des villes moyennes n’ont pas la mémoire collective et les formes et les ressources politiques et associatives qui irriguent beaucoup de quartiers populaires des banlieues des plus grandes villes. De même, l’expérience des discriminations d’ordre ethno-racial, bien que présente, ne s’ancre pas de la même manière dans un tissu militant structuré et très réactif.
- L’expérience de la mobilisation des gilets jaunes dans ces territoires a pu contribuer à diffuser, légitimer, voire banaliser, y compris auprès d’adolescents ou jeunes adultes, des formes spontanées et parfois violentes de contestation, dont les ressorts ont plus à voir avec la question sociale et territoriale qu’avec la question des violences policières et des discriminations en tant que telles.
- Les deux événements se rattachent à la délégitimation des institutions et de toutes formes classiques (y compris locales et associatives) d’encadrement, de régulation ou d’accompagnement de cette colère, qui prend des formes plus spontanées et plus violentes. De façon encore plus prononcée qu’en 2005, aucune organisation politique au sens large n’a été en mesure de porter et d’accompagner cette colère et cette révolte.
- Les dynamiques territoriales des petites villes et des villes moyennes ayant connu à la fois des rassemblements des Gilets Jaunes et des émeutes, et plus largement leur territoire de proximité, doivent faire l’objet de recherches approfondies. La ville-centre de ce type de territoire est le bassin de vie des communes périphériques plus petites et plus rurales qui l’entourent, et donc le lieu spontané des mobilisations de proximité. Résider dans ces communes périphériques implique des coûts et des contraintes de mobilité que les familles les plus précaires ne peuvent pas (plus) assumer. Ainsi, la partie la plus défavorisée de cette population se retrouve concentrée dans les quartiers (parfois centraux) les plus paupérisés de la ville centre.
Comme dans le cas précédent concernant la logique propre à la métropole parisienne, ces configurations appellent des études de cas spécifiques, afin de comparer les territoires des gilets jaunes en 2018 à ceux des émeutes de 2023, avec un focus sur les petites villes (10 000 à 50 000 habitants) et les villes moyennes (de 50 000 à 100 000 habitants). Qu’est-ce qui différencie les communes ayant connu les deux révoltes (très peu nombreuses), de celles uniquement concernées par les mobilisations de gilets jaunes en 2018, et de celles uniquement touchées par les émeutes de 2023 ?
La question de la ségrégation
Cette question se pose à la fois sur le plan résidentiel, afin de saisir si les territoires concernés par les émeutes correspondent à des espaces particulièrement ségrégués ; mais aussi sur le plan scolaire, puisqu’une part significative des émeutiers sont en âge de fréquenter le collège ou le lycée.
La ségrégation joue-t-elle un rôle d’amplification des émeutes en exacerbant le ressentiment lié à cette forme de relégation ? (Oberti, 2007, 2008, 2021 ; Lagrange et Oberti (dir), 2006). Est-ce que la seule présence d’un QPV suffit à créer les conditions propices à des émeutes violentes ?
Les premiers résultats fondés sur l’Indice de Position Sociale (IPS) et l’écart-type des collèges publics de six grandes académies dans lesquelles un nombre significatif de communes ont connu des émeutes mettent en évidence une surreprésentation des collèges publics très populaires et très homogènes (peu de mixité sociale) au sein des communes concernées par les émeutes ; alors que les collèges les plus favorisés également très homogènes se trouvent principalement dans des communes non concernées par les émeutes. C’est particulièrement net dans les académies d’Aix-Marseille et de Lyon.
La dimension scolaire ressort nettement d’autres données : dans les banlieues parisiennes, 73% des villes QPV ayant eu une émeute ont une école défavorisée, contre 43% des villes QPV n'ayant pas eu d'émeutes. La ségrégation scolaire semble donc corrélée aux émeutes et participe également d’un fort sentiment de relégation scolaire nourri par des situations d’échec plus nombreuses. Les écoles de quartier, inscrites dans l’espace micro-local de proximité, deviennent ainsi des cibles privilégiées de dégradation.
Pour aller plus loin, consultez l'article dans son intégralité avec toutes les sources et notes de bas de pages.