Accueil>Décryptage : Israël, Gaza et leurs voisins arabes

14.11.2023

Décryptage : Israël, Gaza et leurs voisins arabes

L'Égypte se méfie-t-elle du Hamas et d'une vague de réfugiés ingérable ? La Jordanie a-t-elle les moyens de sa mobilisation pro-palestinienne alors qu'elle vit sous la perfusion de ses créditeurs étrangers ? Le coût matériel et politique d'une implication libanaise dépasseraient-ils le bénéfice du soutien de l'Iran ? La situation risque-t-elle plus que jamais de s'embraser le long de la frontière entre Israël et la Syrie ?

L'analyse d'Eberhard Kienle, chercheur spécialiste du Moyen-Orient au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po. Propos recueillis par Corinne Deloy.

 Pourquoi le gouvernement égyptien n’ouvre-t-il pas complètement sa frontière avec Gaza ?

Avant tout, le gouvernement égyptien veut signaler au monde entier que le conflit entre Israël et le Hamas est le résultat d’un processus de paix inabouti, voire avorté, entre Israéliens et Palestiniens. Pour le Caire, les accords d’Oslo signés en 1993 et 1995 par le Premier ministre Yizhak Rabin pour Israël et le président de l’OLP, Yasir Arafat, devaient à terme conduire à la création d’un État palestinien à côté de l’État israélien. Si les contours géographiques de la nouvelle entité initialement dotée d’une autonomie toute relative restaient flous, l’Égypte comme la plupart des Palestiniens considérait qu’elle devait comprendre tous les territoires palestiniens occupés par Israël après la guerre de 1967, c’est-à-dire la Cisjordanie, Jérusalem-Est et la bande de Gaza. L’Autorité palestinienne créée par les accords n’était considérée que le précurseur du futur gouvernement d’un État indépendant. Dans cet ordre d’idées, la guerre actuelle est la dernière ramification d’un conflit bilatéral entre Israéliens et Palestiniens. Celui-ci n’implique plus directement l’Égypte qui est liée avec Israël par un traité de paix signé en 1979. 

Si le gouvernement égyptien désigne Israël et sa politique de colonisation de la Palestine comme le responsable principal de l’échec du processus de paix, il se méfie également du Hamas qui a pris le pouvoir à Gaza en 2007 par un coup de force militaire contre l’Autorité palestinienne. Dominé par le Fatah et donc l’OLP, cette dernière, en accord avec les gouvernements américain, européens, et égyptien, refusait de reconnaître la victoire du Hamas aux élections législatives de 2006. Après une période extrêmement tendue entre les deux mouvements, le Hamas a pris le contrôle de Gaza où il se sentait plus fort qu’en Cisjordanie. 

Ainsi, dans l’immédiat, le gouvernement égyptien limite au maximum les échanges avec la bande de Gaza. Il veut surtout éviter l’arrivée en masse de réfugiés palestiniens sur son sol. Il s’oppose à leur accueil essentiellement pour quatre raisons, mais sa position pourrait évoluer si la situation humanitaire empirait encore. 

Premièrement, l’Égypte est un pays assez pauvre qui, dans le classement de la Banque mondiale, relève des pays à revenu moyen inférieur, c’est-à-dire compris entre environ 1 200 à 4 000 dollars dollars américains annuels par habitant. Ses capacités d’accueil sont nécessairement limitées. Actuellement, plus de la moitié des dépenses de l’État est consacré au remboursement de la dette publique. L’Égypte fait également valoir qu’elle accueille déjà de nombreux réfugiés sur son sol, notamment des Soudanais qui fuient les affrontements militaires dans leur pays. Selon les chiffres officiels, évidemment difficiles à vérifier, ils seraient 9 millions.

Deuxièmement, le gouvernement égyptien, et probablement la vaste majorité des Égyptiens, estiment que l’accueil des Palestiniens mettrait en cause la création d’un État palestinien à côté de celui d’Israël. A leurs yeux, vider une partie du territoire de ce futur Etat de ses habitants risquerait d’amputer celui-ci de cette partie de son territoire. Actuellement, personne ne sait si, quand et sous quelles conditions les Palestiniens de Gaza seraient autorisés à rentrer. De nombreux Palestiniens déplacés lors des guerres de 1948-49 et de 1967 n’ont jamais pu retourner chez eux et ils vivent depuis dans des camps de réfugiés dans les pays voisins. Rappelant des projets plus anciens d’expulser les Gazaouis de leurs terres qui remontent à la première occupation de Gaza par Israël lors de la guerre de Suez en 1956. Plusieurs déclarations récentes de la part de responsables politiques israéliens n’étaient pas faites pour rassurer les Égyptiens ni évidemment les Palestiniens, même si ces projets ne seront pas nécessairement poursuivis par le gouvernement israélien actuel. Le gouvernement égyptien et les Égyptiens qui ont pu s’exprimer en public s’appuient sur le droit international, notamment la 4e convention de Genève de 1949, qui interdit en cas de conflit armé le déplacement des populations civiles tout comme le blocus complet de Gaza actuellement mis en place par Israël.  

Troisièmement, le gouvernement égyptien craint que des membres du Hamas et du Jihad islamique puissent se trouver parmi les réfugiés et ainsi renforcer ou raviver l’opposition islamiste en Égypte. "Élu" président en 2014, Abdel Fattah al-Sisi est arrivé au pouvoir en 2013 par un coup militaire contre son prédécesseur Muhammad Mursi, un dirigeant des Frères musulmans déclaré vainqueur de l’élection présidentielle de 2012. Or, historiquement le Hamas est issu des Frères musulmans, bien que par la suite, il se soit constitué comme une organisation indépendante. Depuis, aux yeux d’une bonne partie du public, il est devenu le défenseur par excellence des droits palestiniens dont l’action contraste avec celle, jugée inefficace, de l’Autorité palestinienne et de ses alliés tel que le gouvernement égyptien.  

Le gouvernement est d’autant plus rétif que certains islamistes palestiniens pourraient rejoindre les rangs de groupes armés qui depuis longtemps agissent dans le nord du Sinaï. D’intensité variable, les affrontements dans cette région avaient leur origine dans la marginalisation de la population locale par les autorités égyptiennes en termes économiques, notamment en matière de dépenses publiques, et la répression violente qui accueillait leurs demandes. La perte de contrôle relative des forces gouvernementales a progressivement permis à des islamistes proches de l’État islamique (EI) de s’y installer. Si le Hamas se distingue à de nombreux égards de ces groupes, le gouvernement égyptien a adopté la position selon laquelle à quelques exceptions près, tous les islamistes sont des terroristes. Tout en affichant son soutien de principe à la cause palestinienne, le gouvernement égyptien considère que les attaques du Hamas contre des civils israéliens et les prises d’otages du 7 octobre dernier confirment son analyse.

Enfin, la réticence de l’Égypte n’est pas étonnante dans un monde où aucun État ne veut accueillir des réfugiés. Les États-Unis et l’Europe font tout pour empêcher l’arrivée de réfugiés comme d’autres migrants ; les États-Unis ont commencé à construire un mur le long de la frontière du Mexique, l’Europe demande à ses voisins de l’est et du sud de la Méditerranée comme la Turquie, la Tunisie et la Libye d’arrêter les migrants et de les renvoyer vers leurs pays d’origine. Autrement dit, la politique égyptienne n’est qu’une autre illustration d’une réticence généralisée

Précisons également que, contrairement à certaines idées reçues, Gaza n’a jamais fait partie de l’État égyptien. Pendant la première guerre de Palestine en 1948-49, l’Égypte a occupé la bande de Gaza, mais elle ne l’a jamais annexée. Cette occupation a pris fin avec la guerre de 1967, date depuis laquelle Gaza est occupé par Israël. Si les troupes israéliennes se sont retirées en 2005, le territoire est largement resté encerclé par Israël, y compris par la mer, et soumis à des blocus de durée et d’intensité variables. Aucun port ni aéroport ne le relie à l’extérieur.



Quelle est la portée de la conférence pour la paix que l’Égypte a organisée le 21 octobre dernier au Caire ?

Le gouvernement égyptien devait prendre une initiative hautement visible pour calmer son opinion publique fortement pro-palestinienne, ou au moins démontrer qu’il faisait ce qu’il pouvait faire pour arrêter les bombardements israéliens. Ceux-ci sont considérés par l'Égypte comme par les autres pays arabes comme des réponses entièrement disproportionnés aux atrocités du Déluge d’Al-Aqsa. En outre, Sisi cherche à être réélu triomphalement pour un nouveau mandat en décembre prochain. Bien que le résultat soit connu par avance, il paraîtra plus crédible si sa politique converge avec la volonté populaire.

Cette conférence internationale était sans doute une des meilleures options qui s’offrait au gouvernement égyptien qui en-dehors de ses obligations liées au traité de paix avec Israël n’a ni les moyens ni la volonté d’une action militaire. L’armée est importante mais peu efficace et, comme le pays tout entier, elle est fortement dépendante des ressources budgétaires et technologiques américaines. En outre, la conférence pouvait s’inscrire dans une politique étrangère ambitieuse et souligner le statut de puissance régionale auquel l’Égypte aspire. Or sur ce plan, les résultats n’ont pas été à la hauteur des attentes, peut-être aussi parce que le président Sisi et ses collègues militaires n’ont pas suffisamment de confiance en leur propre service diplomatique qu’ils ont tendance à ne pas écouter. 

Quid de la Jordanie ?

La situation de la Jordanie diffère de celle de l’Égypte dans la mesure où environ la moitié de sa population est d’origine palestinienne, un fait qui s’explique par les implications territoriales des guerres de 1948-49 et de 1967 ainsi que de la gestion juridique de leurs effets par les autorités jordaniennes. La démographie, ainsi qu’une tradition de politisation notamment syndicale, expliquent largement la mobilisation pro-palestinienne depuis la signature du traité de paix avec Israël en 1994. En outre, comme dans d’autres pays arabes, les islamistes ont le vent en poupe depuis plusieurs décennies. Les choix politiques des gouvernements israéliens depuis la signature du traité, en particulier la poursuite de la colonisation en Cisjordanie, ont fait oublier le défi que l’OLP avait posé à la monarchie hachémite après la guerre de 1967 et les affrontements armés du Septembre noir de 1970 qui avaient conduit à l’expulsion des forces palestiniennes.

En même temps, la situation de la Jordanie s’apparente à celle de l’Égypte dans la mesure où les options du gouvernement sont extrêmement limitées : ce dernier n’a pas non plus les moyens ou la volonté d’agir sur le plan militaire. Comme le Caire, Amman vit sous la perfusion permanente assurée par ses créditeurs étrangers.  

Que pourrait-il se passer si la colère contre les gouvernements s'accentuait en égypte et en Jordanie ? 

Plus le conflit dure et plus les civils palestiniens souffrent, plus la mobilisation populaire en Égypte et en Jordanie prendra de l’ampleur. Par le passé, les gouvernements des deux pays ont réussi à gérer ce genre de situations, notamment pendant les affrontements armés entre Israël et des groupes armés à Gaza comme en 2008, 2014 et depuis lors. Ils ont réussi à canaliser le mécontentement par des manifestations qu’ils ont eux-mêmes organisées et encadrées et des actes plus ou moins symboliques comme le rappel de leurs ambassadeurs en poste à Tel Aviv. Par ailleurs, ils s’en sortent également par la répression. Ainsi, après le début de la riposte israélienne, le gouvernement égyptien a appelé à une manifestation contre les attaques israéliennes sur Gaza, les personnes qui ont quitté le cortège pour se rassembler sur la place Tahrir ont été vite arrêtées. Cela dit, l’avenir par définition n’est pas prévisible et il est difficile de dire ce qui arriverait, si l’on assistait à une escalade au-delà de ce qu’on a connu précédemment.

Comment peut évoluer la situation le long de la frontière entre Israël et le Liban ?

On considère souvent le Hezbollah comme un simple instrument de la politique iranienne. Or l’organisation, qui a pris forme lors de l’occupation du Liban du Sud par Israël en 1982, s’inscrit non moins dans l’histoire récente des chiites libanais. Depuis le départ des troupes israéliennes, elle essaie surtout de peser sur la politique libanaise, notamment sur la distribution des ressources matérielles, des portefeuilles ministériels et d’autres postes de responsabilité en faveur de ses membres et plus largement des chiites qui se sont toujours sentis marginalisés dans le pays. Si le Hezbollah s’est allié à la République islamique, il a fait ce choix avant tout pour obtenir des ressources militaires et financières qui lui permettent d’influencer les affaires du Liban. S’il part ouvertement en guerre contre Israël, sur demande iranienne ou de son propre chef, la réponse israélienne risque d’affaiblir, voire d’anéantir, la position qu’il a réussi à se tailler au Liban. Les coûts matériels et politiques pourraient dépasser les bénéfices tirés du soutien iranien.

Ce qui semble également retenir le Hizb Allah, c’est sa perte de popularité au Liban même où il est accusé d’empêcher une solution de la crise financière qui a éclaté en 2019, solution qui passerait nécessairement par une plus grande transparence des flux financiers. Ensuite, une réponse israélienne s’étendrait vraisemblablement à l’ensemble du territoire libanais, ce qui aliénerait les derniers soutiens du Hizb Allah dans le reste du pays. Le discours tant attendu que le secrétaire général du Hizb Allah, Hasan Nasrallah, a enfin prononcé le 3 novembre à Beyrouth, presqu’un mois après le début de la guerre, a également été marqué par la prudence. Prenant une certaine distance par rapport au Hamas, Nasrallah s’est largement limité à lui accorder un soutien de principe. Selon ses propos, l’implication militaire future du Hizb Allah dépendra de l’évolution de la situation à Gaza d’une part et de celle à la frontière entre le Liban et Israël d’autre part, selon lui à chaque fois des choix israéliens.  

Au-delà des calculs du Hizb Allah, n’oublions pas que l’Iran, malgré sa rhétorique, n’a pas nécessairement intérêt à jeter de l’huile sur le feu. L'État est économiquement affaibli par les sanctions internationales et cet affaiblissement serait exacerbé par son entrée en guerre. Celle-ci pourrait d’ailleurs se solder par la destruction de ses capacités nucléaires actuelles, qui plus tard pourraient lui permettre de produire des armes nucléaires.

Il va sans dire qu’un tel raisonnement n’exclut ni la possibilité que le Hezbollah apporte son soutien militaire au Hamas ni une action préventive de la part d’Israël qui, à son tour, pourrait provoquer la riposte du Hizb Allah. Dans les deux cas, la situation s’embraserait le long de la frontière entre Israël et la Syrie. La présence du Hizb Allah en Syrie s’est renforcée depuis le début des affrontements militaires qui ont commencé en 2011 et qui ont déchiré le pays. Pendant cette “guerre civile”, le Hizb Allah a fortement soutenu le gouvernement de Damas. D’autres groupes armés islamistes et palestiniens se sont implantés dans le sud de la Syrie comme dans le sud du Liban. Or, au Liban leur marge de manœuvre est étroitement circonscrite par le Hamas tandis qu’en Syrie ils peuvent agir d’autant plus librement que l’armée syrienne a été affaiblie par la guerre civile. Depuis déjà des mois, Israël a multiplié ses frappes aériennes à l’intérieur de la Syrie, y compris à Alep au nord du pays. L’intention déclarée est de cibler les forces iraniennes qui sont également présentes dans le pays depuis le début de la crise actuelle, et leurs alliés comme le Hamas et l’armée syrienne, notamment pour empêcher la fourniture d’armes au Hizb Allah au Liban. Pourtant, si les combats s’intensifient le long de la frontière entre Israël et la Syrie et s’ils font un nombre croissant de victimes iraniennes, ils ne conduisent pas nécessairement à l’implication directe des forces armées iraniennes stationnées en Iran. 

Légende de l'image de couverture : Amman, 18 octobre 2023, Manifestations de solidarité du peuple jordanien avec Gaza et le peuple palestinien. (crédits : Omar Al-Hyari / Shutterstock)