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21.05.2024

Décryptage : les élections nationales et européennes en Bulgarie

Corruption, influence russe, emprise des oligarchies... les citoyens bulgares peuvent-ils encore croire au changement ? Que peut-on attendre des élections législatives nationales du 9 juin, qui auront lieu le même jour que les élections européennes ? L'analyse de Nadège Ragaru, historienne et politiste, directrice de recherche au Centre de recherches internationales (CERI), initialement publiée par notre partenaire The Conversation.


« Une Bulgarie stable dans une Europe sûre ». Tel est le slogan choisi en vue des élections européennes et nationales du 9 juin 2024 par l’équipe de campagne du GERB (« Citoyens pour le développement européen de la Bulgarie », droite populiste), le parti qui, à l’exception de deux brèves parenthèses, a présidé aux destinées du pays depuis 2009. Rarement l’écart entre discours politique et expériences vécues aura été aussi saisissant.

Dans une société économiquement duale et géopolitiquement divisée, s’il était possible de définir une aspiration commune, ce serait l’aspiration au changement. Toutes sensibilités confondues, les citoyens bulgares rêvent encore – sans trop y croire – d’un pays sans collusions entre milieux politiques, entrepreneuriaux et judiciaires, et émancipé de l’emprise des oligarques sur l’économie et les médias. Un pays dont le quotidien ne serait pas rythmé par les scandales publics, les crises gouvernementales et les retours aux urnes. Après l’effondrement en mars 2024 de l’accord scellé en juin 2023 entre les réformateurs de centre droit PP-DB et la coalition GERB-SDS, un gouvernement d’intérim a été chargé par le chef de l’État, Roumen Radev (gauche), de préparer l’organisation d’élections législatives anticipées, qui se tiendront donc le même jour que les européennes. Ce seront les sixièmes en trois ans.

Depuis avril 2021, le pays a épuisé sept cabinets, pour la plupart des exécutifs de transition nommés par le président. Comment sortir d’une crise ouverte en juin 2020 par le dévoilement d’affaires supposées de corruption au sommet de l’État ? Répétitif jusqu’à l’absurdité, le vote est-il encore en mesure de produire une volonté collective, une majorité stable et la légitimité politique indispensables à la mise en œuvre des réformes dans les secteurs de la justice, de la lutte contre corruption et de la concurrence dont le report entrave la croissance économique et fissure la confiance publique ?

À ces questions, il n’est pas évident que le 9 juin apporte des réponses rassurantes : un taux de participation anémique, des fraudes électorales et le retour au pouvoir des partis incarnant la capture de l’État figurent parmi les anticipations des observateurs locaux avec, en prime, une consolidation des formations russophiles et de l’extrême droite xénophobe. Alors que les mesures anti-corruption adoptées par le gouvernement réformateur de Kiril Petkov (PP-DB, décembre 2021-août 2022) et la coalition PP-DB/GERB-SDS dirigée par Nikolaï Denkov (juin 2023-avril 2024) subissent un détricotage soigné depuis la nomination d’un cabinet d’experts en avril, la campagne électorale voit se succéder les kompromati (divulgations publiques d’informations compromettantes) qui visent, au premier chef, les réformateurs du PP-DB.

Au-delà des oligarques, le principal bénéficiaire de ce climat délétère pourrait se révéler la Russie de Vladimir Poutine. Le « grand frère » russe est d’ailleurs soupçonné d’avoir apporté son écot à la fragilisation d’un pays qui a tenté de défendre la politique de l’UE en Ukraine.

Loin d’être exceptionnelle, la trajectoire bulgare est intéressante en ce qu’elle donne à voir des mécanismes d’effritement de la démocratie à l’œuvre aujourd’hui dans plusieurs pays européens (érosion de la lisibilité des clivages et de la stabilité des structures partisanes ; collusions entre affaires et politique ; influences étrangères, etc.). Clientélisme et paralysie de la justice y ont pour pendant la promotion de figures populistes, souvent éphémères, la réaffirmation d’une fierté nationale, pour partie xénophobe, et l’émergence de forces politiques scandant inlassablement les thèmes de la décadence de l’Europe et de la quête d’alternatives fortes.

Des affaires aux frontières de la fiction

À n’en pas douter, des scénaristes hollywoodiens en mal d’inspiration devraient se voir proposer un ressourcement créatif en Bulgarie. Les figures aux survêtements et costumes gonflés par les muscles y abondent ; les révélations spectaculaires et les décès impromptus, aussi.

Pour preuve : en juin 2020, au terme d’une décennie où il avait bâti sa popularité sur la promesse d’un démantèlement des réseaux de criminalité organisée et d’une Bulgarie forte, l’ancien garde du corps, patron de sécurité privée et premier ministre Boïko Borissov – ou quelqu’un lui ressemblant fortement – était photographié dans sa chambre à coucher avec un pistolet sur sa table de chevet et, dans un tiroir ouvert, des liasses de billets de 500 euros et des lingots d’or d’une valeur estimée à plusieurs millions d’euros.

Selon Borissov, les images (truquées) auraient été prises par un drone appartenant au chef de l’État, lequel a ultérieurement confirmé la possession du drone, mais pas l’intrusion. Quelques jours plus tôt, sur les réseaux sociaux avait circulé l’enregistrement d’une voix, ressemblant à s’y méprendre à celle du premier ministre, discutant affaires et politique, détournements de fonds européens et carrières politiques brisées dans un parler chatoyant. De ces kompromati allaient résulter, au cours de l’été 2020, les mobilisations sociales les plus amples que la Bulgarie ait connues depuis 1997. Vainement. En avril 2021, le pays amorçait une série d’élections anticipées peu concluantes.

Autre illustration : il était une fois un patron du jeu, Vassil Bojkov, soupçonné d’avoir omis de payer quelque 500 millions de leva (environ la moitié en euros) d’impôts. Exilé à Dubaï en 2020, il déclarait avoir versé en trois ans approximativement 32 millions d’euros à plusieurs hauts responsables politiques, dont le premier ministre, Boïko Borissov et le ministre des Finances, Vladislav Goranov, en échange d’une conduite sereine de ses affaires. Le Parquet fut saisi. En décembre 2023, la procédure était close faute de preuves : les retraits étaient bien confirmés ; leur usage non démontré. En mai 2024, l’ex-patron du jeu annonçait son entrée en politique et sa candidature à la députation.

Mourir. Cela arrive à chacun tôt ou tard, certes ; par hasard ou sur contrat, qui pourrait l’asserter ? Alors qu’en 2023 les discussions sur la réforme de la justice se précisaient, deux individualités soupçonnées d’avoir servi d’intermédiaires pour « fluidifier » le fonctionnement de l’appareil judiciaire (lire : obtenir la clôture d’investigations préliminaires et/ou la sanction sélective d’actes délictueux) trouvaient la mort, respectivement en août 2023 et en février 2024. La Bulgarie venait d’adopter en décembre 2023 une réforme constitutionnelle ouvrant la voie à une large restructuration du pouvoir judiciaire. Le vote d’une loi devait suivre au printemps. La chute du gouvernement en a décidé autrement.

Comment relier ces faits épars ? En examinant la (dé)-structuration du champ politique, d’abord ; les relations complexes à la Russie, ensuite.

Un échiquier politique fragmenté

Trois récits peuvent être offerts de la vie partisane en Bulgarie.

Premier récit : celui d’une continuité articulée depuis 2009 autour du GERB, une formation de droite, officiellement pro-occidentale mais prompte à satisfaire les intérêts économiques de la Russie (dans l’énergie, entre autres). Le parti de Boïko Borissov aurait réussi à tisser un maillage de réseaux élus/hommes d’affaires depuis l’échelon central jusqu’au niveau municipal et à sceller des alliances post-électorales (formelles ou informelles) d’une grande sensibilité à la conjoncture. Le Mouvement des droits et libertés (DPS), créé après 1989 pour représenter les minorités turques et musulmanes, réputé lié à de puissants intérêts économiques et aux anciens services de renseignement communistes, fait actuellement partie de ses proches.

Deuxième récit : celui d’un système partisan où le clivage structurant entre anti- et ex-communistes des années 1990 se serait érodé avec la préparation de l’accession à l’UE (2007). Depuis la disparition de cette armature, les acteurs politiques survivraient au prix de loyautés changeantes, de coalitions idéologiquement élastiques (entre l’ex-roi Siméon de Saxe-Cobourg-Gotha, les socialistes post-communistes et le DPS de 2005 à 2009, par exemple) et/ou d’un ralliement à des populistes (le showman Slavi Trifonov, en 2021-2022 ; le nationaliste radical pro-russe Kostadin Kostadinov, depuis 2021).

Troisième récit : structurellement, les forces politiques réformatrices pro-occidentales bulgares dont la dernière émanation, Poursuivons le changement (PP), a été fondée en septembre 2021 par les ex-ministres diplômés de Harvard Kiril Petkov et Assen Vassilev, ne disposeraient pas d’une assise électorale suffisante pour faire face à la concurrence d’un Parti socialiste affaibli (à gauche), d’organisations pro-russes nationalistes radicales (à droite) et de formations dépendant d’oligarques (par ailleurs).

De fait, chacune de ces esquisses saisit un segment des logiques à l’œuvre en Bulgarie. Reste à comprendre pourquoi les électeurs ne parviennent pas à confier à une formation unique l’application des réformes auxquelles ils aspirent. Excluons d’emblée une hypothèse exotisante : aliénés par les réseaux sociaux, dépourvus de réflexivité et désabusés, les citoyens voteraient aveuglément pour les hommes forts du jour, des populistes dont les promesses n’engagent – la formule est connue – que ceux qui les croient. Si la concentration des médias entre les mains de quelques magnats a incontestablement contribué à la dégradation du débat démocratique, cette grille de lecture est pour le moins lacunaire. Sans doute convient-il plutôt de rechercher des explications du côté de l’emprise clientélaire exercée sur les territoires, des émergences partisanes venant régulièrement redistribuer les cartes politiques et des divisions géopolitiques intra-bulgares.

Depuis douze ans, le GERB contrôle les grands centres régionaux et la majorité des communes. Aux élections locales d’octobre-novembre 2023, bien que quelques villes préfectorales aient quitté son giron, le parti de Borissov est resté dominant. Dans une configuration où l’accès aux marchés publics, subventions étatiques, fonds européens, emplois publics et services sociaux est susceptible de dépendre de la loyauté démontrée envers les détenteurs du pouvoir, les choix électoraux relèvent moins d’un vote d’adhésion ou d’un déficit d’information que de stratégies de survie. S’abstenir demeure la seule audace possible. Une logique similaire s’applique aux régions du sud et du nord-est à forte présence minoritaire, que le DPS gouverne sans discontinuer depuis 1989. En février 2024, Deljan Peevski, un homme politique listé parmi les Bulgares interdits d’entrée sur le territoire américain au titre du Magnitsky Act, a assumé la co-présidence du parti.

Deuxièmement, source d’incohérence dans les politiques publiques bulgares, la cascade des gouvernements résulte de et contribue à l’émergence continuelle de nouvelles formations contestataires dont les leaders valorisent un profil de chevaliers de la lutte anti-corruption. Même lorsque ces derniers ne captent qu’une frange des voix (4-5 % de l’électorat) pour une durée relativement brève (un à deux mandats), ils contribuent à l’effritement du jeu politique et entravent la formation de coalitions post-électorales au profil technocratique.

Enfin, et ce point a acquis ces dernières années une importance clé, la Bulgarie est profondément divisée entre une minorité éduquée, urbaine et jeune défendant une ligne pro-occidentale et une majorité attachée à une vision pro-russe du conflit en Ukraine et des intérêts de la Bulgarie. Le profil des électeurs pro-russes va de nostalgiques du passé communiste aux sympathisants du parti ultra-nationaliste Renaissance, en passant par des citoyens que l’affirmation médiatique selon laquelle le maintien d’une allégeance à la Russie serait susceptible de garantir des approvisionnements énergétiques à bas coût ne laisse pas indifférents. Les membres de cet ensemble composite ont un point commun : ils ne voteront pas pour des réformateurs jugés pro-américains. La lutte contre la capture de l’État se retrouve ainsi l’otage de la décrédibilisation dans l’opinion publique d’une lecture pro-occidentale des défis actuels. Pour partie, cette dernière est l’œuvre d’une politique d’influence russe redoutablement efficace.

Stratégie d’influence russe : la guerre en Ukraine comme accélérateur de l’effritement bulgare

Les premiers échos persistants selon lesquels la Russie aurait déployé une politique d’influence embrassant soft power culturel, soutien à certains journalistes, intellectuels et universitaires (rémunérés ?), lobbying économique faiblement transparent et financement discret de formations politiques remontent aux années 2013-2014. Non que la Russie ait jamais été absente de secteurs stratégiques comme l’énergie, elle qui fournissait à la Bulgarie l’essentiel de ses livraisons en gaz et en pétrole jusqu’à l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022.

Ceux qui ont une mémoire plus longue se souviennent que l’assassinat de l’ex-premier ministre socialiste Andreï Loukanov, en octobre 1996, fut soupçonné de ne pas être sans rapport avec le rôle d’intermédiaire dans le secteur du gaz que ce dernier avait assumé. L’élimination en 2003 de l’un des grands patrons des réseaux de criminalité organisée bulgares, Ilia Pavlov aurait été, de même, facilité par ses ambitions dans le brûlant secteur de l’énergie.

La politique d’influence russe a toutefois revêtu une ampleur inédite depuis l’invasion de l’Ukraine. Alors que l’UE adoptait plusieurs trains de sanctions contre Moscou, la guerre a accentué les lignes de fractures intra-bulgares, le chef de l’État socialiste et l’extrême droite adoptant un discours sur la paix aux accents très russophiles. Le conflit a en outre vu le nombre des sites Internet pro-russes (avec trolls et fake news) connaître une croissance exponentielle. Si la Bulgarie, tout en marquant publiquement sa réticence à exporter des armes à destination de l’Ukraine après la chute du gouvernement Petkov en juin 2022, a organisé de précieuses livraisons (directes ou médiatisées), l’adoption des sanctions européennes a par surcroît induit des effets classiques : elle a créé des réseaux d’acteurs experts dans leur contournement, confortant les transactions économiques illicites.

Qui plus est, dans le domaine de l’énergie, le gouvernement Petkov a connu une vie trop brève pour que l’achèvement d’une interconnexion gazière avec la Grèce (en octobre 2022), la signature d’un contrat gazier avec l’Azerbaïdjan (prévue quelques jours après la chute du cabinet) et le projet d’achat de GNL auprès des États-Unis permettent à la Bulgarie de s’émanciper vis-à-vis de la Russie. Le 3 janvier 2023, l’entreprise publique Bulgarzgaz et son homologue turque, Botaş, concluaient un accord d’une durée de treize ans portant sur des livraisons acheminées par le gazoduc Turkstream. L’accord était présenté par le (nouveau) cabinet bulgare comme une avancée sur la voie de la diversification des approvisionnements du pays. Aux termes de l’accord, la partie bulgare ne maîtrisait toutefois pas la provenance du gaz (russe, de fait). Elle s’engageait par ailleurs à verser 2 milliards de dollars en 13 ans, indépendamment des livraisons effectuées. Après la révélation par un site d’investigation de ces données, le Parlement bulgare a dû exiger une renégociation du contrat, le 19 avril 2024.

Que les élections du 9 juin permettent d’échapper à cette quadrature du cercle est peu probable : face à des oligarques réputés contrôler une partie de la classe politique et des « protecteurs extérieurs » qui profitent du manque de transparence des institutions bulgares pour promouvoir leurs intérêts, il y a fort à parier que les électeurs bouderont les urnes, quitte à laisser revenir au pouvoir des figures d’ombre et de lumière connues. Se pourrait-il que les décideurs européens aient oublié que le territoire de la Bulgarie, État membre de l’UE, borde la très stratégique mer Noire ?The Conversation

(crédits : CC0 Domaine public)