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10.04.2015
Démocratie & Internet : liaisons dangereuses ?
Internet est-il un outil efficace pour faire entendre sa voix et influencer les décisions publiques ? C'est le thème de la conférence (eng.) qui se tiendra lundi 13 avril à Sciences Po, en présence notamment de Ben Rattray, le fondateur de la plateforme de pétition en ligne Change.org, et Thierry Vedel, chercheur au CEVIPOF (Sciences Po). Ce dernier revient en trois questions sur les rapports complexes entre démocratie et internet.
Internet a-t-il bousculé les règles du jeu démocratique ? A-t-il contribué à court-circuiter les schémas traditionnels de la politique ?
Thierry Vedel : Depuis une vingtaine d’années, l’internet a substantiellement modifié le fonctionnement des systèmes politiques : il a considérablement accru et diversifié les sources d’information des citoyens, il offre des espaces inédits (forums, blogs, réseaux sociaux) pour l’échange des opinions individuelles et, dans certains cas, il a facilité des mouvements sociaux (notamment en réduisant les coûts de mobilisation). L’internet offre de nouveaux outils pour la démocratie, mais reste à savoir si ces outils sont bien utilisés ou suffisants. Tout en facilitant le débat public, l’internet permet aussi la diffusion de rumeurs, de thèses négationnistes ou complotistes, et en fin de compte d’idées ou de pratiques contraires aux valeurs mêmes de la démocratie. Par ailleurs, la démocratie ne réduit pas à la discussion, mais implique aussi des choix. Or, si l’internet est un fabuleux instrument d’expression, on voit moins bien comment il peut contribuer à la construction de choix collectifs et au renouvellement des procédures de décision politique.
En quoi l’internet permet-il de renforcer la participation citoyenne ? Pourrait-il être un remède à l’abstention électorale et au vote contestataire ?
T.V. : L’une des questions les plus débattues entre chercheurs est de savoir si l’internet a élargi l’espace public en intéressant à la chose politique de nouveaux publics (et tout particulièrement les jeunes). Les travaux sur le sujet ne sont pas univoques mais tendent de plus en plus à suggérer que ce sont les citoyens les plus politisés qui sont les plus actifs en ligne : l’internet renforcerait les capacités d’action de ceux qui ont déjà du pouvoir, et servirait surtout à prêcher les convaincus pour reprendre la formule de la politologue américaine Pippa Norris*. Une autre question est celle de la signification de l’engagement en ligne qui n’a pas forcément le même degré d’implication que la participation politique traditionnelle. Certains ont ainsi critiqué l’avènement d’un clicktivism, c’est-à-dire d’un engagement purement virtuel qui se résume à signer des pétitions à ligne ou à rejoindre des groupes sur Facebook, sans exiger un véritable effort ou investissement personnel.
Ce lundi 13 avril à Sciences Po, vous recevez Ben Rattray, fondateur de Change.org, l’une des principales plateformes de pétitions en ligne avec Avaaz ou wesignit. Quels sont les atouts et les limites de telles plateformes pour la vie démocratique?
T.V. : Pour qu’une pétition, en ligne ou sur papier, puisse avoir une portée, il faut d’abord qu’elle soit visible. L’une des principales fonctions de sites comme change.org est d’être un point de rencontre dans la galaxie informationnelle qu’est l’internet, ce qu’en sociologie interactionniste on appelle un point focal. Incidemment, en classant les pétitions, les sites de pétitions en ligne permettent aussi de percevoir la façon dont les préoccupations des citoyens se hiérarchisent. Cependant, ces sites soulèvent divers problèmes : outre la dérive du clicktivism signalée précédemment, ces sites peuvent contribuer à une fragmentation de l’opinion publique entre des centaines de sujets parfois anecdotiques. Ils peuvent aussi servir de réceptacle aux pulsions émotionnelles comme on l’a vu à la suite de meurtres. A mes yeux, le principal problème est celui de l’utilisation à des fins commerciales des données personnelles recueillies sur ces sites : on peut profiler les individus à partir des pétitions qu’ils signent et ces profils peuvent ensuite être vendus à des opérateurs marchands ou …même à des ONG qui cherchent à recruter de nouveaux membres.
* Pippa Norris enseigne la politique comparée à l’Université d'Harvard et a dirigé le groupe de la Gouvernance démocratique au Programme des Nations Unies pour le développement.
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Thierry Vedel, chercheur CNRS au CEVIPOF s'intéresse aux rapports entre politique et médias, anciens ou nouveaux, et en particulier aux transformations de la communication politique dans les sociétés modernes.