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28.11.2024

Droits reproductifs : "Le droit peut être un instrument de changement"

Le 6 décembre 2024, le Programme d'études sur le genre et l'École de droit de Sciences Po organisent un Symposium sur les droits sexuels et reproductifs. Afin de mieux comprendre les objectifs de cet événement scientifique, ses deux organisatrices, Helena Alviar García, professeure à l'École de droit de Sciences Po, et Marie Mercat-Bruns, professeure des universités au Cnam et affiliée à l'École de droit de Sciences Po, ont répondu à quelques questions.

Pourquoi s'intéresser aux droits reproductifs ?

Marie Mercat-Bruns : Les droits reproductifs sont essentiels pour comprendre les dynamiques contemporaines en lien avec l'égalité de genre, la vie privée et la liberté de disposer de son propre corps. Mais au-delà du choix individuel des femmes de procréer ou non, se pose la question des inégalités structurelles dans l'accès à la contraception, aux soins de santé, à l'équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, ainsi qu'à l'égalité des chances à l'échelle mondiale. Au-delà de la question intime de l'autodétermination et des risques physiques liés à la criminalisation de l'avortement, se pose celle de l'accès à la justice, du pouvoir judiciaire et des limites du processus démocratique pour garantir la protection droits des femmes ou des personnes trans, acquis dans certains pays il y a plus de quarante ans.

Le programme d'études sur le genre a organisé un premier Symposium en 2023. Pourquoi avez-vous choisi de poursuivre ce projet en ADOPTANT UNE PERSPECTIVE JURIDIQUE ?

Marie Mercat-Bruns : Le droit peut être un instrument de changement transformateur, refléter des atteintes aux droits fondamentaux ou constituer un discours qui, parfois, masque des réalités immuables pour des groupes marginalisés dans différents pays. Ces tensions inhérentes au droit se manifestent dans le développement et la mobilisation autour des droits reproductifs, ainsi que dans les disparités observées dans leur application à travers le monde.

Si l’on examine le renversement de l’arrêt Roe v. Wade [aux États-Unis d'Amérique], le durcissement de réglementations sur l’accès à l’avortement dans certains pays, ou encore la reconnaissance en France d’une liberté d’interrompre une grossesse sous certaines conditions, il est frappant de constater l’impact général de l’évolution des normes juridiques sur la préservation ou la limitation des droits fondamentaux. Il est encore plus préoccupant de voir comment les principes constitutionnels, la jurisprudence et des réglementations plus subtiles peuvent affecter de manière disproportionnée certains groupes marginalisés. Il faut d'ailleurs noter que ces évolutions juridiques créent des risques pour les femmes qui existaient déjà pour des groupes vulnérables confrontés à la stigmatisation et aux difficultés économiques. L’absence de mise en œuvre effective des droits sociaux et les discriminations intersectionnelles appellent à une analyse approfondie de la manière dont les droits sont interprétés et appliqués dans différents contextes.

La reconnaissance de principes fondamentaux au niveau européen ou de normes constitutionnelles visant à préserver la liberté d'interrompre une grossesse ne se traduit pas nécessairement par une prévention concrète du déni de droits. Il est plutôt rare qu'une réponse pratique et juridique, à plusieurs niveaux, soit apportée aux besoins d'information sur l'accès aux droits reproductifs et aux modes d'autonomisation des ONG en matière de justice reproductive. Comme l’a observé la professeure américaine Reva Siegel en 2007 : "dans la pratique, (1) les restrictions légales sur l'avortement ont reflété et consolidé des normes traditionnelles différenciées selon le genre en matière d'expression sexuelle et de parentalité ; (2) elles ont imposé des restrictions à la vie des femmes pauvres et vulnérables sans appliquer de contraintes similaires aux femmes privilégiées ; (3) elles ont puni les femmes pour leur activité sexuelle sans tenir les hommes également responsables ; et (4) elles ont utilisé la loi pour contraindre, mais pas pour soutenir, les femmes dans la procréation." (R. Siegel, Sex Equality Arguments for Reproductive Rights: their critical basis and evolving constitutional expression, Emory L. J n°56 2007, p. 821).

Le paysage mondial des droits à l'avortement est en MOUVEMENT constant évolution. Quelles sont les dernières ÉVOLUTIONS ?

Helena Alviar García : Si l'on considère les législations à travers le monde, l'avortement est aujourd'hui autorisé à la demande dans 77 pays. Cependant, ces lois doivent être analysées avec précaution. Avoir une loi qui permet l'avortement ne signifie pas que toutes les garanties institutionnelles sont en place ni qu'il ne soit pas constamment contesté par des groupes de citoyennes et citoyens devant les tribunaux et les législatures. En réalité, l'avortement est autorisé pour des motifs différents selon les pays. Certains pays incluent des arguments socio-économiques, tandis que d'autres limitent l'avortement à des questions de santé ou pour protéger la vie de la mère. Il existe encore de nombreux pays où l'avortement est strictement interdit.

Marie Mercat-Bruns : Les États-Unis, la France et l'Europe ont adopté des positions différentes sur la question de l'avortement. Dans l'affaire Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization (en date du 24 juin 2022), la Cour suprême des États-Unis a renversé les arrêts Roe v. Wade et Planned Parenthood of Southeastern Pennsylvania v. Casey, qui reconnaissaient le droit fondamental à l'avortement avant la viabilité du fœtus, en se fondant sur le droit à la vie privée des femmes. L'arrêt Dobbs a estimé que la Constitution ne conférait pas un droit à l'avortement et que l'autorité de réguler l'avortement était "retournée au peuple et à leurs représentants élus" (c'est-à-dire en laissant la question de l'avortement aux États). Suite à cette décision, des ballot measures (référendums pendant les élections) en faveur des droits à l'avortement ont été adoptées dans sept États en 2024. En revanche, dans le Nebraska et le South Dakota, ces amendements ont été rejetés par une majorité des votes ; et en Floride, la majorité des votes (57%) s'est avérée insuffisante, car la Constitution de l'État exige une majorité de plus de 60% pour être amendée. En réaction à cette restriction drastique des droits reproductifs via la jurisprudence constitutionnelle américaine, la France a introduit, le 8 mars 2024, un amendement à l'article 34 de sa Constitution, reconnaissant explicitement que "la loi détermine les conditions dans lesquelles s'exerce la liberté garantie à la femme d'avoir recours à une interruption volontaire de grossesse". Il s'agit de la première initiative de ce type au monde, et toute violation sera soumise à un examen judiciaire. Avec le soutien de la France, le Parlement européen a adopté, le 11 avril 2024, une résolution visant à inclure le droit à l'avortement dans la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Toutefois, pour que ce droit à un "avortement sûr et légal" figure dans cette charte juridiquement contraignante, un accord unanime des 27 États membres serait nécessaire.

Les intervenantEs du symposium VIENNENT d'universités autrichienne, argentine, colombienne, françaises, italiennes et polonaise. Pourriez-vous nous en dire plus sur la perspective comparative en droit ?

Helena Alviar García : La perspective comparative sert plusieurs objectifs. Tout d'abord, elle permet aux militantes et militants de différentes régions du monde d'examiner comment les mouvements politiques se mobilisent pour contester la liberté des femmes à disposer de leur corps. Ensuite, la comparaison met en lumière les situations où certains arguments juridiques ont été utilisés pour protéger le droit des femmes à préserver leurs droits sexuels et reproductifs. Enfin, cela fournit des bases pour la création d'alliances transnationales et un partage académique des connaissances.

Quels SONT LES OBJECTIFS DE ce symposium ?

Helena Alviar García : En cette période difficile où les partis d'extrême droite gagnent du terrain en imposant des limites à la liberté des femmes de disposer de leur corps, il est très important d'analyser et d'étudier quels sont les défis locaux et transnationaux et ce qui peut être renforcé. Cette conférence comparative facilitera donc les échanges intellectuels sur le sujet !

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Légende de l'image de couverture : Law Professors Helena Alviar García and Marie Mercat-Bruns (crédits : Sciences Po)

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