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30.07.2015

“Enseigner, c’est transmettre le désir d’apprendre”. Portrait de Françoise Mélonio

Doyenne du Collège universitaire, le 1er cycle de Sciences Po, de 2009 à 2012, puis Directrice des Études et de la Scolarité jusqu’en cette fin d’année universitaire 2015, Françoise Mélonio quitte Sciences Po après six années intenses où elle a accompagné et défendu un “raz-de-marée de réformes”. Entretien (vidéo). 

La liberté, l’égalité et la culture ont guidé son action à Sciences Po : elle s’y consacrera désormais entièrement à travers ses projets d’édition et d’écriture autour de Tocqueville et de Benjamin Constant. 

Normalienne, spécialiste de l’histoire des idées politiques au 19ème siècle, Françoise Mélonio a accompagné les transformations majeures de Sciences Po et notamment de son premier cycle : internationalisation, extension des campus en région, ouverture aux arts, etc.

Cette professeur de littérature au verbe subtil et aux discours émaillés de grands classiques a su aussi descendre dans l’arène pour livrer certaines Batailles d’Hernani, comme celle qui a fait rage lors de la réforme de l’examen d’entrée en 2012. “Nous préférons une culture de première main faite de lectures approfondies à une culture de morceaux choisis élaborée à partir de fiches.", rappelait-elle dans un article du Monde d’avril 2012.

C’est Cornelia Woll qui succèdera à Françoise Mélonio à partir de la rentrée de septembre 2015.

Le discours d’au-revoir de Françoise Mélonio lors de la cérémonie de remise des diplômes du 2 juillet 2015 :

 "Chers élèves, chers parents, nous vous accueillons aujourd’hui dans cette salle, tous différents, venus du Collège universitaire ou d’ailleurs,si différents que  même dans l’obscurité, vous ne me semblez en rien ressembler à des “petits pois”, comme disait jadis un président de la République des magistrats, car vous avez chacun votre originalité. Et pourtant, vous avez beaucoup en commun.

On a regroupé ici le secteur public et le secteur privé, l’administration, la finance, le management, peut-être parce que l’objectif commun de vos masters est de former des leaders, et que les frontières entre public et privé deviennent poreuses. Je dois vous avouer que je n’aime pas du tout le mot « leader », quoique j'aie dû l’employer dans de nombreux discours. Je préfère le mot ministre. Non pas que vous ayez tous vocation à devenir ministre, comme certains le pensent lorsqu' ils rentrent à Sciences Po - cela peut arriver - c’est quand même rare. Mais ministre veut dire « serviteur », serviteur d’un dieu, d’un État, du public, dans cette très belle expression souvent oubliée de service public. Et de fait, il n’y a pas de leader solitaire, et il n’y a pas de réussite d’une organisation par le mérite d’une seule personne.

Le culte du leader, narcissisme des selfies (et Dieu sait que vous les aimez), tout cela relève d’une démocratie  pervertie. Tout comme est  illusoire l’impression qu’un diplôme, si prestigieux soit-il, vaut supériorité à vie, et droit de dominer impunément. Je voudrais vous citer la définition du leader par John Quincy Adams, sixième président des États-Unis. “If your actions inspire others to dream more, learn more, do more and become more, you are a leader.” C’est une très belle formule.

Permettre aux autres de rêver, d’apprendre, de grandir, cela demande du courage et cela  demande de l’optimisme. Le pessimisme aggrave l’impuissance. A Sciences Po, vous avez pu expérimenter sans prendre trop de risques. C’est la vertu des écoles, on peut faire des gammes et des assouplissements intellectuels avant de prendre des risques. On peut jouer à être ministre, représentant à l’ONU, disserter du climat sans provoquer de catastrophes.

Après, évidemment, c’est différent. Le choc du réel dans vos métiers pourra vous donner le sentiment de vous affronter au travail de Sisyphe et de lutter contre l’inertie. Je veux reprendre une anecdote que j’emprunte à Mathieu Ricard : c’est l’histoire d’un homme qui marche sur une plage, couverte de milliers d’étoiles de mer qui meurent au soleil. À chaque pas, il ramasse une étoile et la rejette à la mer. Un camarade lui fait remarquer : te rends-tu compte qu’il y a des milliers d’étoiles de mer sur la plage?  Si louables que soient tes efforts, ils ne font aucune différence, elles mourront. Et l’homme répond , en rejetant une étoile de plus à la mer: si, pour celle-ci, cela fait une différence.

A vous tous, je  souhaite des milliers d’étoiles  à rejeter à la mer. Vous avez pour cela le talent nécessaire; vous avez tous reçu une formation à la fois théorique et pratique, parce que à Sciences Po, nous croyons aux vertus pratiques de la théorie et aux vertus théoriques de la pratique. Nous croyons pouvoir être à la fois une école professionnelle et une université, et vous avez donc eu pour professeurs des administrateurs, des élus, des hommes d’entreprises, des juristes, des historiens, des philosophes, des sociologues, des économistes. Cette alliance d’une école et d’une université va si loin que nous ne savons pas encore s’il faut vous appeler élèves ou étudiants. Et je suggère à notre direction d’organiser un week-end organisationnel pour trancher cette délicate question dont la portée symbolique n’est pas négligeable.

Vous avez dépassé nos espérances parce que vous avez été tous des élèves brillants, sachant manier Facebook, Twitter, les PowerPoint, et bien d’autres inventions diaboliques pour les gens de mon âge. Vous savez manier les calculs les plus complexes, à l’exception de l’addition jusqu’à trois pour calculer vos absences. Vous savez maîtriser les temps longs, les conjonctures, le global et le local, l’art du discours oral et écrit, agrémenté de quelques fautes d’orthographe parfois.

Vos parents sont fiers de vous, ils ont raison, et nous leur sommes reconnaissants de nous avoir confié ce qu’ils ont de plus précieux. Nous espérons qu’ils vous trouvent meilleurs et changés. Vous avez été élèves deux ans, trois ans, cinq ans, parfois plus, vous allez maintenant être alumni toute votre vie.

Ce n’est pas une façon pour moi d’amener une incitation à devenir de généreux donateurs pour Sciences Po (même si ce n’est pas inutile), mais c’est une occasion de vous dire que vous allez nous manquer, et que peut-être aussi, nous, nous allons vous manquer. Vous penserez peut-être avec émotion aux découvertes imprévues, y compris dans des cours que vous n’aviez pas choisis.

Vous garderez le souvenir de la douceur des conversations interminables sur la Péniche, sur la pelouse ou au café. Il y a un siècle, on disait que l’existence d’un étudiant intelligent, était faite de conversations interminables. Vous vous rappellerez de la semaine des associations, les compétitions sportives, dont l’aspect le plus sportif est parfois les pompom girls, et vous vous souviendrez du choc des sujets d’examen inattendus. Il faut que vous quittiez ces lieux charmants, et il faut se dire adieu. Je le dirai à la façon de Racine : ...pour jamais, Adieu.

Pour jamais ? Ah, élèves, songez-vous en vous-mêmes combien ce mot cruel est affreux quand on aime ? Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous, sciencepistes, que tant de mers nous séparent de vous ? Que le jour recommence et que le jour finisse, sans que jamais Sciences Po puisse voir ses sciences pistes, sans que de tout le jour vous puissiez voir Sciences Po ?

Adieu !”

Légende de l'image de couverture : Sciences Po